Avec son docu Le Vénérable W., le grand Schroeder, déjà thuriféraire d’Idin Amin Dada et de maître Vergès, a trouvé une nouvelle cible de choix : Ashin Wirathu. Un leader bouddhiste moyennement zen …
J’ai été étonné en lisant le dossier de presse sur Le Vénérable W. Vous dites que vous considérez ce film comme le troisième volet d’une « trilogie du mal ». Vous qui ne donnez quasiment jamais de « clés » pour comprendre votre œuvre, là vous nous les offrez sur un plateau…
C’est vrai, ah ah ! En fait, j’ai voulu poursuivre ce que j’avais trouvé quand je tournais Amin Dada. C’était une expérience extraordinaire pour moi, Amin Dada, je croyais marcher à deux centimètres au-dessus de la terre au moment du tournage. Je voulais continuer cette exploration. Parce que ce type [Idi Amin Dada], il est irrésistible. Il est très drôle, il a l’air gentil, et en même temps je sais qu’il est responsable de près de 300 000 morts. Comment le mal peut-il avoir un visage comme celui-là ?
Vous aviez envie de retrouver cette sensation de documentariste devant un monstre joyeux comme Amin Dada ?
Oui, je me suis dit qu’il fallait que je réutilise cette approche, que je refasse un documentaire sur un personnage. La seule fois où j’ai fait un truc qui n’était pas sur une seule personne, c’était avec les Khmers rouges. Évidemment, j’aurais sans doute eu Pol Pot, à l’époque. Mais je voulais vraiment faire un film sur un groupe de personnes. Avoir tous les Khmers rouges encore sur pied, vivants et combattants… On avait un groupe de gens qui étaient tous à Paris, et je voulais les faire parler de leurs études, de leurs ambitions, de leurs rêves… Pas de ce qui s’était passé quand ils étaient au pouvoir.
Et l’extension de ce film-là, jamais tourné, a été votre documentaire sur Jacques Vergès, L’Avocat de la terreur (2007) ?
Voilà. L’idée, c’était de voir les débuts du terrorisme aveugle avec les bombes qui étaient posées par ces jeunes filles à Alger, pour une cause très noble, et qui a obtenu l’indépendance du pays. Puis après, comment tout ça a évolué…
Quand vous filmez Amin Dada et Vergès, quelque part vous les piégez avec beaucoup d’intelligence et de malice. Wirathu, vous choisissez de ne pas le piéger car lui n’a rien à cacher, au fond.
Il est quand même piégé là. J’ai appliqué la même méthode qu’avec Amin Dada et Vergès, mais lui, Wirathu, il calcule toujours ses réponses.
Disons qu’avec les deux premiers, il se passe quelque chose de très ludique. Pas avec Wirathu.
Non. J’aime beaucoup que ce soit drôle mais là je n’ai pas pu rigoler. Je suis obligé de respecter mon personnage. Pas de le vénérer, mais de le respecter, et de suivre un peu le mystère qu’il représente. D’essayer de le décrypter, non pas avec des explications bidons comme « Il a vu un viol quand il avait 12 ans » – ça c’est la petite piste américaine psychologique pour accrocher le spectateur. Mais on ne sait pas d’où ça vient. Les haines profondes restent cachées.
Vous parlez de mystère à son égard, mais il est bien moins mystérieux et charismatique que Vergès ou Amin Dada…
Oui, mais en même temps il est très fort. Il est plus intelligent qu’il en a l’air. Il sait bien manipuler les choses, il est difficile à coincer.
Il se méfiait de vous ?
Évidemment ! Toutes les interviews qu’il a faites se sont toujours très mal terminées.
Malgré cela, il acceptait toujours de vous revoir.
Ce qui est amusant, c’est que lui avait toujours des hommes avec des caméras qui nous filmaient nous. Tout ce qu’on faisait était filmé. J’ai essayé de me procurer ce truc-là pour l’inclure dans le film, mais pas moyen.
L’erreur fondamentale d’Amin Dada et de Vergès a été de ne pas s’être assez méfiés de vous.
D’avoir suivi leur vanité, oui. Wirathu aussi : il ne m’a pas donné qu’une seule interview, on a beaucoup collaboré.
C’est comme ça qu’on les chope, les grands méchants ? Grâce à leur vanité ?
Bien sûr. La flatterie, ça marche à tous les coups.
Vous avez filmé la gueule de bois de plusieurs idéologies utopistes : l’aventure hippie dans More (1969), la spiritualité qui en faisait partie dans La Vallée (1972), les scientifiques new-age avec Koko, le gorille qui parle (1978) …
(Il coupe.) Je ne vois pas du tout Koko comme ça. Je le vois comme un film qui pose vraiment le problème du droit des animaux : cet animal a-t-il des droits ? Ce sera la grande question de société de ces dix prochaines années…
Vraiment ?
Oui ! La société va devoir s’intéresser à la souffrance animale, et donc aux droits des animaux. Je pense que Koko se situe là, il n’y a rien de hippie là-dedans. Le langage des signes (utilisé par Koko le gorille dans le documentaire, ndlr) ouvre la porte à d’autres moyens de communication. C’est comme dans le film de Spielberg, E.T. Que ce soit un animal ou un extra-terrestre, c’est exactement pareil. C’est bouleversant de voir un être qui n’est pas humain communiquer.
Vous redoutez la réaction de Wirathu au film ? Vergès détestait L’Avocat de la terreur.
Oui, évidement, c’est toujours embêtant. Mais disons que Vergès a été piégé. Quand il a vu le film – je ne voulais pas être là pour voir sa réaction –, il a dit : « On se demande comment tant d’intelligence a été dépensée pour un tel film », une phrase énigmatique. Et après un grand silence, il a ajouté : « Vous aurez de mes nouvelles dans les quinze jours. » À mon avis, il est rentré chez lui, a regardé le contrat, et a vu qu’il n’y avait rien à faire. Alors il a adopté une tactique différente, il a dit : « Ce film est un chef-d’œuvre à cause de moi. » (Rires.) Et je crois que Wirathu va prendre la même direction.
Vergès était même venu au festival de Cannes.
Il s’est payé le voyage, une suite, un attaché de presse. Et moi, quand je faisais des interviews, les gens me disaient : « Je vais voir Vergès au Carlton, vous ne voulez pas faire une interview avec lui ? » – « Euh non, merci ! »
On imagine mal Wirathu faire la même chose.
En fait, il n’a pas compris toutes les subtilités du film. Ce n’est pas un film facile, ça demande de la concentration, de lire tous les sous-titres, d’écouter des informations qui viennent de tous les côtés… Il ne faut pas en rater une. Le Vénérable W. et L’Avocat de la terreur, ce sont des films qui demandent plus d’attention qu’un film narratif normal dans la mesure où c’est un puzzle : il faut avoir tous les éléments pour avancer dans l’histoire…
ENTRETIEN FRANÇOIS GRELET, photo ROMAIN COLE