LE DARK GOURMAND
Pierre Guillaume porte aujourd’hui un regard neutre sur ses anciennes créations. Il ne s’en préoccupe plus dès lors qu’elles sont mises en vente. Toutefois, il le sait, toutes ses créations sont le reflet des différentes périodes de sa vie. « À mes débuts, mes parfums avaient tous une espèce de noirceur parce que je venais de perdre mon père, c’était l’hécatombe dans ma famille. Donc les gens disaient que je faisais des parfums gourmands, sucrés, alors qu’ils étaient plus baumés. En réalité, ils avaient tous un côté très sombre et en même temps un peu sweet, pour faire passer la pilule, pour habiller la noirceur. Les spécialistes appelaient ça des « dark gourmands ».
Photo François Berrué
Pierre Guillaume, parfumeur, a créé sa Maison indépendante en 2010. Il nous embarque dans les coulisses de ses créations. Entretien entre chimie et poésie…
Chandler Burr, critique du NY Times, a écrit de votre premier parfum, créé en 2005, O2 Cozé, qu’il était la plus « cool des nouvelles fragrances européennes ». Est-ce toujours aujourd’hui votre création de référence ?
Pierre Guillaume : Ça l’est pour les professionnels de la parfumerie parce que c’était un parfum atypique qui fait encore parler de lui aujourd’hui. Cette création est passée pour moi, j’y suis un peu moins attaché, mais c’est elle qui a fait démarrer l’aventure, elle aura toujours une place à part.
Vous avez misé sur la richesse et la diversité de vos fragrances, comment réussissez-vous à mettre de la poésie dans une discipline scientifique et chimique ?
Quand j’ai démarré, je ne mettais pas de barrières entre l’aspect créatif et technique. Pour moi un parfumeur, c’est un chimiste qui a des choses à raconter. Les parfums sont des poèmes liquides. Une science qui conjugue à la fois un aspect technique et un sens esthétique, artistique.
Comment arrive-t-on, au vu de la multitude de parfums présentés chaque année, à protéger ses créations ?
On n’y arrive pas vraiment. La jurisprudence ne peut pas protéger une formule. Et, à bien y réfléchir, je pense que c’est très judicieux parce que lorsqu’on compose une formule qui reste à l’état primaire des choses, à savoir des lignes de composition dans un ordinateur, qui me dit qu’un autre parfumeur à l’autre bout de la planète n’a pas eu une idée similaire. Il faut prendre de la hauteur et se dire qu’il y a l’odeur, mais aussi tout ce qu’il y a autour : l’histoire qu’on raconte, le nom, son identité, ce que la marque dit à son public.
Pour votre dernière création A une Madone, vous vous inspirez des Fleurs du mal de Baudelaire. La littérature est-elle omniprésente dans toutes vos créations ?
Omniprésente, non. Je me nourris d’elle, de la photographie, de la sculpture. J’ai du mal à faire des parfums qui soient des créations abstraites, j’ai toujours besoin de raconter une histoire à travers un enchevêtrement d’éléments chimiques qui sont mes mots à moi. Pendant le confinement, j’ai revu mes classiques. Donc Camus, Giono, Baudelaire et les Fleurs du Mal, etc., m’ont inspiré. Pour acquérir un angle de perception de matière complètement différent.
Est-ce qu’un parfum peut se sentir différemment d’une personne à l’autre ?
Parfumer, c’est mettre en résonance un parfum sur un individu. Il sentira pareil sur tout le monde parce qu’il faut qu’il soit techniquement stable, verrouillé, identique et identifiable. Mais quand tu fermes les yeux et que tu reconnais le parfum sur ta mère, ton père et ton chien, c’est qu’il y a un problème. L’être humain disparaît derrière une odeur standardisée. Donc c’est important de prendre le temps d’essayer un parfum, de vivre avec, pour voir ce que ça donne. La parfumerie doit aider à être une version bêta de toi-même.
D’un point de vue uniquement chimique, est-ce que le PH de la peau change quelque chose au parfum ?
J’aurais tendance à dire que oui. Par exemple, on sait qu’une peau mal hydratée tient moins bien le parfum. Il y a tellement de paramètres, le PH naturel, la signature bactérienne, la génétique, ce qu’on mange, si on fume, un traitement hormonale ou médicamenteux. Il m’arrive de recevoir dans ma boutique des personnes qui subissent des traitements lourds et qui me disent : « Je ne peux plus porter mon parfum parce que ça sent mauvais sur moi ! ». C’est tangible. Quand on met sur la peau quelques millilitres d’un parfum, il y a tellement de molécules, plus fragiles les unes que les autres, qui entrent en confrontation. Forcément, ça bouge ! C’est pour ça que c’est important d’essayer un parfum.
Avec tous les enjeux actuels, comment alliez-vous la technologie avec la création olfactive ?
On se remet en cause, mais ça ne joue pas sur la création olfactive. Nos fournisseurs de matières premières fabriquent avec des procédés de biochimie blanche, on s’éloigne de la pétrochimie. On a des méthodes de distillation plus respectueuses de l’environnement. Et nous avons agrandi la manufacture, avec des panneaux solaires sur tout le toit pour être autonome. On a essayé de réduire notre façon d’emballer, pour que les colis voyagent de manière plus économique, plus légère.
Par Margot Pannequin
Photo : Yagiza Studio