Au placard, la crânerie dominatrice, à l’abandon les rengaines machistes ! Devant nous se profile la possibilité d’une réinvention de la « virilité » telle qu’on la connaît. Reste à savoir où ça mène. Voici quelques pistes, camarades !
« T’es un vrai bonhomme, toi ». Assénée avec ironie à un camarade de beuverie rendant les armes au cinquième shot de tequila, la formule fait grincer quelques dents. Et délie aussitôt les langues. « Bah, bordel, si pour toi être un gars se résume à tenir la boisson, on n’est pas sorti de l’auberge », balance Dune. Touché. En réaction, chacun y va de sa petite définition. À droite, le « vrai mec » c’est celui « qui en a » (comprenez : des testicules et, par métaphore fleurie, du courage). Côté gauche on met en avant un physique « ambiance Kaaris » et célèbre la gouaille bravache d’Han Solo. Ailleurs, des voix (pas que féminines, notons) raillent une vision « périmée ». Et à Dune de remonter au créneau : « Vous êtes largués, l’homme de 2022, il s’affirme moins par la taille de ses pecs’ et son insolence demeurée que par sa vulnérabilité ». Bon. Le débat a le mérite de mettre en lumière une réalité contemporaine : la définition de la masculinité-type ne fait plus consensus. « Et tant mieux ! », s’exclame Dune, toujours échaudée. C’est que, selon elle, il était plus que temps de faire nos adieux à une vision « monolithique » de la « virilité mâle ». Laquelle « ne profitait ni aux femmes, ni aux hommes d’ailleurs ». Vraiment ?
TOUS GAGNANTS
Remontons la bobine. Le terme « virilité » vient du latin « vir » qui faisait référence durant l’Antiquité à la vertu morale. « Au moment de l’affirmation guerrière de l’époque, le terme est devenu exclusivement réservé aux hommes pour désigner l’appétit destructeur », explique Christine Castelain-Meunier, sociologue du masculin au CNRS et récemment co-auteure de Devenir écoféministe. Être viril à l’époque des César, Auguste et autres Caligula n’est pas faire montre de bonté. Mais plutôt en mettre plein la tronche à son voisin (de tablée ou de royaume, c’est selon) – quitte à sacrifier sur l’autel de cette agressivité posée en idéal l’empathie, et la sensibilité. C’est peu dire que ce virage conceptuel un brin belliqueux a fait tabac dans l’histoire puisque, souligne notre experte, il y a quelques décennies encore la virilité renvoyait « à la volonté de conquérir ». Et impliquait de cultiver, au passage, un machisme basé sur l’opposition hiérarchisée aux femmes, et aux homosexuels considérés comme des artefacts, précisément, de la féminité.
Aujourd’hui encore, l’héritage du mâle pensé façon Hercule, aussi va-t-en-guerre qu’insensible persiste. Et se traduit par une éducation différentielle. « On apprend aux garçons à ne pas pleurer ni exprimer leur détresse parce que la « faiblesse » ne rime pas avec notre virilité traditionnelle », pointe la psychologue Johanna Rozenblum. Un modèle d’enseignement aux relents spartiates (l’Antiquité, encore) qui n’est pas sans conséquence sur un « sexe fort » dont on a attend de lui qu’il mérite ce titre en ravalant ses larmes. Comme peu encouragent les bambins à pénis à « conscientiser leur mal-être », une fois adultes, ils n’ont pas le réflexe de consulter. Un manque de suivi qui pourrait expliquer, en partie au moins, le fait que dans la France de 2019, 75 % des morts par suicide étaient des hommes. Soit 6 750 décédés, pour cette année-ci.
« EST-CE-QUE J’AI ENCORE LE DROIT DE FAIRE LE KÉKÉ EN ÉCOUTANT DU BOOBA DANS MA CAISSE APRÈS AVOIR TAPÉ UN FOOT ? » — BALTHAZAR
Ce « diktat de la posture impavide », notre thérapeute l’associe à une « masculinité toxique » qu’elle définit comme « l’ensemble des comportements masculins nocifs pour la société, et l’homme lui-même ». En gros, tout le monde y perd. Quant à la « toxicité », elle n’est pas juste du côté de Jean-Mich’ s’étouffant en plein repas de famille à force de débiter pêle-mêle saillies misogynes et homophobes (pose ce verre, Tonton, par pitié), mais aussi du quidam qui musèle ses souffrances. Et se retrouve à l’occasion ostracisé par ses pairs, faute de rentrer dans le moule. « Heureusement, les lignes bougent à vitesse grand V », s’enthousiasme notre interlocutrice.
FOSSÉ GÉNÉRATIONNEL
Pour l’expliquer, Johanna Rozenblum cite l’essor du mouvement #Metoo, l’écho médiatique autour des féminicides et l’avancée des luttes LGBT+. Autant de phénomènes qui ont poussé l’homme à se repositionner, comme par effet de balancier « style sculpture de Calder ». Dans cet ample mouvement sociétal, le sociologue Daniel Welzer-Lang, auteur du circonstanciel Les Hommes aussi changent, repère un écho d’importance vers la sphère de l’intime. « Si on relève un récent changement du comportement masculin, c’est parce que depuis les années 2000, embrasser la cause féministe est preuve de modernité, mais aussi en raison du fait que ce soutien s’est mué en une exigence au sein des couples ». Comme ça a été le cas pour Gaël, 45 ans. « Ma nouvelle partenaire m’a vite fait comprendre que si je n’évoluais pas, elle me mettrait à la porte », confie ce chargé de com’, bien obligé de faire sien le concept de « charge mentale » et de « paternité investie » pour filer son amour. Il fait du « 50/50 » sur les tâches ménagères, anticipe les rendez-vous scolaires pour son fils et, s’il avait 30 ans de moins, aurait sans douté songer au slip chauffant afin d’équilibrer la charge contraceptive. Bref, Gaël se « reformate ».
EN PLEINE TRANSITION
« C’est un combat de tous les jours qui n’est pas exempt de souffrances ; comme si je luttais contre des réflexes quasi instinctifs, purs produits de mon conditionnement. » Dans un souffle aux accents désespérés, il confie même se sentir parfois « trop vieux » pour suivre la cadence des exigences nouvelles à l’endroit d’une masculinité égalitariste. L’expression d’un fossé générationnel sur le sujet ? Peut-être. Mais pas besoin d’être quinquagénaire pour parfois se sentir à côté de la plaque. Prenez Balthazar, par exemple. Il a beau n’avoir que 26 ans, ce webmaster estime que les « choses vont trop vite ». D’une part, on attend de lui qu’il soit un « gars viril » de l’autre qu’il se « déconstruise ». Pris entre deux feux, il peine parfois à « trouver l’équilibre » et « marche constamment sur des oeufs », par peur que son comportement le renvoie illico à la case « connard ». « Est-ce-que j’ai encore le droit de faire le kéké en écoutant du Booba dans ma caisse après avoir tapé un foot avec les potes ? », interroge-t-il sincèrement. Chelsea qui, en « féministe » est la première « à s’hérisser contre toute forme de sexisme » compatis car elle observe « une énorme pression sur l’homme d’aujourd’hui, comme s’il n’y avait plus de tolérance au faux-pas ».
Il y a ceux que le déclin du virilisme interroge. Et puis il y a ceux qui, paniqués, hurlent à la Lune contre la mort de l’Homme. Ces râles se déclinent sous la forme de discours courroucés anti théorie du genre, ou d’invitations hardies à renouer avec une masculinité perdue en faisant du survivalisme sylvestre. Entre gars, évidemment. « Les grandes mutations historiques s’accompagnent toujours de réactions conservatrices », commente Daniel Welzer-Lang. Les incels, Trump, Zemmour ,qui s’inquiétait dans Le Premier Sexe que, bientôt, nos citoyens ne soient plus assez gaillards pour défendre Mère patrie… Pourtant, selon notre sociologue, il n’y a pas de quoi s’alarmer. Au contraire : « Il ne s’agit pas de castrer qui que ce soit, mais de se débarrasser d’un virilisme nauséabond ; nous ne sommes pas dans une crise de la masculinité, mais dans une déstabilisation du pouvoir masculin ». Nuance.
N’empêche, le sociologue reconnaît volontiers que cette bascule puisse engendrer des « pertes de repères ». Après tout, nous sommes en pleine transition. Depuis une masculinité d’injonction à l’invention d’un « post-mec » déconstruit, dont les contours restent mal définis. « L’essentiel est de développer une adaptabilité plutôt que de se réfugier vers un nouveau modèle ; l’homme d’aujourd’hui est celui du cheminement, sans certitude sur sa destination », suggère Florian D’Inca, responsable du podcast « Mise à Mâle » et du compte Instagram du même nom (@miseamalepodcast) où il dissèque les ressorts de la masculinité. Et à Elvire Duvelle-Charles, mère du compte @clitrevolution et ex-Femen auteure de Féminisme et réseaux sociaux de renchérir : « L’objectif n’est pas de remplacer un carcan par un autre, mais d’embrasser une multiplicité de modèles », dont elle observe l’émergence, notamment, dans l’espace culturel. « Il n’y a qu’à voir les gars de Sex Education, Skams, Normal People… ».
En somme, maintenant que le corset old school de la virilité a valdingué, tout serait possible ? Clément a envie d’y croire. Celui qui, en tant qu’homosexuel, a pris des années à revendiquer sa « masculinité propre », loin du « mythe quasi stakhanoviste de l’homme infatigable et reproducteur » l’affirme sans détour : « Désormais la masculinité est un concept malléable et accessible à tous. On ne subit plus ses codes, on en joue ». Ici, quelques tough guys arborent du vernis à ongle. Là, les queutards hétéros qui juraient tous leurs dieux qu’aucune femme n’approcherait leur fessier, parce que « l’anus, c’est un truc de gonzesse ou de pédé », se laissent tenter par la sodomie (voir notre article « Prostate Mon amour », Technikart, n°256). Un peu partout, on érige des figures masculines imberbes et fluettes au rang de sex-symbols –Timothée Chalamet en tête de liste.
Des glissements qui, selon Daniel Welzer-Lang, témoignent d’une « révolution anthropologique du genre où le fondement binarisé de nos sociétés entre féminin et masculin s’effondre ». L’annonce des trompettes de l’Apocalypse ? Plutôt les prémisses d’une société au visage neuf, à en croire Johanna Rozenblum : « Chacun a désormais la possibilité de s’émanciper d’une forme de conformisme dans lequel nous baignions – ce qui autorise, enfin, une réflexion subjective par rapport à nos identités, nos sexualités ». Avec, à la clef, un rapport à soi « plus authentique que jamais ». Lequel fera fleurir une myriade de masculinités non antagonistes, espère la thérapeute. Pas l’aspiration caricaturale au gars mué en bisounours, sorte de benêt oui-oui hyperconciliant. Mais plutôt un joyeux melting pot, où les body-buildés sous testostérones s’enverront des verres avec l’androgyne emo fan de K-pop qui, lui-même, copinera avec la fameuse « garçon manquée ». Exit la masculinité définie par une supériorité délirée vis-à-vis des femmes, et du clivage avec les gays. Chacun aura sa masculinité self made. Bricolée par soi, pensée pour soi. Sacré tableau. On a hâte de voir ce que ça va donner. Pas vous ?
Par Antonin Gratien
Illustration Alexandre Lasnier