Promis au crépuscule des sixties, le Grand Soir de la libération érotique se fait toujours attendre. Pire encore : ses mantras émancipateurs, lorsqu’ils ne sont pas travestis en arguments marketing rapaces, servent d’outil de domination dernier cri. Gare à l’arnaque !
« Jouissez sans entraves », qu’ils disaient. Le slogan-phare de Mai-68 résonne d’un étrange écho, à l’heure d’entamer une troisième tournée de pinte, au creux d’un rade bellevillois. C’est que Myriam, fraîchement extirpée d’une romance « bourbier », cogite. Voilà deux mois que notre voisine de tablée empile à rythme industriel les conquêtes. « Dernièrement, il y a eu Gabriel, Marc et puis Steph’ – une belle brochette ». Fantastique ! Mais alors, pourquoi ce ton amer ? Comment expliquer que le détail de ces aventures « sans prise de tête » soit aussi déprimant qu’un brunch dominical pluvieux ? Conclusion ? « Si c’est ça la liberté sexuelle, non merci ».
RÉVOLUTION EN CARTON
Comme l’impression cuisante d’une escroquerie format XXL. « On nous fait croire que l’air du temps a changé », poursuit Myriam, mais si vous êtes une fille à l’aise avec votre sexualité, non seulement l’étiquette de « meuf facile » n’est jamais loin, mais en plus ça donne aux mecs un passe-droit. Ils se croient autorisés à attendre un enthousiasme infaillible vis-à-vis de leur fantasme. Sous-entendu : si vous n’adhérez pas, vous êtes coincée, pas à la hauteur du statut de « libérée ». Bref, « au nom de l’ouverture d’esprit, on fait passer en loucedé beaucoup d’abus ». Et à en croire l’historienne Malka Malkovich, le ver était déjà dans le fruit, dès la « révolution sexuelle » des 60’s. À travers son ouvrage L’Autre héritage de 68, elle rappelle que la libération des mœurs liée, notamment, à la légalisation de la pilule contraceptive en 1967, est loin d’avoir poussé les portes d’un royaume à la permissivité idyllique. Quant aux dérives de l’après Mai-68, celles-ci ont surtout servi à distiller, insidieusement, l’« injonction de la jouissance à tout prix ».
Pression inédite qui, quelque 55 ans, plus tard, va crescendo selon Gwen Ecalle, sexologue et présidente de l’association Les Sexosophes. « Le mouvement sexpositif a libéré la parole sur la reconnaissance du plaisir, mais aussi fait germer de nouvelles exigences à l’endroit d’une hypersexualité fantasmée, sur laquelle s’est greffé un business florissant, depuis les produits alimentaires censés doper la libido, au commerce d’influenceurs promouvant, par exemple, des capsules destinées à « resserrer » le vagin ». En somme, « le capitalisme de l’érotisme a transformé la jouissance en programme à la vente ». Sans qu’il y ai toutefois l’assurance de trouver preneur. Preuve que la prolifération des discours orientés sexe – marchands, ou non – ne va pas de pair avec une explosion des pratiques : selon une enquête de l’Ifop révélée en février 2022, 44 % des 18-25 n’ont eu aucun rapport sexuel durant l’année écoulée, contre un pourcentage qui plafonnait à 25 % en 2016. Une dégringolade potentiellement synonyme d’un authentique ras-le-bol.
SEXE PARTOUT, PLAISIR NULLE PART
« J’ai jeté l’éponge », admet Souleymane. « En tant que gars, on attend de moi une sexualité insatiable – et savante. Au motif que toutes les informations pour diversifier ses mooves sont à portée de clic, il faudrait que je passe ma vie à m’éclater au pieu ». Dos au mur face à « l’idéologie triomphante de l’émancipation érotique » posant, en filigrane, qu’une sexualité « épanouie » serait non seulement le ciment du couple, mais la condition sine qua non du bonheur, notre interlocuteur assume désormais de privilégier des soirées Netflix avec sa partenaire plutôt qu’une partie de jambes en l’air, à l’instar de 36 % des Américains entre 18 et 38 ans, selon une étude publiée par le Wall Street Journal en 2019. Confronté à la main tendue du décloisonnement des sexualités, il y a donc le rang émergent des no sex, et puis les autres. Ceux qui accordent crédit à ses suaves promesses, et essaient de choper le wagon en embrassant la tendance de « l’amour libre ». Mais là encore, ça coince. « Sur papier, cette expression à l’eau de rose laisse se profiler l’avènement d’une ébullition romantique, sauf que la réalité est tout autre », regrette Kenza pour qui la proposition « d’ouverture » soufflée par son partenaire s’est soldée par l’octroi à sens unique d’une licence à aller voir ailleurs sans rendre de comptes. Âpre déception. « C’est un peu comme le libéralisme économique, image-t-elle, on fait miroiter un bénéfice pour tous, alors que la déréglementation du couple tradi’ ne profite qu’à ceux qui étaient déjà en position de domination ». À savoir : les mecs.
« On nage en plein dans une approche libertarienne de la relation affective, typique de l’époque », commente Gwen Ecalle. « Par ancrage individualiste, certains agissent comme si le corps et le désir étaient des capitaux dont chacun pouvait disposer à sa guise sous la forme d’une « affection fluide » drapée, parfois, des atours de la déconstruction progressiste ». Tour de passe-passe plutôt pratique, lorsqu’il s’agit de « rhabiller à la dernière mode des comportements toxiques prétendument relégués aux placards ». Bon. Mais alors quoi, la révolution sexuelle serait donc fatalement dévoyée ? « Le tableau n’est pas si noir », tempère Romy Alizée, artiste et performeuse au sein de productions alt porn. « Même s’ils ne doivent pas éclipser les sursauts conservateurs, ni la persistance de schémas sexistes, #MeToo, les vagues féministes et la visibilisation des communautés LGBT+ constituent bel et bien des pas en avant », pose celle qui espère que le renouvellement éthique de l’industrie du X fera, lui aussi, bouger les lignes en tablant sur l’« inclusivité responsable ». Une petite révolution s’inscrivant dans le sillon d’un élan plus large. Celui « de la lutte toujours en cours pour notre libération sexuelle ». La vraie de vraie. Alors, prêt(e)s à prendre les armes ?
Par Antonin Gratien