LE GRAND CASSE DU CINÉMA

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Bonne nouvelle ! Après le tsunami vécu ces derniers mois par l’industrie du cinéma (sorties chamboulées, salles fermées, un secteur en panique…), les survivants préparent la suite. Moins de projets abscons, plus de représentativité à l’écran et Netflix qui rafle la mise (enfin, presque). Enquête grand-format.  

C’est la ruée. Madame Claude, le nouveau film de Sylvie Verheyde, consacré à la célèbre proxénète, qui devait sortir en salles sous la bannière de Wild Bunch, sera diffusé dès le 2 avril par Netflix… Aux États-Unis, studios et distributeurs revoient leurs stratégies, repoussent leurs sorties ou vendent aux plateformes. Ainsi, la Paramount vient de céder les droits d’Un prince à New York 2, starring Eddie Murphy, qui devait être leur grande sortie millésimée 2021, à Amazon Prime… Et ce n’est qu’un début… 
Retour en septembre dernier. Afin de limiter la casse liée à la pandémie de Covid-19, Disney décide alors de sortir Mulan (200 millions de dollars plus une centaine de millions pour le marketing), directement sur sa plateforme Disney +. De fait, le géant américain – qui a racheté coup sur coup les univers Marvel, Star Wars et l’empire Fox (après avoir absorbé les génies de Pixar) – a perdu environ 4 milliards d’euros pendant le trimestre écoulé (ses parcs d’attractions et ses hôtels sont fermés, ses croisières sont à l’arrêt)… 
Mais ses plateformes de streaming (Disney+, ESPN+ et Star) ont le vent en poupe. À l’époque, Bob Chapek, Mickey en chef, déclare : « C’est une étape significative qui renforce notre stratégie des services directs au consommateur, que nous considérons comme clé de la croissance future de notre entreprise ». Traduction : grâce aux confinements, Disney+ compte désormais 95 millions d’abonnés, contre 26,5 millions fin 2019… En décembre, second coup de tonnerre : la Warner, présidée par Jason Kilar, qui gérait jusqu’alors la plateforme Hulu, annonce que les studios vont abandonner la production de blockbusters à 200 millions de dollars, pas calibrés pour les plateformes. Tout en prenant le soin d’ajouter que la Warner est déjà en train de travailler sur des films à un milliard de dollars, moins nombreux mais conçus pour les seules salles de cinéma. Des salles de cinéma qui devront donc s’adapter, mais qui seront les seuls à pouvoir permettre l’amortissement de tels investissements. Surtout, il déclare que ses 17 films prévus pour 2021 (Matrix 4, Suicide Squad, Dune, Mortal Kombat, Wonder Woman 1984…) sortiront simultanément en salles et sur leur plateforme HBO Max… Cris d’horreur chez les auteurs et les anciens du « studio system ». 
Dernier coup de pied dans la pierre tombale, Netflix, 200 millions d’abonnés, avec une capacité d’investissement de 18 milliards par an, vient de dévoiler son line-up pour 2021 : pas moins de 71 films produits par ses soins ! Du blockbuster d’action (Red Notice, avec Gal Gadot et The Rock), du film de zombies (Army of the Dead), le western The Harder they fall, produit par Jay-Z, ou encore les derniers Jean-Pierre Jeunet ou Dany Boon ! Ou comment, en une annonce, la plateforme de Reed Hastings est devenue le premier studio hollywoodien. 

« L’ÉTAT SE FOUT DU CINÉ… »

« Le Covid a été un formidable accélérateur de particules, confie Serge Siritzky, directeur de Siritz.com, l’excellent blog sur l’économie du cinéma. Les studios américains se sont rendus compte que le business des plateformes est entre cinq et dix fois plus important que celui du cinéma. À Noël, Disney a sorti Soul, le Pixar, sur sa plateforme. Netflix et Disney pensent obtenir entre 250 et 300 millions d’abonnés, c’est un business à 30 milliards par an. Les majors se disent qu’il y a de la place pour deux ou trois plateformes, mais probablement pas pour quatre. Paramount va sortir Pluto TV, une plateforme gratuite, financée par la pub. Ils vont mettre le paquet ! » 

« LES NOUVEAUX CONCURRENTS OBLIGENTLE CINÉMA À PRENDRE DES RISQUES. » – JEAN LABADIE


Pour ce journaliste aguerri, ces plateformes américaines font courir un énorme danger à l’industrie du cinéma… français. « Les films américains représentent environ la moitié des entrées des salles françaises. S’il n’y a plus les films américains, les salles françaises ferment, tout simplement ! Moins d’entrées dans les salles, cela signifie également : moins de soutien financier, moins de chiffre d’affaires pour les chaînes de télévision et moins d’investissement de ces chaînes dans le cinéma français. Et si notre cinéma national n’est plus financé… »
Pendant 162 jours en 2020, les salles de cinéma de l’Hexagone ont été fermées au public, engendrant une perte de fréquentation d’environ 70 %. Avec un palmarès de dix Palmes d’or, Jean Labadie, à la tête de la société Le Pacte, est un des grands noms de la distribution (Les Misérables, ADN…). Dès le premier confinement, il a très vite vendu Pinocchio, de Matteo Garrone, à Amazon. « C’était impossible à tenir et il a fallu se couper un doigt pour ne pas se couper le bras, confie-t-il aujourd’hui. Mais le problème le plus grave, c’est l’absence de perspective, le manque total de contact avec la Ministre de la culture qui ne parle jamais de l’ouverture des salles alors que la preuve a été faite que le spectacle en salle n’est pas dangereux. L’État se fout du cinéma français. » 
Pour l’impact des plateformes sur les salles françaises, le distributeur est plus optimiste : « Depuis que le cinéma existe, il a des concurrents. Cela l’oblige à se renouveler, à prendre des risques. Mais bon, il y a quoi de marquant dans les derniers Netflix ? Trois ou quatre films et Mank qui n’est pas vraiment le meilleur David Fincher. Le reste est assez médiocre, non ? Pour la diffusion des blockbusters directement sur les plateformes, personne ne sait si c’est une décision conjoncturelle ou une tactique à long terme et un changement complet de notre métier. Il y a aura probablement moins de films américains en salles, ce qui fera un petit peu de place pour un cinéma plus ambitieux, plus original. On va souffrir au moins deux ans et nous reviendrons à une situation qui ne sera pas si mal pour le cinéma européen ou asiatique. » Pour lui, un des problèmes majeurs de son métier est le piratage. « Le distributeur obtient une part des recettes salles et des recettes vidéo. Le jour où le piratage a été libéré, par François Hollande qui a détruit Hadopi, le piratage a augmenté, la recette vidéo a diminué pour devenir extrêmement faible. La vidéo était un parachute ventral fondamental pour nous. Depuis huit ou neuf ans, absolument TOUS les films sont piratés, c’est une perte énorme. »


FILMS PLUS AMBITIEUX

On retrouve Manuel Chiche dans ses nouveaux locaux du IXe arrondissement, obtenus grâce à l’immense succès de Parasite de Bong Joon Ho, lauréat de la Palme d’or en 2019. Passeur, grand cinéphile, Chiche édite le somptueux Blu Ray, distribue et produit des films « prototypes », dont Teddy, la comédie d’horreur de Ludovic et Zoran Boukherma, ou encore La Nuée, bel objet étrange signé Just Philippot, qui attendent la réouverture des salles. « Quand tu as une plateforme, tu as besoin de produits d’appel, de blockbusters, poursuit-il. Un studio peut se dire qu’il va occulter tous ses frais de marketing, parfois jusqu’à 100 millions de dollars, en jouant la carte du digital. C’est un calcul économique cohérent. Ils ne tiennent pas compte des salles, mais ça se saurait si les majors avaient quelque chose à foutre des salles ! Le métier de la salle est peut-être à réétudier, mais on va peut-être plus fonctionner sur la durée, avec des choses plus singulières, plus qualitatives. Quand les salles sont moins squattées par les produits de masse, certains films plus ambitieux – comme Antoinette dans les Cévennes, l’été dernier, très joli petit film tirent leur épingle du jeu. La vraie crainte, c’est que les plateformes deviennent le modèle dominant à 95 %. » 

madame claude
STREAMING OU SALLES ?_
Les producteurs de Madame Claude ont préféré sauver les meubles et vendre leur film à Netflix plutôt que risquer la sortie en salles.


Très zen, Chiche plaide pour un resserrement de la chronologie des médias (« Actuellement, si tu sors un film en salles, tu peux le vendre deux ans après aux télés, et aux plateformes 36 mois après, autant dire un siècle ! ») et anticipe le grand embouteillage de films quand les salles vont ouvrir à nouveau. « Tout le monde va se précipiter comme des cons, ça va être la foire d’empoigne. Le modèle très compétitif entre les exploitants et les distributeurs pourrait devenir plus collaboratif, pour travailler main dans la main afin de faire exister plus fort des films qui feront du bien aux gens. » Le « cinéma d’après », un paradis cinéphile ?

mortal kombat
Mortal Kombat :
la Warner devrait le sortir simultanément au ciné et sur leur plateforme HBO Max. Une solution win-win ?


Même optimisme chez Philippe Rouyer, critique à Positif et président du Syndicat de la Critique : « On avait prédit la mort du cinéma dès 1897, deux ans après sa naissance. Puis avec l’arrivée du parlant, de la télé, de la VHS ou de Canal+… Et puis non ! Je crois que le grand public a envie de retourner en salles, de retrouver cette expérience unique, sur un grand écran, dans le noir, en communion avec des inconnus, des frères de cinéma. Ça ne peut pas disparaître. » Et la critique ? « Elle va survivre. Les gens en ont marre de passer une heure chaque soir sur une plateforme pour choisir un film. Plus l’offre est grande, plus on a besoin de passeurs, d’une parole vraie sur le cinéma. » 


Malik Oussekine chez Disney 

Pour savoir ce que pensent les artistes de ce séisme, nous avons tout d’abord interrogé le réalisateur Xavier Beauvois (Des hommes et des dieux), dont le nouveau film, Albatros, devait sortir en septembre 2020. Il sortira finalement en août 2021. « Pendant le confinement, j’ai terminé un nouveau scénario, raconte-t-il. Enfin, je l’ai fini dans ma tête, maintenant, il faut que je l’écrive ! J’ai mis Frédérique Moreau (sa coscénariste habituelle, ndlr) sur le coup. Et si je n’ai plus d’argent, je pourrai m’investir plus dans ma maison d’hôte du côté d’Etretat. » Pour lui, le 7e art reste à savourer dans les salles. « Un ami technicien fait un film avec Netflix. Ils font des réunions en visioconférence : il y a un référent pour les couleurs, pour la diversité des acteurs, un référent pour la parité. Leurs films deviennent des produits formatés… La liberté, la beauté, l’art, c’est dans les salles. »
Scénariste star, Abdel Raouf Dafri (Braquo, Mesrine…) termine l’adaptation en série d’Un prophète et une autre pour Canal+ sur un casse spectaculaire au Japon. « Le cinéma français va payer l’ardoise de la “plateformisation” du monde. Nos adolescents vont rester à la maison pour bouffer des films en streaming, et se déplaceront pour les grosses machines comme Mission : impossible ou James Bond. Mais le film d’auteur français, avec des blancs qui se racontent des histoires d’amour ou de quéquettes, c’est terminé. Notre cinéma tourne en rond et ne s’exportait plus. Quand Disney lance sa chaîne Star, qu’est-ce qu’il annonce comme programme produit en France ? Une mini-série sur l’affaire Malik Oussekine ! Pas sur le général de Gaulle ou Joséphine Baker. Pourquoi n’a-t-on jamais traité le sujet jusqu’ici, ça me met en rage. »

« LE FILM D’AUTEUR FRANÇAIS, AVEC DES BLANCS QUI SE RACONTENT DES HISTOIRES D’AMOUR OU DE QUÉQUETTES, C’EST TERMINÉ.. » – ABDEL RAOUF DAFRI 


Parmi les problèmes structurels inhérents au cinéma français, Dafri pointe pêle-mêle le manque d’originalité et d’ambition des sujets, les conditions de travail des scénaristes (« Tout ce que l’on lit en ce moment sur les déboires des scénaristes est vrai. Ils bossent, ils crapahutent et se font baiser la gueule pour leurs droits ») et les méthodes d’une majorité de producteurs. Pour lui, de nombreux films ne sont pas produits pour être vus – mais seulement pour être financés. « Quand un producteur français veut monter un projet, il regarde la liste des acteurs qui marchent, il choisit un duo, il appelle Gaumont ou Pathé, détaille-t-il. Il demande 10 millions et distribue 1 million et demi à chaque acteur. Il faut payer ensuite l’équipe technique, puis le producteur prend sa marge. Il se paie donc en amont sur le budget. C’est la norme dans le cinéma français : aucun ne sort d’argent de sa poche ! C’est pour cela que l’on a toujours les mêmes recettes, les mêmes vedettes, celles que les argentiers connaissent. Le film Police a coûté 10 millions. Je ne les ai pas vus à l’écran. J’aimerais bien savoir combien a touché la réalisatrice, combien son mari de producteur a pris de marge, etc. » 
Une crise, c’est surtout des opportunités. Il est d’ailleurs vain d’opposer la plateforme et la salle. Les premières sont des cavernes d’Ali-Baba (et hop, un catalogue d’œuvres scandinaves y déboule, suivi de films coréens, turcs, nigériens…), une véritable aubaine pour les cinéphages et les cinéphiles. Elles multiplient les projets, donnent un nouveau souffle au film de genre, et font travailler Martin Scorsese ou David Fincher sur des projets refusés ailleurs. Pour séduire un public de plus en plus accro au streaming, le bon vieux cinéma doit redoubler d’audace, proposer des visages et des sujets nouveaux, investir dans des salles innovantes (équipées d’Imax, 4DX et autres Grand Large), revoir son mode de financement avec les télés et la chronologie des médias. Sa survie est à ce prix. « L’exercice collectif de la salle va perdurer, assure Manuel Chiche. C’est notre boulot et celui des salles : redonner envie aux spectateurs de se déplacer… »


Par Marc Godin