D’un divorce peut jaillir une renaissance artistique : c’est alors qu’il était au bout du rouleau que Disiz a composé L’Amour, un des plus beaux albums de l’année. Rencontre avec un ancien rappeur mal compris, qui se réinvente ici en chanteur de soul mélancolique.
On a fini l’entretien et on continue de discuter dans son nouveau studio installé près du Père-Lachaise, quand Disiz nous donne la clef de cet article : « Il y a quelques années, j’ai eu l’idée d’un livre que je n’ai finalement pas écrit… C’était l’histoire d’un psychothérapeute qui voyage dans le temps. Un jour, il rencontre Baudelaire et le soigne de son spleen. Sauf que résultat Baudelaire se met à écrire de très mauvais poèmes. Peut-on créer sans le spleen ? »
Y aurait-il maldonne depuis l’an 2000 ? Révélé à 22 ans avec le carton de J’pète les plombs, Disiz (alors Disiz la Peste) a d’abord été étiqueté rappeur comique grand public. Puis on l’a parfois vu parler politique à la télé, en idiot utile d’une certaine gauche bien-pensante – en 2007, il est allé jusqu’à chanter au stade Charléty à un meeting de Ségolène Royal. Il valait bien mieux que ça. Il a continué de faire des disques, a publié deux romans (dont René chez Denoël en 2012), a repris des études de droit et réfléchi à sa place dans la société en général, et dans l’industrie du disque en particulier. Surtout, il a divorcé après vingt ans de mariage (et cinq enfants au compteur). A suivi un gros passage à vide dont il émerge aujourd’hui avec le splendide L’Amour, un des albums les plus surprenants de l’année, une soul synthétique pleine de spleen, comme si un cousin de feu DJ Mehdi enregistrait une excellente version française de Frank Ocean. Il y a des coups de foudre tardifs. À Technikart, on n’avait jamais calculé Disiz, ni en bien ni en mal. Si l’amour rend aveugle, L’Amour nous a permis de sortir de notre surdité.
TRANSFUGE DE CLASSE
C’est en 2018 que tout se termine et que tout recommence pour Disiz : « Je suis alors au fin fond de la dépression, je viens de me séparer de la mère de mes enfants, mon album Disizilla n’a pas fonctionné du tout, ma mère ne va pas bien, moi non plus… Je reçois un appel de Prinzly, le producteur de Damso. Il est à Paris et me propose de faire une session. On prend une cabine aux Studios de la Seine, je fais des titres de rap ego-trip. Et puis je fais un titre qui s’appelle “Douceur”, que je n’ai finalement pas retenu. Dans le refrain je disais que je voulais de l’amour, je parlais de mes enfants, je cherchais la paix. Ç’a été le point de départ. J’adore le disque de Bon Iver, For Emma, Forever Ago mais je n’ai pas appréhendé le mien comme un album concept sur ma rupture. Je vivais des choses particulières, je voulais en parler – j’étais tellement imprégné par ce que je vivais dans le réel. J’ai pris L’Amour comme une manière inconsciente de dépasser les moments très durs que je traversais en les mettant dans mon art. Ça me faisait du bien d’être en studio. Une fois que j’ai ouvert la porte, j’ai fait une centaine de morceaux – un thème inspirant de fou ! »
« J’ÉTAIS CAISSIER AU MCDO ET, DU JOUR AU LENDEMAIN, J’AVAIS ENTRE 300 000 ET 400 000 EUROS SUR MON COMPTE EN BANQUE. »
Avant le divorce, il y a eu le mariage. Né en 1978 à Amiens d’un père sénégalais musulman et d’une mère belge de culture catholique, Disiz grandit à Évry. Dans les années 1990, l’islam est déjà bien implanté dans la banlieue et ses esprits : « Il y avait une dimension religieuse forte, certains us et coutumes… Et je précise qu’à l’époque il n’y avait pas encore les portables ! Quand tu voulais sortir avec une fille du quartier et que ses parents traditionnels s’y opposaient, tu faisais comment ? Moi j’allais chez une amie du quartier qui appelait chez les parents, et me passait ensuite ma copine au téléphone. Ça jouait sur les relations sentimentales ! Dans d’autres milieux on te dit : “Voici des capotes mon fils”. Moi, pour accéder à la fille que j’aimais, je devais me marier religieusement. C’était du pur déterminisme social ». Disiz a 20 ans. Il a déjà la bague au doigt alors que sa carrière n’a pas encore démarré. Après avoir rangé des couches pour bébés dans un supermarché, il travaille désormais chez McDonald’s. Avec J’pète les plombs, sa vie change : « J’étais caissier au McDo et, du jour au lendemain, j’ai entre 300 000 et 400 000 euros sur mon compte en banque. Être un transfuge de classe illico, avec en plus la notoriété : venant vraiment de la misère sociale, je n’étais pas préparé à ça. En plus, je suis métisse. C’était trop de grands écarts, de conflits intérieurs. À partir de là, entre la religion, les enfants et le monde de la musique, j’ai vécu dans une forme de schizophrénie, avec beaucoup de souffrance. La quête d’identité, la récupération, la moissonneuse-batteuse de l’industrie du disque et du divertissement : c’était invivable. »
Pourquoi ne pas avoir divorcé plus tôt ? À cause du carcan social ? « On parle de mariage quand même, et devant Dieu, ça veut dire quelque chose… J’étais dans la culpabilité : je trompais ma femme, et je ne vivais pas vraiment les histoires que je vivais. Dans le mariage, il y a ce côté secte aussi, à se jurer fidélité “pour le meilleur et pour le pire”. Cette loi morale m’habitait : les mauvais moments sont des épreuves, il faut les accepter, et pour l’éternité. Pour certains, et je ne suis personne pour juger, plus il y a d’épreuves, mieux c’est – on peut vivre comme ça et être très heureux. Moi, ça m’a emmené dans des états très graves. »
En parlant avec Disiz, on comprend vite que son spleen ne s’arrête pas à ses déboires amoureux mais embrasse un malaise plus profond dû au fait qu’il soit inclassable sur la carte rap, et qu’il soit longuement passé sous les fourches caudines d’une société du spectacle plus qu’ambiguë avec les artistes venus des banlieues. Dès son adolescence il est différent des autres. Il n’a pas honte de confesser que son premier disque acheté fut Faith de George Michael : « Je dois avoir 13 ou 14 ans, je vais en vacances sur la Côte d’Azur, ce sont mes premiers émois amoureux… Quand je réécoute Faith je me revois ado allant à la fête foraine où je dois rejoindre la fille que j’aime bien – c’est incroyable. Dans ma mégalomanie j’espère que L’Amour va marcher cet été, et que des gens s’en souviendront avec nostalgie dans vingt ans. »
On entend dans L’Amour du Prince et du Stevie Wonder, mais aussi des choses plus pop. Assumées ? « Au quartier, il y avait des bonhommes, des bagarreurs couverts de cicatrices, et la tête de ma mère dans leur walkman il y avait Étienne Daho ! C’est la culture populaire, ça te touche. La pop m’a autant inspiré que le rap, mais sans doute par déterminisme social (on n’y échappe pas) je me suis trop longtemps autorisé à piocher dans le rap et non dans la pop. Laurent Voulzy et Alain Souchon, je les ai énormément écoutés, autant que le Wu-Tang Clan – pourquoi a-t-on le droit de citer le Wu-Tang et pas Souchon ? Là, avec L’Amour, j’étais tellement au fond du trou, je n’avais plus rien à perdre. J’ai fait littéralement tapis : j’ai mis tout mon argent dans mon disque. Et au niveau artistique, j’avais tellement dépassé la peur que je pouvais tout me permettre. »
RAPPEUR SENSIBLE
Avec cet album, où il cite Bashung et évoque Klimt, Disiz va encore être catalogué rappeur sensible, lettré. Un atout ou une croix à porter ? « Je me le suis tellement demandé depuis mes débuts… Où on veut m’enfermer, et où je m’enferme tout seul. C’est très intéressant comme question, mais c’est difficile d’y répondre… Pour moi, en tout cas, ç’a pu être négatif. Parce que j’avais quelques références littéraires, une manière différente d’aborder les choses, tout de suite j’étais vu comme celui qui sort du lot, et, dans le milieu du rap, on disait : “Il n’est plus comme nous, il est passé chez les Blancs, etc.” Je rapproche ma situation de celle de DJ Mehdi, que j’estimais énormément et qui a vécu la même chose. Quand il bossait avec le 113 et Ideal J, c’était le quartier, et quand il a commencé à traîner avec des mecs d’un autre milieu, plus bourgeois, plus blancs, les mecs de la French Touch en gros, on entendait des voix : “Maintenant il se drogue ! C’est un pédé !” Tous les clichés… Télérama et les médias de gauche m’ont toujours bien traité, mais ça n’était pas agréable pour moi d’être le rappeur intello qui passe sur France Inter. Dans le milieu du rap, qui est très compétitif, c’est péjoratif : tu es le béni-oui-oui, le rappeur institutionnel, celui qui est dans l’establishment… Alors que j’ai découvert le rap avec Public Enemy, et que c’est donc impossible pour moi d’être dans l’establishment… »
Les médias, Disiz a appris depuis longtemps à s’en méfier : « Quand, à 20 ans, tu te retrouves projeté sur des plateaux télé face à des gens qui connaissent beaucoup mieux que toi le médium, c’est très dur : on te roule dans la farine et on te caricature. J’étais jeune, c’était facile de m’instrumentaliser et de m’humilier – j’arrivais avec ma bonne foi, ma sincérité, sauf que ça ne se passe pas comme ça… Ardisson n’était vraiment pas fiable. Quant à Zemmour, j’ai été un de ses premiers clashes chez Ruquier, j’avais fait les frais de sa force – il faut lui reconnaître son art oratoire. Je n’avais pas les moyens de bien répondre, j’ai lu des bouquins depuis, j’ai lu Gorgias de Platon, je connais le langage ! À l’époque je m’étais pris les pieds dans le tapis. En plus, tu étais humilié deux fois : sur le plateau lors de l’enregistrement, puis lors de la diffusion. Atroce. »
Encore pire que la télé, la politique. En 2007, en pleine campagne présidentielle, Disiz va chanter pour soutenir Ségolène Royal. Encore un mauvais souvenir : « Je ne suis pas là pour faire la chasse aux sorcières et dire qui m’avait mis là-dedans… Là aussi, j’y étais allé avec sincérité : Royal était une femme, elle était de gauche, et j’étais supposé être de gauche. Je n’avais pas vu toutes les interconnexions cachées, la dimension business. J’avais été le dindon de la farce, c’était horrible de se sentir utilisé comme ça. Je croyais devoir prendre position alors, maintenant je me suis détaché de tout ça… Après mes humiliations à la télé, j’ai essayé d’être plus affuté dans mes prises de parole. Je me suis intéressé à toutes ces questions, j’ai repris des études de droit, lu des essais. J’ai acquis un meilleur arsenal intellectuel, et ça m’a rendu extrêmement triste de connaître l’histoire, les manipulations politiques, de ne pas être dans la facilité – le côté tous pourris. N’étant pas heureux dans ma vie à moi, ça ajoutait à ma dépression, c’était trop anxiogène. Depuis, j’ai fait un rejet du sujet politique dans sa globalité. Je ne connais plus le nom que de deux ministres. À 44 ans, ça va faire vieux con, mais quand je regardais L’Heure de la vérité, ç’avait plus de tenue. Bien sûr, c’était une mise en scène, et il y avait sans doute des dégueulasseries de dingue derrière. Mais, en tant que spectateur, on s’attendait à des choses sérieuses. Alors qu’aujourd’hui, Hanouna, je ne comprends pas… »
DIGNE D’AMERICAN PSYCHO
Si on faisait un hors-série sur Disiz, il faudrait aussi revenir aussi sur ses débuts chez Barclay/Universal, son expérience des majors, « un univers de sociopathes digne d’American Psycho ». En marge du milieu du rap, des cyniques du monde du disque et de l’establishment de gauche, Disiz a créé son propre label, Sublime, sur lequel il sort L’Amour. L’occasion de revendiquer une forme d’élitisme : « La haute société n’a jamais été un but à atteindre pour moi. La démonstration de réussite ne m’intéresse pas, qu’elle soit financière ou autre. En revanche, je fais partie d’une certaine élite dans mes exigences artistiques, dans le côté souverain que j’ai par rapport aux gens qui ne sont là que pour le profit. Je ne vais pas faire mon Che Guevara, mais je m’intéresse aux êtres humains, et si je n’avais pas eu ma force de caractère, j’aurais pu me faire broyer par l’industrie du disque, être un produit jetable et disparaître. À 20 ans, j’avais le nez au milieu de la choucroute, je ne comprenais rien. J’avais signé là où on me proposait le plus d’argent, et en me fiant au feeling que j’avais avec les gens. Aujourd’hui, j’ai plus de liberté, mais c’est aussi beaucoup plus de travail. Pour se lancer en indé, il faut avoir une carrière derrière soi, un bon management, des moyens, et la compréhension de l’industrie. Dans mon label, je vais aussi encadrer des débutants. On déforme trop souvent les gens pour les diffuser à plus grande échelle, en perdant le nectar de leur singularité. Chez Sublime, j’entends remettre l’artistique et la psychologie au centre. J’essaie de comprendre les personnes que je signe. Il y a une approche politique et culturelle derrière. L’élitisme est placé à un autre endroit. »
On pensait avoir fait le tour de la question quand Disiz nous apprend que « Rencontre », son duo avec Damso, est classé numéro un : « Je ne le dis pas pour la gloriole, mais parce que je suis soulagé de voir que c’est possible. On peut encore faire des choses qui ne sont pas formatées, et arriver à avoir du succès. Car il n’y a pas d’achat de streams, c’est bio ! L’achat de streams c’est très courant de nos jours : les majors, les artistes, les environnements d’artistes, tout le monde triche. Mais pas moi ! » Sur L’Amour non plus il ne triche pas. C’est ce qui donne sa beauté à cet album où, après la descente, il est aussi question de rémission, de nouvelles aventures. À écouter tout l’été sur la Côte d’Azur – et ailleurs.
L’Amour (Carré Bleu/Sublime).
Par Louis-Henri de La Rochefoucauld
Photos Ojoz