Il a 37 ans, dirige des stars comme Brad Pitt, Ryan Gosling ou Margot Robbie, accumule les récompenses et règne tout en haut de la chaîne alimentaire hollywoodienne. Rencontre avec le cinéaste franco-américain Damien Chazelle pour son film le plus dingue, situé à l’époque sauvage des pionniers du cinéma muet.
Une fête démente dans un château au milieu du désert, avec des centaines de fêtards-partouzeurs qui dansent sur un jazz endiablé, des couples qui s’envoient en l’air dans tous les coins, ou sniffent des montagnes de coke Tony Montana style, des adeptes de golden showers, un cadavre qu’on essaie d’évacuer au milieu de la foule grâce à… un éléphant ! Bienvenue à ZinzinLand, ou plutôt Babylon, cinquième film de Damien Chazelle, qui se déroule à l’époque du cinéma muet avec Brad Pitt en méga vedette, alcoolique au dernier degré, et Margot Robbie en aspirante starlette. La première séquence, 30 minutes de fiesta ininterrompue sur fond de jazz et de virtuosité technique, vous entraîne dans un tourbillon épileptique qui évoque aussi bien Federico Fellini, Robert Altman ou Baz Luhrmann. Du cinéma total, en liberté, qui place Damien Chazelle en haut de l’Olympe du 7e art. Ça valait bien une petite interview avec un premier de la classe hilare et décontracté, alors qu’il bosse sans relâche sur la post-production (« des petites choses, je fignole le son, la lumière ») afin de terminer son film dans les temps.
Damien, on fait l’entretien en français ou en anglais ?
Damien Chazelle : Hum, en français, ça va.
Pourquoi avez-vous décidé de devenir metteur en scène ?
(Rires) Je ne sais pas vraiment. En tout cas, ce que je sais, c’est que j’ai toujours voulu être metteur en scène. Tout petit, je regardais de films et je voulais faire « ça ». Ça a commencé avec les dessins animés et je dessinais beaucoup, puis des petits courts-métrages avec des acteurs. J’écrivais des histoires, je faisais des home movies avec la caméra de mon papa. Ça a commencé comme ça et je n’ai jamais voulu faire autre chose.
Je pensais pourtant que la grande passion de votre vie était la musique ?
C’est venu après. J’ai commencé à jouer de la batterie vers dix ou onze ans. Et c’est devenu une passion au lycée, le jazz surtout. J’avais un enseignant qui me terrifiait, un peu comme le prof sadique de Whiplash. Mais le cinéma était mon premier amour et après le lycée, je suis revenu au 7e art. Et, bien sûr, j’ai trouvé un moyen de combiner mes deux passions.
Votre parcours est hallucinant. Vous avez 37 ans, vous êtes passé par Harvard, vous réalisez des films depuis 15 ans, vous avez un Oscar en poche et maintenant vous travaillez sur des blockbusters avec des stars comme Brad Pitt. Est-ce que vous pincez le matin pour savoir si tout cela est bien réel ?
(Il explose de rire) Parfois ! Mais le problème, c’est que je suis toujours aussi stressé et insatisfait que lorsque j’étais plus jeune, en dehors de cette industrie. Je ne sais pas si la satisfaction viendra un jour, je n’en suis pas sûr. Mais bon, c’est peut-être pas plus mal pour un artiste de rester insatisfait ; j’en veux, j’ai toujours faim.
La La Land était un hommage à la comédie musicale des années 1940-1950, au cinéma de Vincente Minnelli et Stanley Donen. Cette fois, vous vous attaquez aux années 1920.
J’ai toujours aimé le cinéma muet, un art majeur, un langage perpétuellement en train d’évoluer. En 1926, 1927, 1928, le son arrive, puis au début des années 1930, les codes moraux et la censure débarquent, notamment le code Hays, l’art et toute l’industrie vont changer. Les grandes scènes de batailles qui étaient tournées en extérieur sont dorénavant filmées en studio. Et on tournait dans le silence pour le son ! La liberté des pionniers était perdue. Je voulais montrer le désastre qu’a représenté l’arrivée du cinéma parlant. Une star pouvait descendre tout en bas de la chaîne alimentaire du jour au lendemain et un mec qui récurait les toilettes pouvait se retrouver responsable son du studio ! Tout s’est réorganisé d’une manière rapide, chaotique, et cela offrait une excellente matière narrative. D’où ma fascination.
C’est vrai que vous vous êtes inspiré de la série allemande Babylon Berlin ?
Non. Je connais ce programme mais je ne l’ai pas vraiment regardé. Mais surtout, j’ai commencé à écrire Babylon en 2008, bien avant cette série TV.
Autant First Man, basé sur la vie de Neil Armstrong, était dépressif, autant Babylon s’apparente à un électrochoc. Vous êtes considéré comme le premier de la classe à Hollywood, comment avez-vous pu réaliser un film aussi sauvage ?
C’est tout l’enjeu de Babylon. Quand je faisais des recherches sur le Hollywood d’avant Hollywood, quand Hollywood n’était pas encore une industrie mais ressemblait vraiment au cirque, et que L.A. était encore une petite ville, j’ai découvert que l’esprit de l’époque était complètement dingue, sauvage. Pas vraiment l’idée que l’on se fait des « années folles »… Il n’y avait aucune règle, aucune limite, c’était une période extrême, avec des personnages déments. Je voulais tourner un film énorme et bruyant sur cette époque, filmer les hauts et les bas, l’humanité dans ce qu’elle a de plus glamour et dans ce qu’elle a de plus bestial et dépravé. Vous savez, l’alcool était prohibé et les drogues comme la cocaïne étaient légales (il se marre). Après la Première Guerre mondiale, les gens voulaient tout expérimenter, exploser toutes les barrières, il y avait un véritable esprit de liberté qui planait. Pour tout changer ! À Hollywood, une communauté s’est formée, car ces gens n’avaient pas le droit de faire de films sur la côte Est. Ils ont bâti très vite cette ville, cette industrie, et tout cela s’est fait dans un climat de folie. Au début du film, il me semblait primordial de retranscrire cette folie, de capturer l’esprit de cette époque, car je n’avais jamais vu ça dans un autre film sur cette période.
On se croirait au Far West, c’est juste dingue.
(Il glousse) Exactement ! Ces pionniers construisent une ville à partir de rien et une industrie à partir de zéro. Et pour faire ça, il faut un certain genre de cinglés. Ce que je montre, c’est cette espèce de rêve américain déviant, de vision dérangée et folle. C’était vraiment l’esprit Far West.
Quelle est la part de vrai dans Babylon ? Le personnage obèse du début évoque Roscoe « Fatty » Arbuckle, impliqué dans la mort de l’actrice Virginia Rappe ; Bratt Pitt ressemble à John Gilbert ; Robbie Margot à Clara Bow… Vos personnages sont des composites d’acteurs ou de réalisateurs célèbres ?
C’est exactement cela. Il y a un ou deux personnages qui ont réellement existé, comme le producteur Irvin Thalberg, incarné par Max Minghella. Sinon, ce sont des personnages fictionnels, des composites. Clara Bow a été très importante pour construire le personnage de Margot, comme Joan Crawford jeune. Pour Brad Pitt, je me suis surtout inspiré de John Gilbert, bien sûr, mais aussi de Douglas Fairbanks, de Gary Cooper…
Mais les vies de John Gilbert ou Clara Bow sont juste hallucinantes.
Ces acteurs, fascinants, hallucinants comme vous dites, cette période, tout cela est dingue, improbable, d’où mon intérêt. Je voulais découvrir ce que c’était une movie star. Avant, les stars étaient des chanteurs, des princes, des rois, des acteurs de théâtre. Avec le cinéma, on voit pour la première fois du close-up. On découvre en gros plan les visages de Greta Garbo, John Gilbert, Rudolph Valentino. Les spectateurs ont l’impression qu’ils connaissent ces stars, ces dieux, il y a une véritable intimité qui se développe, une sorte de folie s’empare des spectateurs. Quand Valentino est mort, vous savez que des femmes se sont suicidées ? C’était complètement nouveau, avec un amour quasi religieux pour ces nouvelles stars.
Vous pensez qu’une star de 2022 pourrait se comporter comme une vedette de 1922 ?
(Il hurle de rire) Ah, non ! Avec leurs histoires de drogue, les scandales sexuels, l’alcool, ce serait juste impossible aujourd’hui.
Votre film dure plus de trois heures. Vous l’avez tourné sur combien de jours ?
72 jours, avec un budget de 78 millions de dollars. On a beaucoup couru. J’aurais bien aimé avoir plus de temps, mais c’est difficile pour un film un peu original. Il faut donc redoubler de réactivité avec les ressources, le budget. On a dû être malin…
J’ai lu que vous aviez hésité entre Brad Pitt et Leonardo DiCaprio pour le rôle de Jack Conrad. Pourquoi avez-vous choisi Brad ?
Non, non, je n’ai jamais envisagé Leonardo et j’ai fait passer le scénario à Brad et à lui seul. Il s’est montré aussitôt intéressé, mais il voulait en parler avec moi pour bien cerner son personnage et l’époque. Je suis allé chez lui, je lui ai donné un bouquin sur John Gilbert, des films de la période, et il est devenu de plus en plus excité, fasciné. Comme moi !
Est-ce que l’on peut diriger Brad Pitt ?
Oui ! Et c’est une expérience géniale, un vrai plaisir. Je ne sais pas si c’est parce qu’il est dans le business depuis si longtemps, mais c’est un vrai pro, dans tous les sens du terme. Quand il est sur le plateau, il est prêt à tout essayer. Nous avons parfois des plans très compliqués dans le film et nous avons dû multiplier les prises, et Brad était toujours partant, de bonne humeur. Même chose avec Margot. Travailler avec de tels acteurs, c’est un rêve pour un réalisateur. Avec ce film, j’ai réuni le plus gros casting de ma carrière, ça a été un très long processus.
Comment avez-vous filmé cette fête-orgie de 30 minutes, avec des plans séquences hallucinants, des centaines de figurants, de danseurs, une golden shower et même un éléphant ?
Tout ce qui se passe dans la maison a été tourné en huit jours, dans le lobby d’un théâtre à Los Angeles, les chambres, les couloirs ont été recréés en studio, et pour l’extérieur, on a trouvé un château irlandais assez bizarre, en plein désert. On a fait beaucoup de répétitions, on a bossé avec un chorégraphe, les danseurs, les figurants… Le challenge, c’était de répéter et de répéter encore. Et de retrouver au tournage une sensation de liberté, de folie, et surtout de faire croire que tout était spontané…
Vous n’avez pas eu peur des scènes de sexe ?
Même en écrivant, j’avais peur, je me demandais comment j’allais faire. C’était essentiel pour le discours et la structure du film, il fallait montrer cette société qui vivait à fond cette liberté, pour également montrer après comment tout a changé. Le début se devait d’être extrême et donc on a fait des choix avant le tournage et on a beaucoup répété, pour montrer juste ce que l’on avait envie.
Votre première séquence est un long gag avec un éléphant qui grimpe une montagne et qui défèque… Est-ce une métaphore du cinéma contemporain ?
Oh, je n’y avais pas pensé, mais c’est bien vu. Le cinéma de l’époque, c’était le mélange du trivial et de la beauté la plus absolue. Quand tu vois un gros plan de Garbo, c’est au-delà de l’humain tellement c’est beau, quelque chose réalisé par Dieu ou des anges. Pourtant, ce sont vraiment des gens qui ont réalisé ces séquences et ils se comportaient parfois comme des animaux lors de fêtes orgiaques ou derrière les murs de leurs bureaux. C’est ce contraste qui me fascinait.
Babylon, sortie en salles le 18 janvier
Entretien Marc Godin