Les hypes passent, Yelle reste. Bien que malaimée dans son propre pays, cela fait quinze ans qu’elle cartonne à l’étranger sans avoir quitté sa Bretagne natale. Alors qu’elle sort un excellent nouvel album, L’Ere du Verseau, retour sur un parcours atypique, de Saint-Brieuc à Malibu.
Pour comprendre Yelle, il faut revenir à sa préhistoire, dix-huit ans avant sa naissance, en 1965. Breton exilé à Paris, son père François Budet travaille alors chez Kodak, où il fabrique des pellicules. Un dimanche, à la messe, il a l’illumination et écrit d’un jet une chanson, « Loguivy-de-la-Mer », avec ces paroles : « Loguivy-de-la-Mer, Loguivy-de-la-Mer, tu regardes mourir les derniers vrais marins / Loguivy-de-la-Mer, au fond de ton vieux port s’entassent les carcasses des bateaux déjà morts… » De retour en Bretagne, le barde fredonne sa rengaine devant des amis, une copine l’enregistre et file la cassette au curé du coin, lequel se met à la faire écouter aux vieux loups de mer de passage dans son presbytère. Porté par le bouche-à-oreille, le morceau devient culte, poussant Budet à le sortir en 45-tours – aujourd’hui encore, « Loguivy-de-la-Mer » est un classique de Roscoff à Paimpol et de Saint-Malo à Perros-Guirec.
Quand on pense à Yelle et à son électro-pop vitaminée, ce ne sont pas les mouettes ou les galettes de sarrasin qui viennent en premier à l’esprit. Et pourtant, on va le voir, toute la musique qu’elle aime, elle vient de là, non pas du blues, mais de la Bretagne profonde. Très attachée à son père (disparu en 2018), elle avait collaboré à son dernier album, 7 nouvelles chansons, un disque paru en 2016 sur le label régional Coop Breizh et produit par Jean-François Perrier alias GrandMarnier, le compagnon de Yelle à la ville et à la scène, comme on disait jadis dans le showbiz. Cet enracinement dans la terre de ses ancêtres n’a pas empêché Yelle de parcourir le monde et de se produire à Coachella, quand tant de Rastignac parisiens peinent à pousser la chansonnette au-delà du périphérique. Comment a-t-elle réussi ce tour de force ? La sortie de L’Ere du Verseau était l’occasion de faire le thème astral de cette exception trop sous-estimée de la pop française.
« J’ADORE TOUTE L’IMAGERIE BRETONNE, LES COSTUMES, LE CÔTÉ TRÈS DUR QU’IL PEUT Y AVOIR AUSSI… »
Le jour dit, début juillet, on retrouve Yelle sur le superbe rooftop du Terrass Hotel, aux Abbesses. Ni marée ni embruns, mais une vue imprenable sur la capitale. Yelle ne quitte pas ses lunettes de soleil – pas qu’elle se prenne pour une starlette, elle souffre d’un pépin aux yeux. Lors du premier portrait que nous lui avions consacré dans ces pages, en 2007, elle déclarait : « J’ai envie de garder ma vie en Bretagne, une maison avec un jardin pour faire des barbecues et jouer au foot avec mon bouledogue. » Treize ans plus tard, pari tenu, elle habite toujours à la campagne à côté de Saint-Brieuc : « C’est une maison dans laquelle on est depuis deux ans. On a aménagé les combles pour faire notre studio. Ce n’est pas très grand, mais on n’a pas besoin d’aller ailleurs. »
CHANTEURS TRADITIONNELS
Avant qu’un malentendu ne s’installe, précisons que quand Yelle dit « on », ce n’est pas qu’elle parle d’elle à la troisième personne comme Alain Delon, mais qu’elle évoque le tandem fusionnel qu’elle forme avec Grand-Marnier. Si ce dernier est « un Breton d’adoption » (il y vit depuis vingt ans), elle a, elle, ce pays dans le sang : « Je suis une vraie Bretonne de très longue date, avec une partie costarmoricaine et une partie finistérienne. Des deux côtés, c’est plutôt des familles d’agriculteurs, mais du côté de ma mère il y a aussi des voyageurs, des marins qui se sont inscrits dans la lignée des aventuriers qui s’ installaient au Canada ou dans les îles anglo-normandes – ma mère a des oncles qui sont partis aux États-Unis. » Un projet qu’elle aurait pu avoir ? « Oui, autant je n’ai jamais été attirée par Paris, autant à un moment on a vraiment hésité à vivre à Los Angeles. Le problème, c’est que ça coûte une blinde. C’est mieux d’y venir un ou deux mois en te mettant vraiment dans l ’ état d ’esprit, en ayant des choses à faire et des gens à voir. Quand tu n’as pas de but, tu te fais vite chier. C’est une ville immense, il faut faire 1h30 pour aller quelque part. Mieux vaut rester chez moi où, pour le prix d’un 30 m2 parisien, tu peux avoir une maison de 150 m2 et 2000 m2 de jardin. La qualité de vie que j’ai, j’adore. Je ne me vois pas vivre ailleurs. »
YELLE, LA LIFE
1983 – Naissance dans les Côtes d’Armor. Elle ne jouira pas du même réseau que Thomas Dutronc.
2005 – C’est l’ère MySpace. Elle devient une vedette en postant « Je veux te voir », où elle se moque de TTC, groupe alors à la mode.
2007 – Elle cartonne avec « Parle à ma main » (son duo avec Michaël Youn) et sort son premier album.
2014 – Produit par Dr. Luke, son troisième album Complètement fou confirme son statut aux États-Unis et ailleurs. Pendant ce temps-là, la notoriété de Biolay ne dépasse pas la terrasse du Flore.
2020 – Quinze ans après ses débuts, elle est toujours dans le coup avec L’Ere du Verseau. Qui se souvient de TTC ?
À force, il était inévitable que le naturel revienne au galop. En interview, quand il est question de citer des références, Yelle ne sort pas de son chapeau les snobismes du jour : elle évoque plus volontiers des chanteurs traditionnels bretons qu’on n’a jamais croisés à la Brasserie Barbès, tels Roland Becker ou les Sœurs Goadec. Ces maîtres ont-ils fini par déteindre sur sa musique ? « C’est très subtil, mais il y a une touche bretonne dans ma pop ! Ce qui me plaît, chez eux, c’est le côté transe, l’énergie, les rythmiques, les questions/ réponses que tu as dans le kan ha diskan – tu commences une phrase et un autre la répète, c’est pour ça que les artistes bretons sont souvent des duos ou des trios, comme les Sœurs Goadec ou les Frères Morvan. Sur notre nouvel album, ça donne “Karaté”, notre morceau le plus inspiré de la chanson traditionnelle, avec ces phrases qui se superposent et ces caisses claires irlandaises. Il y a aussi “Un million”, avec sa harpe celtique à la fin. On ne l’a même pas fait exprès, je m’en suis rendu compte plus tard : tiens, on dirait du chant breton modernisé. Au fond, on a toujours aimé expérimenter, triturer les sons, et en même temps explorer cet héritage. » Héritage sur lequel, derrière ses lunettes noires, elle s’avère intarissable : « Je redécouvre le folk breton en ce moment, des choses avec de la flûte, je trouve qu’il y a beaucoup à aller piocher là-dedans, faire du moderne avec quelque chose d ’ hyper traditionnel. Et j’adore toute l’imagerie bretonne, les costumes, le côté très dur qu’il peut y avoir aussi dans les visages, le cliché qu’on peut se faire des Bretons, faussement froids, en fait très chaleureux – en cela, je suis très bretonne… »
Froide, ce n’est pas le mot qu’on emploierait pour définir Yelle : elle est fantasque dans ses clips et là, face à nous, elle ne cesse pas de se marrer, notamment quand on en vient à son récent single, « Je t’aime encore », où elle aborde la question épineuse de son rapport à la France. Quand a-t-elle pris conscience de ce désamour ? « Dès le départ. Peu de groupes chantaient en français quand on a commencé, on avait l’impression de faire de la pop en français pour un public français, et pourtant on a eu la sensation d’être plus désirés à l’étranger que dans notre propre pays, alors on s’est vite exportés. Dans les paroles de “Je t’aime encore”, on peut aussi imaginer le ton de reproche d’un couple qui se dit des choses. Mais c’est un constat plus que des regrets. Et c’est plus étrange que ça n’est grave. » Est-ce si étrange que ça ? Les Français ont-il compris un jour quelque chose à la pop ? Elle éclate de rire : « C’est vrai que, par exemple, plein de gens ne gardent de Jean-Michel Jarre qu’un titre pour les feux d’artifice ou les gâteaux de mariage alors qu’il a fait plein de choses géniales comme Zoolook, un album hyper inventif qu’on adore… En France, on a tendance à classer les gens et à avoir la flemme d’aller voir plus loin. Ici, on ne me parle parfois que de “Je veux te voir” et “Parle à ma main” : ce n’est pas possible, j’en suis à mon quatrième album ! »
« UN PEU EN MARGE »
Pour ceux qui n’étaient pas nés, rappelons que Yelle est apparue en 2005 en postant sur MySpace « Je veux te voir », un morceau où elle se foutait de la gueule de TTC. C’était l’époque de la tecktonik – des arriérés qui nous paraissent aujourd’hui aussi éloignés que l’homme de Cro-Magnon. Les artistes qui étaient à la mode cette saison-là (TTC donc, mais aussi Uffie, Digitalism ou MSTRKRFT) ont tous disparu depuis. Deux ans plus tard, Yelle sortait l’album Pop-up et enregistrait « Parle à ma main », son duo avec Michaël Youn. Est-ce un regret, pour le coup, d’avoir collaboré avec le plouc Youn ? N’avait-ce pas grillé son image auprès d’un certain public ? Deuxième éclat de rire : « Oh non, je m’étais énormément amusée à faire ça, on avait enregistré le titre avec trois potes dans le salon du grand loft de Michaël. Et puis Michaël est un énorme bosseur, donc c’était une bonne école. Notre sortie d’album avait été un peu dévorée par “Parle à ma main”, mais ça avait aussi porté nos débuts. Et encore aujourd’hui, c’est ma chanson qui est la plus passée à la radio, largement ! »
Au risque d’être aussi lourd qu’un Jean-Jacques Bourdin de bon matin, on insiste : pourquoi n’est-elle pas considérée comme une grande vedette pop dans l’hexagone ? Pourquoi la Bretonne confirmée n’a-t-elle jamais fait la couverture du Elle ou de Télérama quand des débutantes belges comme Angèle y ont leur rond de serviette ? Nouvel éclat de rire (décidément) : « Je suis vue comme une bizarrerie, et pour moi il est maintenant acquis que ce sera toujours le cas… Depuis “Parle à ma main”, on ne passe pas en radio, sauf un peu là sur France Inter avec “Je t’aime encore”. Parfois, je me sens un peu seule dans mon coin. Le fait d’être en Bretagne fait que je n’ai pas de crew parisien. Est-ce qu’on a eu des liens avec les branchés ? On avait sorti trois titres sur Kitsuné (le label de Gildas Loaec, un Breton !), donc on avait cette connexion. On s’est toujours bien entendus avec Pedro Winter. Quand on jouait aux Etats-Unis, on s’est retrouvés à des fêtes, des anniversaires. J’ai beaucoup croisé les Justice. Un peu les Daft, aussi. Mais on était un peu en marge quand même, alors que la bande Ed Banger c’était alors énorme, la supra hype… »
« LOÏC PRIGENT ? UN VRAI BRETON, D’UN BLED RIQUIQUI DU FINISTÈRE NORD ! »
Fini de rire : à défaut de rafler des Victoires de la Musique (elle n’en a pas remporté une seule), Yelle mène une carrière internationale que beaucoup doivent lui envier. Son album précédent, le complètement dingue Complètement fou (2014), avait été enregistré chez quelqu’un qui n’a jamais entendu parler de Julien Doré, Tim Dup ou Vianney, l’un des pontes de la pop mondiale, Dr. Luke : « Il a vraiment le sens du tube. Chez lui, c’est la topline qui prime. On avait fait deux sessions de trois semaines à Los Angeles. » Avait-elle découvert à cette occasion l’industrie de la musique taylorisée ? « Tu parles des writing camps ? Notre copain Kojak avait fait des sessions pour Sean Paul, il nous avait invités à passer. C’était un gros studio où il y avait trois petits studios. Il y avait des équipes dans chaque studio, et Sean Paul passait de l ’un à l ’autre, une heure dans l ’un, une heure dans l ’autre. On l ’avait vu à l ’œuvre ! Kojak nous avait fait écouter des beats, on s’était mis à chanter un truc avec Jean-François (Grand-Marnier – ndlr), le topliner avait trouvé ça cool, il était allé dans la cabine où attendait un ingénieur du son à sa disposition. Il avait enregistré la topline. Là, Sean Paul était revenu et avait trouvé ça bien lui aussi. Pendant dix minutes, il avait tapé un texte sur son téléphone, avant d’enregistrer pendant deux heures. Le morceau était génial, hélas il n’est jamais sorti… » Elle marque une pause, reprend : « Nous, c’était plus familial. Bon, Dr. Luke a beaucoup de maisons, là on était dans celle de Malibu. Il y a une chambre pas très grande qui a été transformée en studio, avec juste un ordi, des claviers, quelques guitares, des grosses enceintes et un énorme canapé. Dr. Luke était là pieds nus avec sa guitare, quand je trouvais un truc j’allais l’enregistrer dans le placard qui a été transformé en cabine de chant. On avait fait la plupart des morceaux comme ça. On se fait un monde des stars, alors que ça peut être super simple. La femme de Dr. Luke est la cousine de Jessica Alba, et Jessica Alba nous aime bien. Elle lui avait fait savoir. Un soir, Dr. Luke nous dit : “On va dîner avec Jessica, ça vous dit de venir avec nous ?” On s’est retrouvés avec eux deux, Jessica Alba et son mari dans un super restaurant de Malibu, c’était un peu lunaire… De mes expériences américaines, c’est ce côté rigolo des coulisses que je retiens surtout. »
Six ans ont filé depuis Complètement fou, pendant lesquels Yelle a sorti quatre singles et pris le temps de façonner ce nouvel album, L’Ere du Verseau, qui alterne « pop rentre-dedans » et passages plus mélancoliques – toujours les meilleurs chez elle. Pourquoi certains ayatollahs du bon goût méprisent-ils Yelle alors qu’ils portent aux nues Elli & Jacno ? La vérité oblige à dire que Yelle les a dépassés depuis longtemps – réécouter son répertoire, qui n’a pas vieilli, est l’occasion de redécouvrir plein de morceaux du tonnerre (« Que veux-tu », « Mon pays », « Unillusion », « S’éteint le soleil », « Coca sans bulles », « Les soupirs et les refrains », « Nuit de baise », « Florence en Italie », « Dire qu’on va tous mourir », « Ici & Maintenant », « Roméo », etc.). L’Ere du Verseau contient des titres du même tonneau (« Je veux un chien »,« Vue d’en face »,« Un million »). Mine de rien, avec ses textes faussement naïfs, Yelle parvient à composer des chansons implacables, qui nous épargnent la fausse poésie à la Biolay. Alors que l’attachée de presse nous fait signe qu’il est temps de céder notre fauteuil, on a deux minutes pour une dernière question : le clip de « Je t’aime encore », réalisé par le grand Loïc Prigent, lui a-t-il permis de se racheter une caution chic ? Et pourquoi avoir fait appel à lui ? « On avait déjà eu l’idée de travailler ensemble pour “Florence en Italie”, mais ça ne s’était pas fait. C’est son premier clip. On se connaît depuis très longtemps, avec Loïc : c’est un vrai Breton, de Plouescat, un bled riquiqui du Finistère Nord ! » La Bretagne, on y revient toujours. Là-bas, l’avenir appartient à Yelle. On n’est pas près de retrouver sa carcasse au fond du vieux port de Loguivy-de-la-Mer.
L’Ere du Verseau (Recreation Center)
Par Louis-Henri De La Rochefoucauld
Photos : Marcin Kempski