C’est un des dieux de la BD. Dessinateur, scénariste et réalisateur, Enki Bilal, né à Belgrade, a choisi d’exposer une trentaine d’œuvres – parfois anxiogènes, toujours magnifiques – au musée de l’Homme. Une carte blanche qui immerge le visiteur dans son univers de SF apocalyptique, qui semble nous rattraper.
Pourquoi cette exposition au musée de l’Homme ?
On m’a proposé ce lieu et la thématique, Aux frontières de l’humain. J’ai accepté cette invitation car le musée de l’Homme est essentiel, sur l’humain, la vie, et j’apprécie les gens qui y travaillent. Je suis très touché que mon travail résonne dans le monde scientifique, plus que dans le monde de l’art contemporain. Ici, ça a du sens ! J’ai réfléchi à ce que j’allais montrer avant de réaliser que tout ce que j’ai fait depuis le début est dans la thématique. L’humain est au cœur de tous mes récits, de toutes mes visions. C’était une évidence, il a fallu simplement faire des choix, avec les équipes du musée, sur ce que j’allais montrer.
On retrouve dans cette exposition votre fascination pour mutants, êtres hybrides, les êtres réparés, augmentés, connectés.
Ils sont des reflets de notre culture, de notre humanité, de notre obsession pour la science, l’innovation. L’humain face à lui-même et son avenir, je ne vois pas un thème plus important.
Vos œuvres semblent résonner tragiquement avec l’époque et l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Les frontières de l’humain, on y est. Quasiment ! Nous avons un type qui nous pousse au bord du précipice, avec l’holocauste nucléaire. Dans le troisième tome de Bug 3, j’ai dessiné une table de sept mètres de long qui sépare une tsarine du héros, qu’elle a fait kidnapper, et qui rappelle bien sûr la rencontre glaciale de Poutine avec Macron. Je suis peut-être en avance. En ce moment, nous sommes dans mon univers, mais chez moi, il y a du second degré, alors qu’il n’y en a pas chez Poutine. Nous sommes en permanence au bord du gouffre, la science nous y amène. Nous avons, grâce à la science, une amélioration de la vie, de la médecine, et en même temps, ce côté de sombre qui nous fait ramper sur le fil du rasoir. Nous sommes tous au bord du précipice à cause de la dérive mentale d’une seule personne. Le réel est absolument insupportable.
Comment expliquez-vous l’aspect visionnaire de vos BD ?
En 1997, dans Le Sommeil du monstre, j’évoquais un ordre obscurantiste, fou de dieu, qui décidait de s’en prendre au monde occidental, à des villes comme New York, Paris et la tour Eiffel… Puis, nous avons eu les Tours qui sont tombées, c’est troublant. Je ne suis pas un devin, mais un visionnaire, oui, car je mets en relation mes réflexions avec le réel. Je lis la presse tous les jours et je me projette avec liberté en avant. Et bien sûr, il y a le feeling. Cette table dont je vous parlais précédemment, je l’ai dessinée il y a six mois ! Je pense que l’intuition fait partie de la création.
Vous avez beaucoup pillé par le cinéma…
Comme d’autres artistes de la BD française, oui…
Mais pourquoi n’y a t-il pas plus d’adaptions de vos BD ? Vous même semblez avoir arrêté le cinéma.
J’ai une adaptation en cours de Bug, sous la forme d’une série télé. J’ai écrit avec Dan Franck les six premiers épisodes de la première saison. J’ai essayé de monter deux films, ambitieux, mais en France, c’est impossible. Je trouve les plateformes très formatées, il faut que cela plaise au monde entier.
C’est parce que vos projets nécessitent beaucoup d’effets spéciaux ?
Mais non, je ne veux pas d’effets spéciaux ! Le jour où je ferai un director’s cut d’Immortel, je virerai tout ce qui numérique et je suis sûr que le film tiendra la route.
Dans l’expo, il y a un extrait d’Immortel et ce dialogue qui clôt la boucle : « Que pensez-vous de ce que vous avez vu ? » Et Linda Hardy de répondre : « Ce n’était pas très joli« .
C’est un montage de mes trois films, Bunker Palace Hôtel, Tykho Moon et Immortel, plus deux clips. Je termine sur une note d’humour tirée d’Immortel, d’ailleurs il y a de l’humour dans mes BD.
On fête aujourd’hui les dix ans de la mort de Moebius.
C’est un artiste irremplaçable, un très grand, qui ne partira jamais. Il est toujours là.
Musée de l’Homme
17 place du Trocadéro
75016 Paris
Bug 3 (Editions Casterman)
Par Marc Godin