Il n’a pas encore eu le prestigieux Prix ni innocenté le sujet de son dernier livre (Lucien « l’Étrangleur » Léger, affaire qui a affolé l’opinion publique dans les années 1960), mais ça ne saurait tarder. Interview dans l’atelier d’un chef d’œuvre.
Tu t’intéresses aux faits-divers depuis quelques livres. C’est un vice tardif pour toi ?
Philippe Jaenada : Non, j’ai toujours été passionné par les faits-divers. Mais pour ce qui est de la littérature, c’est plutôt récent. Mes sept premiers romans ne concernaient que moi, ils suivaient à peu près le cours de ma vie. Au moment où je deviens père, je vis dans l’immobilité rassurante de la vie conjugale – ce qui me va très bien d’ailleurs. Si je continuais, j’allais me mettre à raconter le dernier épisode de ce que je regardais à la télé, ça allait être d’un ennui abyssal pour le lecteur. Alors je me suis souvenu qu’il y avait pas mal d’autres vies autour de la mienne, comme disait Carrère.
Qu’est-ce qui te fascine dans les affaires criminelles ?
C’est une matière première qui est extraordinaire pour un écrivain. Un crime, ce sont des milliers de pages de rapports et d’interrogatoires. Les enquêteurs (que je vois de manière très présomptueuse comme mon équipe d’assistants) ont interrogé tous les gens qui ont approché le suspect. Ça dresse un portrait unique de quelqu’un, c’est une mine d’or. Et c’est là que commence mon travail de romancier. C’est bien beau d’avoir tout à portée de main, mais il faut en faire un objet littéraire.
Comment as-tu croisé l’affaire Lucien Léger ?
Par hasard. Toute la journée, j’entends des sujets possibles à la télé, dans les journaux ou au bistrot. Maintenant que j’écris sur des faits-divers, on me dit sans arrêt : ah, il faut que je te raconte la vie de ma grand-mère, c’est le Goncourt assuré. Là, en l’occurrence, c’était juste après la sortie de mon roman La Serpe, j’étais invité à une émission sur France Inter avec un vieil avocat qui s’appelle Henri Leclerc. Je me dis : c’est un vieux monsieur qui a eu une carrière incroyable, il faut quand même que je lise son livre, que je n’aie pas l’air complètement tarte. Dans La Parole et l’action, il consacre quelques pages à Lucien Léger. Assez vite, je commence à m’y intéresser en lisant Le Voleur de crimes, le livre de Stéphane Troplain et Jean-Louis Ivani (Ravin bleu éditions, 2012), consacré à l’affaire. Tout le monde, les médias, 100 % des gens à qui j’en parlais étaient convaincus que Lucien Léger était coupable. Et il y a ces deux types qui ont écrit ce livre de 1000 pages, qui ont presque la certitude que la justice s’est trompée. Je me dis, il y a deux personnes en France qui pensent qu’il est innocent sur 60 millions, ça vaut le coup de voir un peu de ce côté-là. À ce moment, je me suis mis vraiment à chercher.
Qu’est-ce qui t’a le plus frappé au cours de tes recherches ?
J’ai découvert avec stupeur et consternation que tous les gens qui entouraient Lucien Léger le présentaient comme un type diabolique. Quand on creuse, on se rend compte que Lucien Léger n’est pas tellement un monstre. Par contre, à des degrés différents, tous ceux qui ont participé à cette affaire ont été monstrueux. Ils n’étaient pas ce qu’ils avaient l’air d’être. Je me suis dit voilà, c’est exactement ce que j’aime. Ça risque de faire un gros livre parce qu’il y a beaucoup de personnages, mais allons-y.
Ça fait quoi de se mettre dans la peau de Lucien Léger ?
Ça fait bizarre. C’est terrible de se dire que Lucien Léger a passé toute sa vie en prison pour quelque chose qui n’a pas fait, mais on peut être innocent et antipathique. Je ne me suis jamais dit : tiens, dommage qu’il soit mort, je serais bien allé boire un coup avec Lucien. Le personnage que j’aime dans le livre, c’est Solange Léger.
C’est pour cette raison que la photo de Solange, la femme de Lucien Léger, est en couverture du livre ?
J’ai failli arrêter l’écriture du livre à un moment parce c’était trop noir. Lucien Léger, que je voulais défendre, n’était pas assez sympathique pour moi. Et tout à la fin de mes recherches, j’ai trouvé la correspondance de Solange au fond du dossier. On a toujours dit qu’elle était folle, qu’elle était bonne à passer sa vie dans un hôpital psychiatrique. Je me suis rendu compte que cette femme était au contraire intelligente, drôle, sensible. C’est la seule qui n’ait jamais menti. Sur 600 pages, il y a une sorte de marécage avec des ombres gluantes qui bougent à l’intérieur, et à la fin Solange Léger rattrape toute l’humanité. Pour moi, c’est la lumière du livre.
Quand tu fouilles le dossier d’instruction, tu trouves les noms du père de Modiano et de son ami Jacques Boudot-Lamotte, figures du Paris interlope des années 1960. Quelle a été ta réaction en tombant sur le père d’un futur prix Nobel ?
Je lis Modiano depuis plus de trente ans, c’est un auteur extrêmement important pour moi. Albert Modiano et Jacques Boudot-Lamotte sont des personnages de fiction, des fantômes de son univers. De trouver ces personnes dans la vraie vie, de voir leurs photos, leurs adresses, les plaques d’immatriculation de leurs voitures, ça m’a fait vraiment un truc. C’est comme si je croisais dans la rue Popeye le marin ou l’inspecteur Maigret. Je me suis dit, c’est l’occasion ou jamais de déclarer mon amour à l’écrivain. Dans mon livre je parle de lui sans arrêt dans les 300 premières pages, c’est un petit jeu pour que les gens se disent : mais il nous gonfle avec son Modiano, on dirait Pascal Obispo avec Polnareff, le fan béat devant son idole. Évidemment, c’est fait exprès, pour que le lecteur se dise après : ah oups, désolé, on comprend pourquoi.
Comme dans tes précédents romans, ton livre est cousu de digressions hilarantes. Tu évoques ton état de santé, tes poumons en charpie, ton kyste à la tête…
C’est vrai que je me déglingue, j’ai 57 ans. Mais il faut bien voir que je peux tricher dans la partie qui ne concerne que moi. En 1964, au moment de l’affaire, je suis un petit bébé tout rose et en pleine forme. Puis toute la société se détraque, et je trouvais qu’en parallèle, un narrateur qui en parlait plus de 50 ans plus tard et qui se détraquait lui aussi c’était un bon fil rouge. Ce qui m’obsède, c’est de marquer le passage du temps. Mais j’aurais dû faire attention avec mon personnage, parce que je n’arrête pas de recevoir des mails de gens qui commencent le livre et qui me disent : Philippe, ça fait deux ans qu’on ne s’est pas vus mais ça va ta santé, tu tiens le coup ?
Au Printemps des monstres (Mialet Barrault Éditeur, 630 pages, 23 €)
Par Mélanie Davoust