POP LIFE
Avec The New Abnormal, nouvel album aussi mélancolique que pétaradant, les Strokes reviennent en fanfare. Mais s’agit-il vraiment d’un disque des Strokes ? Ne montre-t-il pas un groupe plus que jamais soumis à son chef, Julian Casablancas ? N’en déplaise aux démocrates, décryptage d’une dictature qui a fait ses preuves.
Il est assez cocasse que le nouveau Strokes sorte le 10 avril 2020, cinquante ans pile après la séparation officielle des Beatles. Depuis First Impressions of Earth (2006), c’est l’arlésienne : les derniers sauveurs du rock vont-ils à leur tour arrêter les frais ? Ils ont beau avoir enregistré deux albums et un maxi entre 2011 et 2016, le doute a la peau dure. Ils parlent peu, communiquent un minimum, laissent courir les rumeurs avec désinvolture… A quoi jouent-ils en cachette ? Plusieurs musiciens connaissant leurs arrière-cuisines de première main nous ont décrit une ambiance exécrable avec un Julian Casablancas inflexible, hautain et cassant – quand il n’est pas tout simplement ailleurs, mutique et distant. Partant de là, un sophiste pressé conclurait que les Strokes ne restent ensemble que pour des histoires de gros sous, l’immobilier affichant à Los Angeles des prix supérieurs à ceux de la Creuse. Le problème, c’est que les cinq compères ne se contentent pas de balancer des fonds de tiroir bricolés à la va-vite pour faire illusion : à chaque disque, comme ici avec l’excellent The New Abnormal, ils surprennent et réaffirment leur supériorité sur le tout-venant pop contemporain. Qu’ils soient toujours copains comme cochons ou meilleurs ennemis rabibochés à l’occasion pour des raisons fiscales importe finalement assez peu. Le secret du plus grand groupe des années 2000 à aujourd’hui est à chercher dans ses origines.
Pour recoller les morceaux et relancer les dés, les quadras ont fait appel au vieux gourou Rick Rubin.
En 2017, Lizzy Goodman livrait quelques pistes de réflexion dans Meet Me in the Bathroom : Rebirth and Rock and Roll in New York City 2001-2011, sa passionnante histoire orale de l’ultime scène rock sincère et vivante ayant éclos avant que tout cela ne soit rendu impossible par les réseaux sociaux, le second degré et ce postmodernisme qui mélange les époques et brouille le présent. Le livre de Goodman valait aussi le détour pour ses portraits. Celui de James Murphy n’était pas le plus attirant – il y est présenté comme un bulldozer ambitieux et revanchard au cerveau carbonisé par la cocaïne et vingt ans de psychanalyse. Il y a aussi Ryan Adams, chanteur luciférien qui aurait fait plonger Albert Hammond Jr. dans l’héroïne. Et des gens plus fréquentables (Karen O, Paul Banks d’Interpol) qui semblent avoir eu du mal à se remettre de leurs excès de jeunesse. Au milieu de tous ces fêtards plus ou moins essorés, désormais tous largués artistiquement, une pointure se détache : Julian Casablancas, peint par tous les témoins de l’époque comme une énigme, un type au-dessus du lot, laconique et détaché, charismatique et visionnaire – personne ne précise s’il s’allongeait alors sur le divan. Comment fait-il pour mêler avec une telle intensité spleen et décontraction ? L’intéressé précisait ses intentions esthétiques dans The Face en 2002 : « Je déteste la musique qui dit que tout est à chier, qu’on n’a qu’à se suicider ; et je déteste tout autant celle qui dit que tout roule, que tout est cool… La musique la plus forte est celle qui te fait ouvrir les yeux sur les frustrations de ce monde tout en te donnant l’énergie et la foi de continuer, avec l’idéal que les choses iront mieux si tu suis ta pente. » On ne pourra pas l’accuser d’être une girouette. Seize ans plus tard, interrogé en 2018 au sujet du deuxième album des Voidz, l’autre groupe qu’il mène en parallèle des Strokes, le génie ténébreux enfonçait le clou : « Je poursuis la même mission, avec la même excitation que j’ai toujours eue. J’ai le sentiment que le premier album des Strokes était le début de cette mission, et qu’après j’ai eu envie de prendre une autre direction. Je ne comprends pas certains de ces gens des débuts qui ont grandi en adorant les Strokes et critiquent maintenant ces nouvelles explorations. J’ai écrit toutes ces chansons que vous aimez et vous ne voulez pas que je change ? Je respecte ce point de vue, mais… je n’en ai rien à foutre, ah ah ! J’ai envie d’être positif, et que les gens y trouvent leur compte. J’essaie de nouvelles choses qui, je crois, sont intéressantes… »
Pouvoir du synthé
De nombreux fans des Strokes ont ce penchant mortifère : ils voudraient que leur groupe préféré reste enfermé dans la période 2001-2003 (Is This It et Room on Fire) et ne digéreront jamais qu’il ait quitté le rock rétro pour d’autres horizons. S’ils veulent à tout prix du vintage sépia, pourquoi n’écoutent-il pas Doherty ? Ont-il compris que leur nostalgie désole Casablancas, artiste resté lucide et pertinent, qui lui a toujours un coup d’avance ? Il faudrait aussi préciser que, quand on évoque l’évolution des Strokes, on ne parle que de celle de leur leader. Si les Beatles peuvent êtres vus comme le groupe de Lennon dans lequel McCartney avait pris peu à peu le pouvoir jusqu’à ce que Lennon n’en puisse plus de Macca et de sa « musique pour grands-mères », rien de tel ne s’est passé au sein de la bande de Casablancas. Il est le seul maître à bord. Les albums sortis hors-Strokes par Hammond Jr., Nick Valensi et Nikolai Fraiture ne relèvent pas précisément de l’avant-garde. Le batteur Fabrizio Moretti s’est montré plus farfelu avec son projet Machinegum, mais bon c’est le batteur, on a peine à croire qu’il donne des ordres à Casablancas. Que les choses soient claires, et tant pis si les fans y verront un sacrilège : ce n’est pas la carrière solo de Casablancas qui doit être vue comme une annexe mineure de la discographie des Strokes, mais bien les Strokes qui peuvent être réduits à un champ parmi d’autres de la quête artistique de Casablancas.
Que les ayatollahs sentimentaux bloquent sur les débuts des Strokes, c’est compréhensible : ça les renvoie au temps béni non pas des colonies, mais de l’amitié sans nuages – un mirage, sans doute. A partir de First Impressions of Earth, la belle légende est finie, il y a de l’eau dans le gaz : las de diviser les royalties en cinq part égales alors qu’il compose tout, Casablancas demande à ses camarades de mettre la main à la pâte – s’ils n’acceptent pas ce nouveau contrat, ils ne le reverront plus. Là-dessus, il se tire enregistrer son premier (et unique) album solo, le chef-d’œuvre Phrazes for the Young (2009), dans lequel il s’ouvre au pouvoir du synthé. Dans le cadre de la promo, il clame son indépendance, déclarant que ne plus être entravé par les Strokes lui permet de pousser plus loin ses « idées les plus folles ». De leur côté, les quatre autres Strokes se retrouvent en studio en 2010 sans leur tête pensante. Ils doivent proposer des idées. Certaines, excellentes, atterrissent sur Angles (2011), disque de retrouvailles qui aiguisent les angles plus qu’il ne les arrondit – ça part un peu dans tous les sens. On sent, dans leurs interviews, un profond malaise. Incroyablement, ces Strokes qu’on croyait très atteints dégainent dans la foulée Comedown Machine (2013), fantastique album synth-pop à réhabiliter toute affaire cessante (les fans ayatollahs le trouvent généralement à dégobiller). Le son, les structures, la voix : ça n’a plus rien à voir avec Is This It. Entre-temps, Casablancas a mis en boîte « Instant Crush », son splendide duo avec Daft Punk. Guy-Manuel de Homem-Christo l’a raconté : c’est avec eux qu’il a commencé à partir dans les aigus – piste vocale qu’il n’a cessé de creuser depuis. En 2013, enfin, Casablancas monte The Voidz, groupe qui lui permet de faire une musique plus dure, d’expérimenter tous azimuts et… de tenir des propos désobligeants envers les Strokes – ces dernières années, il a souvent dit que ses amis de jeunesse ne passaient plus avant les Voidz, qu’il se sentait plus libre avec cette nouvelle formation, mènerait dorénavant les deux de front, etc. Le guitariste Valensi a bien essayé de lancer son propre groupe, CRX, mais ça n’a intimidé personne (pas même le bassiste Fraiture). Malgré le maxi Future Present Past en 2016, on n’attendait plus un vrai nouvel album. The New Abnormal est la preuve qu’en rock comme en amour, le temps long peut absorber les crises passagères. Pour recoller les morceaux et relancer les dés, les quadras ont fait appel au vieux gourou Rick Rubin. Paradoxalement, plus le groupe est censé être collaboratif, plus il ressemble à Casablancas : on retrouve dans le disque toutes ses obsessions et tentatives récentes. Il y a quelques semaines, les Strokes ont donné un concert à un meeting de Bernie Sanders. Encore une marotte de Casablancas. Le grand mélancolique limite autiste, archi perfectionniste, étranger à tant de clichés du cirque pop, deviendrait-il un sinistre militant ? Espérons qu’il ne tourne pas aussi mal que le tyran Bono. Après, que ce soit dans l’utilisation des synthés ou le soutien à Sanders, que le leader fixe le cap à ses faire-valoir, c’est la norme – les vraies démocraties comme Phoenix sont rarissimes. Suivre sans moufter le dernier roi du rock, se mettre au service de sa « mission », tel est le prix à payer pour avoir son strapontin chez les Strokes. Au tout début de leur carrière, Valensi déclarait : « Nous savons nous tenir à table. Nous sommes tous les cinq des gentlemen, pas un vulgaire groupe de rock américain. » Est-ce grâce à ces principes stricts qu’ils ont jusqu’ici réussi à éviter le scandale public d’une séparation ? Dans les bonnes familles, on ne divorce pas. Ici et là, Hammond Jr. et Valensi arrivent encore à faire dialoguer leurs guitares, avec ce feeling si particulier que les tensions n’ont pas brisé. Les Strokes, c’est le régime autoritaire de Casablancas soutenu par une alchimie vieille de vingt ans. Parce que c’était lui, parce que c’étaient eux ?
The New Abnormal (Cult/RCA)
Par Louis-Henri de La Rochefoucauld
Crédit photo : DR
The New Abnormal, titre par titre :
1/« The Adults Are Talking »
Ça commence par une ballade, histoire de poser le cadre : on n’est pas chez David Guetta. Au milieu de la chanson, Casablancas prend sa voix de castrat à faire passer Farinelli pour Springsteen. Puis vers la fin, il se met à chanter comme Ric Ocasek (l’une de ses idoles de jeunesse). Voilà qui promet…
2/« Selfless »
Classique immédiat, comme une suite de « Life Is Simple in the Moonlight ». La voix est superbe, très mise en avant. Mais Casablancas partage : Valensi a droit à un solo de guitare. Comment les membres de ce groupe ont-il pu vénérer Pearl Jam quand ils étaient ados ? On se croirait là chez Fitzgerald.
3/« Brooklyn Bridge to Chorus »
Un autre « Machu Picchu » ou un nouveau « One Way Trigger » ? De loin la chanson la plus efficace de l’album, directe et funky en diable, avec presque un côté Rod Stewart époque « Da Ya Think I’m Sexy ? ». On est très loin de Television, se plaindront les puristes. Qu’ils retournent vivre en 1977.
4/« Bad Decisions »
Etait-ce une bonne décision d’enregistrer cette variation du « Dancing With Myself » de Billy Idol ? Sans doute le titre le plus basique de l’album – donc celui qui plaira le plus au public de la première heure ? Pas génial, mais bien foutu et tenu. Tant que Casablancas ne se peroxyde pas, ça va…
5/« Eternal Summer »
Morceau plus que complexe. Une équation à plusieurs inconnues sur laquelle pourrait plancher David Byrne. Qu’est-ce que les Strokes ont voulu faire ? Ça démarre limite disco avec voix très aigüe, puis ça vire Talking Heads, puis planant… Les nostalgiques de « Last Nite » vont s’y arracher les cheveux.
6/« At the Door »
Un des sommets de l’album. On pense à « Games » et « Chances », mais ça va plus loin. Le clip, lui, rappelle Interstella 5555. L’état civil indique que Casablancas est né à New York. Il doit avoir un double qui a grandi à Versailles, et prend le temps de ce titre les commandes du vaisseau spatial.
7/« Why Are Sundays So Depressing ? »
Tiens, celle-ci pourrait parler aux fanatiques du premier album. Le temps du premier couplet. Car dès le refrain, Casablancas ajoute des effets synthétiques. La voix alterne entre Lou Reed et Klaus Nomi. Avec toujours cet art d’être mélancolique avec nonchalance, ou nonchalant avec mélancolie. Extra.
8/« Not the Same Anymore »
La réponse de Casablancas au Tame Impala de « Yes I’m Changing » ? C’est à n’y rien comprendre, marmonnerait-on si on était soupe au lait : il dit qu’il n’est plus le même alors qu’il chante enfin comme à ses débuts ! Ça ne rigole pas cet album, mais Casablancas prouve qu’il s’affine comme parolier.
9/« Ode to the Mets »
Les Mets ? Une des passions fixes de Casablancas – il y a quelques années, il voulait composer un nouvel hymne pour son club de baseball favori. Construit sur une mélodie lancinante, ce superbe morceau de fin s’étire sur six minutes. Il n’était pas question, sur ce disque grave, de proposer du ska festif.