Elle revient au grand écran pour jouer les « gangsta mama » dans le nouveau Romain Gavras, Le monde est à toi, actuellement en salles. L’occasion d’interroger la dernière véritable star du cinéma français sur ses projets, ses amours, ses emmerdes…
10 heures du matin, un immeuble cossu du XVIème arrondissement. La piscine qui se trouve sur le toit est à la bonne température, le grand shooting pour notre numéro d’été débutera dans quelques instants, tout le monde est en place pour accueillir notre coverstar. L’attachée de presse du film, postée devant l’entrée, la guette. La concierge attend, la porte ouverte. L’équipe Technikart, aussi. Dès son arrivée, elle se montre prévenante avec toute l’assemblée et, tout au long de la matinée, se révèlera parfaitement pro : ouverte aux suggestions mais ferme quant à ses refus (quand Isabelle Adjani dit « non », on n’insiste pas). Idem pour l’interview : les réponses seront longues, digressives, parfois intenses. Et quand elle ne souhaite pas évoquer un sujet, ce sera « non ». Un non empli de charme – et définitif.
Nous sommes surtout ravis de retrouver la comédienne, dans un rôle à sa démesure. Grâce à Romain Gavras (et ses co-scénaristes Noé Debré et Karim Boukercha), on la découvre en criminelle aguerrie faisant tout son possible pour que son fils (un trafiquant récalcitrant joué par Karim Leklou) ne se mette pas sur le droit chemin. Elle y est flippante, folle, malfaisante… Welcome back, boss !
Depuis quelques années, les films dits de prestige semblent peu vous intéresser. On vous voit surtout chez des cinéastes outsiders. C’est un choix ?
Isabelle Adjani : Les films de prestige ?! Ah ah ! J’avoue ne pas savoir vraiment ce que ça signifie.. Il y a des réalisateurs prestigieux mais vous savez, le « prestige »… Le mot même vient d’imposture : « praestigium » en latin… Tout film peut être considéré comme un tour de prestidigitation, une machine à illusions qui marche – ou qui ne marche pas.
Vous faites référence aux grosses machines ?
Les grosses machines, elles, sont une fabrique à faire peur, parce qu’elles peuvent autant broyer que propulser. Et quand elles sont trop huilées, la part d’investissement créatif d’une actrice, dans sa mise en oeuvre, est souvent réduite au minimum. Chez les cinéastes que vous appelez des outsiders – je les appellerais d’ailleurs plutôt des insiders, tant la plupart d’entre eux sont pétris de culture et de références cinématographiques – il y a moins le système de mise en boîte. Vous êtes existante, ils disent « on tourne », et non « ça tourne »…
C’est important ?
C’est une attention au rôle de l’actrice qui me plaît. À ce stade de mon expérience professionnelle, j’aspire à trouver mon drôle de rôle dans la vie du projet, et pas seulement à l’écran.
On dit parfois que la filmographie d’un acteur s’évalue à l’aune des films qu’il a refusés. Vous validez ?
Si tel est le cas, si le refus d’un film « révèle » une filmographie , alors c’est génial, ça rend ma carrière absolument remarquable ! Trop de regrets, de désirs, (ceux de cinéastes ou autres, et les miens) et de promesses (celles de ces mêmes autres et celles à moi-même non-tenues), c’est soudain un vertige certain… Eh oui, la vie m’a enlevée, raptée, elle ne m’a pas ratée, elle a fait son cinéma à elle. Et pendant que le devoir de fille et de soeur, d’amoureuse au désespoir ou de mère m’appelait, eh bien, je n’étais plus disponible pour la sublimation.
Trop prise par la vie pour jouer au cinéma ?
Humainement impossible de « faire l’actrice » quand on se prend pour Juliette Capulet ou Mère Teresa dans la vraie vie ! L’idée d’évaluer les films selon nos refus est top quand il s’agit d’un grand film, un beau film qui touche aussi un large public et vous vous dites « vous voyez j’aurais pu être ce personnage magnifique » (sous-entendu : « mais en mieux »). Alors que quand il s’agit d’un film qui ne marche pas, parce qu’il est raté ou parce que c’est un grand film qui ne rencontre qu’un maigre public, vous vous dites : « vous voyez, j’ai eu raison de le refuser, je savais que »… C’est nul, d’une immodestie insoutenable, non ? Mais il est vrai qu’à l’inverse des écrivains ou des cinéastes, qui peuvent laisser derrière eux des manuscrits non publiés ou des films à la faisabilité hypothétique, mais dont le scénario existe, une actrice, elle, ne laisse rien, aucune image des films qu’elle n’a pas tournés (ou si, des essais ou une scène avant l’abandon, comme pour Prénom Carmen de Godard). Jouer ça ou ne pas jouer ça ? That’s the question… C’est un thème majeur de et dans ma carrière.
Que vous inspire le rêve de « normalité » de François, le petit trafiquant au centre du film de Gavras ?
Il cherche avant tout à fuir le rêve raté de sa mère, qui se prend pour une arnaqueuse de haut vol. Elle attaque l’ambition si étroite de ce fils pour qui la normalité est la seule échappatoire… Cette mère est dure comme l’époque quand elle est dure, elle a en elle ce « sans foi ni loi » de celles qui ont peur de ne pas arriver à imposer leurs lois.
C’est un film comique et tragique, influencé, entre autres, par les comédies italiennes des années 60 et 70. Quelles ont été vos propres inspirations pour jouer le rôle de Dany ?
Il y a des effluves de Femmes au bord de la crise de nerf, une pulsion majestueuse de Silvana Mangano dans Violence et Passion, un regard féroce de Maria Callas dans Médée, des Libanaises de ma connaissance. Des femmes possessives, dominantes mais parfois drôles, tendres, des femmes qui sont des chefs de famille redoutables… Dès le début du projet, le rôle étant « féminisé » et « sensualisé», son égoïsme apparaît narcissique, plus tordu, à la limite fusionnel avec en même temps une mise à l’écart du corps de son fils qu’elle livre en spectacle à l’occasion, aux autres, les « tatas », comme un jouet sexuel, un sexboy. Et tout ça dans une insoutenable légèreté… malfaisante.
Le Monde est à toi est votre premier long-métrage depuis 2014. Pourquoi ce choix de la rareté ?
Comme je vous l’expliquais, je ne « choisis » pas de me faire rare. Et je ne l’ai jamais « choisi ». Et puis je ne gère pas cette rareté comme on peut l’envisager d’un objet de convoitise. On sait que les actrices sont cotées comme le sont des oeuvres d’art ou des pouliches, ou des gladiatrices qui permettent de construire l’arène, de la remplir et de la rentabiliser. Ça se spécule, ca se prémédite même, comme un crime. Mais je n’ai tout simplement pas la structure psychique adaptée…
Suite au tournage d’Adèle H., François Truffaut écrivait à votre sujet « Son métier est une religion ». Vous acceptez cette description ?
Religion ? C’est plutôt Truffaut qui parle de son propre engagement religieux. Il m’a un peu mariée à lui en disant ça. Mais, encore ado, j’avais une foi absolue dans ce que je ressentais comme une vocation. Le parallèle avec la religion s’arrête là ; aucun mysticisme sur ce point, même si découvrir ma voie fut une véritable bénédiction, une libération (même si celle-ci fut « twistée »). Être actrice pour moi, ne rime donc pas avec sacerdoce. Il vaut mieux rester libre pour pouvoir jouer, pouvoir se laisser aller à l’intensité du jeu, sans se sacrifier, sans s’immoler – même si, pour interpréter un rôle, je mise sur l’incarnation…
L’analyse freudienne vous est très importante. Comment vous sert-elle dans la préparation de vos rôles ?
Mon analyse, c’est mon analyse, pas celle de la comédienne ou de l’actrice. Le jeu est souvent perçu comme une possible catharsis, un chemin où la fiction peut dépasser la réalité pour mieux l’éclairer, et si c’est parfois vrai, ce l’est par accident. Un accident heureux. Ce sont plutôt mes rôles qui m’auraient préparée à l’analyse et non l’inverse. La sublimation dans l’art et par l’art ne suffit pas à canaliser toutes les pulsions, et c’est peut-être la limite de l’analyse freudienne – mais dans le bon sens : c’est parce que cette limite existe, que j’ai eu besoin de l’analyse.
Interview paru dans le Technikart N°224 de Juillet 2018
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Entretien Laurence Rémila et François Grelet (avec Albane Chauvac Liao)
Photos : Sylvie Castioni