À l’occasion de la sortie du nouveau roman de la superstar des librairies Bernard Werber, La Prophétie des abeilles, on a embarqué dans sa machine à explorer le temps. Parés au décollage ?
Dans La Prophétie des abeilles, les abeilles ont disparu, et une famine menace de ravager l’humanité en 2053. Tu es pessimiste pour l’avenir ?
Bernard Werber : Je suis un pessimiste sur le court terme et optimiste sur le long terme. Il y a des menaces qui pèsent sur le futur, mais j’ai l’espoir que les gens intelligents finiront par avoir le dessus. À mon sens, Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et 1984 de George Orwell sont des œuvres trop sombres, car elles n’apportent pas de solution. Moi, la solution que j’apporte c’est l’observation des abeilles. Les abeilles comme les fourmis étaient sur terre il y a 120 000 millions d’années, alors que l’humanité n’existe que depuis trois millions d’années maximum. Ces espèces ont testé un mode de vie dont on doit s’inspirer. Chaque fois qu’une espèce disparaît, c’est quelque part une solution du futur qui disparaît.
Après les fourmis, les dauphins, les chats, pourquoi choisis-tu d’écrire à présent sur les abeilles ?
À l’origine, c’étaient les prophéties qui m’intéressaient. Je m’interrogeais sur ces types qui, comme Nostradamus, arrivent à des époques reculées et annoncent le futur. J’ai découvert que beaucoup de prophéties étaient apparues autour de l’an 1000 avec la prise de Jérusalem. J’ai donc commencé à écrire l’histoire d’un prophète templier, mais j’ai craint que ça ressemble à d’autres livres sur les croisades. Pour me démarquer, j’ai eu l’intuition des abeilles. Contrairement aux fourmis, ce n’est pas l’insecte qui m’a intéressé mais sa symbolique. J’ai découvert qu’Aristote, qui restait des heures à observer les abeilles, s’est inspiré d’elles pour la conception de sa société idéale. Il a transmis cet enseignement à Alexandre le Grand, qui a créé le premier empire mondial. On peut penser que les abeilles ont directement influencé cette réussite.
Selon toi, l’animal est l’avenir de l’humanité ?
Il faut se rappeler qu’on est un animal parmi d’autres, on ne peut pas s’extraire de l’écosystème. J’aime bien cette phrase de Freud qui dit que l’homme a connu trois vexations. La première, c’est Copernic qui affirme que la Terre n’est pas au centre de l’univers. La deuxième, c’est Darwin qui pense que l’homme est un animal comme les autres. La troisième, c’est Freud qui dit que nos actes sont motivés par la libido. Ces trois choses remettent l’homme à sa place.
Quelle était cette place ?
Quand je suis né, il y avait 2 milliards d’individus, maintenant nous sommes 8 milliards. Ça veut dire que durant ma vie, il y a eu plus d’humains qui sont apparus que durant toute l’histoire de l’humanité. C’est vertigineux. Et la chose qui pollue le plus, c’est la quantité d’êtres humains. Je regrette qu’il n’y ait pas une pensée globale de l’espèce pour cesser cette croissance démographique exponentielle. Je suis toujours très surpris de voir qu’aucun parti écologiste ne parle d’autorégulation de l’espèce, alors que même les lapins ou les arbres limitent leur prolifération. La seule solution à la surpopulation serait de s’installer sur d’autres planètes. C’est pour cette raison que j’ai écrit Le Papillon des étoiles, pour évoquer la colonisation de l’espace. Mais pour l’instant, ce n’est pas fait et ça a l’air très compliqué de le faire.
Comment tu t’y prends pour imaginer le futur ?
À quatre ans, j’ai commencé à jouer aux échecs. Et aux échecs, on est tout le temps projeté dans le coup d’après, la pensée se lance automatiquement dans le futur. À force, on va de plus en plus vite dans l’élaboration de scénarios possibles. Imaginer le futur, c’est un muscle. Plus on l’entretient, plus on fait ça sans effort, un peu comme le jogging. Tous les matins, j’écoute les actualités. Au-delà de tous les discours politiques, je regarde les tendances globales, technologies, sociales, politiques, et j’anticipe ce qui va se passer, comme sur un échiquier mondial.
Tu crois qu’on peut avoir un impact sur les prochaines décennies ?
Je crois que chaque seconde, chacune de nos décisions change l’ensemble. Et à mon petit niveau, j’influe sur l’avenir par mes livres. Parce que je donne des idées aux gens qu’ils n’avaient peut-être pas avant. Jules Verne, quand il a décrit la fusée, a permis plus tard son invention. En décrivant une société basée sur l’observation des abeilles, je donne la possibilité à cette société d’exister. Pour que le futur soit meilleur, il faut que quelqu’un l’imagine. C’est pour cela que j’ai créé un site qui s’appelle L’arbre des possibles, dans lequel les gens proposent des scénarios de futurs possibles. Mon idée, c’est que l’imagination va nous sauver, comme mon imagination m’a sauvé. Si je n’avais pas écrit, si je ne m’étais pas tout le temps projeté dans le futur, j’aurais eu une vie triste et banale. Visualiser des futurs qui fonctionnent mieux, c’est une source de plaisir, ça ne coute rien et tout le monde peut faire la même chose.
Cela fait 30 ans que tu publies des livres. Que t’inspire cet anniversaire dans l’édition ?
Le métier d’écrivain n’est pas un sprint mais un marathon. La difficulté consiste à être régulier et à tenir sur le long terme. Depuis que je suis dans ce métier, je vois beaucoup d’auteurs qui sont projetés d’un coup en avant et qui disparaissent. Lorsque mon roman Les Fourmis est sorti en 1991, je ne souhaitais écrire qu’un seul livre. Pour moi, dedans il avait tout. Quand je me suis aperçu que personne n’avait compris le bouquin, mais que les gens avaient malgré tout aimé, j’ai écrit Le Jour des fourmis pour expliquer le premier. Puis j’ai fait les Thanatonautes, qui a été un bide. J’ai pensé que ma carrière était finie, que le public ne me suivait plus, et j’ai pensé arrêter. Après sont venus La Révolution des fourmis et Le Père de nos pères qui ont été des succès. À partir de là, je me suis fixé la discipline de publier un livre tous les 1er octobre. Amélie Nothomb publiait tous les 1er septembre, le créneau d’octobre était libre, à l’époque personne ne voulait y aller.
Tu as en commun avec Amélie Nothomb la régularité mais aussi la longévité en tant qu’écrivain.
J’avais lu une interview de Frédéric Dard où il disait que pour être écrivain, il fallait écrire tous les jours de huit heures à midi et demi. Je l’ai pris à la lettre, et depuis l’âge de 16 ans, j’écris tous les matins dans les cafés. Je m’arrête à midi et demi car à ce moment-là ils me foutent dehors pour pouvoir dresser les tables. Il n’y a pas un jour où je n’écris pas, sinon je commence à me sentir mal. Écrire ce n’est pas du travail, mais du plaisir et de la jouissance. J’ai toujours une sorte de transe vers 11 heures qui dure une petite demi-heure. C’est comme si j’avais un trou dans la perception du temps, j’écris très vite et j’abats énormément de travail à ce moment-là. Plus les années passent, plus la jouissance est forte. C’est comme faire l’amour, plus tu pratiques, plus ça devient naturel. C’est du lâcher prise total.
À l’heure où toutes les grandes stars de librairie se mettent à l’auto-édition, tu es resté fidèle à Albin Michel.
Avant d’entrer chez Albin Michel, je venais d’être licencié du Nouvel Observateur et je commençais à être en fin de droits. Quand les équipes d’Albin Michel m’ont dit qu’elles croyaient en mon livre, alors que toutes les maisons d’édition avaient refusé le manuscrit des Fourmis, ça a été ma sortie du désert. Je suis reconnaissant à Albin Michel de m’avoir tiré de cette situation difficile. Évidemment, d’autres maisons d’édition m’ont proposé des contrats beaucoup plus intéressants, mais je ne cherche ni la gloire ni la fortune. Ce que je veux, et ce que m’offre Albin Michel, c’est de l’espace et du temps. Je veux que mes livres touchent l’international et qu’ils continuent de vivre après ma mort. Je veux que dans 200 ans, on puisse me lire comme on peut lire encore du Jules Verne, du Pierre Boulle et du Barjavel.
Comment expliques-tu que Les Fourmis soit devenu un livre culte ?
C’est en partie grâce aux professeurs. Ils se sont aperçus que ce roman était un moyen de donner envie aux jeunes de lire, et ça a marché pour toute une génération de lecteurs. Peut-être parce que dans mes livres, je ne fais pas du style pour le style. J’essaye d’avoir une écriture simple avec une histoire complexe. Pour moi comme pour les jeunes, c’est l’histoire qui est importante. Ce qui me fait penser que le métier le plus proche de celui d’écrivain, c’est architecte. Il faut un socle solide à l’histoire et il faut penser à mettre de la lumière et de l’air partout. Sinon, les gens ne vont pas dans les étages.
Bernard Werber, La Prophétie des abeilles (Éditions Albin Michel, 581 pages, 22,90€)
Par Mélanie Davoust
Photo Alexandre Lasnier