Metteur en scène de Gomorra et Dogman, l’Italien Matteo Garrone revient en force avec Moi Capitaine, l’odyssée de deux migrants sénégalais confrontés à l’horreur, l’esclavage, la mort. Rencontre.
Après des films comme Tale of Tales ou Dogman, je suis étonné que vous réalisiez un film sur des migrants.
Pourtant, mon premier court-métrage autoproduit, Terra di Mezzo (1996), était constitué de trois histoires sur des migrants à Rome : des prostituées nigérianes, des travailleurs albanais et un pompiste égyptien. Et mon premier long, toujours autoproduit, était également basé sur des migrants. Après 27 ans, je suis revenu sur ce sujet.
Pourquoi cet intérêt ?
L’idée de ce film, c’était de raconter une histoire du point de vue des migrants, donc l’opposé de ce que j’ai tourné au début de ma carrière. Avant de réaliser Moi Capitaine, je connaissais par le prisme des médias les péripéties et atrocités subies par les migrants au cours de leurs longs périples vers l’Europe. Lors d’une visite dans un centre d’accueil de mineurs à Catane, en Italie, j’ai entendu le récit saisissant d’un jeune africain de 15 ans, qui avait conduit un bateau jusqu’aux côtes italiennes, sauvant ainsi la vie de tous ses passagers. Je voulais montrer cette partie de voyage que l’on ne voit jamais et cela m’a pris six ans pour le faire… J’ai fait Dogman et Pinocchio entre temps, car je doutais, je ne voulais pas raconter une culture qui n’était pas la mienne. Je ne voulais pas me retrouver dans la peau du bourgeois italien privilégié qui spécule sur la pauvreté des migrants. Puis, j’ai compris que c’était le moment de foncer, je ne sais pas comment j’ai eu le déclic… Et je suis dit que si ce film était honnête, il resterait, même quand je serai mort. Tout le monde aura oublié que j’étais un bourgeois italien, ça n’aura plus d’importance. Il restera juste une histoire que personne n’avait raconté comme cela auparavant.
Dans votre film, vous donnez une voix à ceux qui n’en ont pas, un visage à des statistiques (on parle de 28 000 migrants morts au fond de la Méditerranée depuis 2014), des chiffres qui ne vont que se heurter à notre indifférence.
C’est ce qui m’a poussé à faire ce film, c’est exactement cela ! Il y a des personnes derrière ces chiffres terribles, des êtres humains. Dans le film, je montre des jeunes, des enfants, qui ont des rêves, des désirs. On pense souvent que les migrants qui descendent des bateaux veulent échapper à la guerre ou au réchauffement climatique, mais ce n’est pas tout le temps le cas. Ici, je montre des jeunes, attirés par ce qu’ils voient sur les réseaux, ils veulent simplement connaître le monde et se déplacer, comme les jeunes de leur âge qui viennent en vacances dans leur pays.
Vous avez écrit le scénario écrit en collaboration avec un migrant qui a fait le voyage. La traversée du désert, la torture en Lybie, les migrants vendus en esclavage, tout est vrai ?
Oui, absolument, Mamadou Kouassi. Vous pourrez trouver des vidéos sur le net bien plus effrayantes que mon film, qui est bien moins violent que la réalité. Dans son périple, Mamadou est resté trois ans en Lybie, avant d’arriver en Italie…
Le film est à la fois très documentaire et onirique, comme un conte, c’est vraiment la synthèse de votre cinéma.
Oui, c’est un mix entre Gomorra et Pinocchio. Gomorra avait un aspect d’un documentaire, comme un film de guerre. Je voulais faire un film vrai comme Gomorra, mais avec des images abstraites, oniriques, comme la femme morte dans le désert qui s’envole. Avec ces moments oniriques, je raconte les traumas de mes personnages. Un de mes réalisateurs préférés, c’est Jean Vigo, qui mélangeait toujours onirisme et réalisme poétique.
Le film connait un énorme succès en Italie.
Oui, nous avons fait 700 000 entrées. Depuis le festival de Venise, où nous avons été primés, le film cartonne grâce à un formidable bouche à oreille. Le pape François nous a invités au Vatican pour une projection, c’était incroyable. Il a soutenu le film, qu’il a trouvé « très intense« . C’est mon film le plus populaire, il a une structure très linéaire, quasiment un film d’aventures. C’est le voyage épique d’un héros, donc c’est très accessible. Nous le faisons voir aux élèves des écoles et nous avons de très bonnes réactions des jeunes. Nous sommes même allés le présenter au parlement européen où nous avons eu une standing ovation.
Est-ce qu’un film comme le vôtre peut changer les choses ?
Je ne sais pas, mais je sais qu’il peut changer le regard du spectateur, cela oui ! Il peut sensibiliser, donner de nouvelles perspectives, ouvrir l’esprit. Est-ce que les politiques vont s’emparer du film, je suis malheureusement beaucoup plus pessimiste…
Quels sont vos projets ?
J’accompagne le film dans la course pour l’Oscar du meilleur film étranger. Puis, je me remets au boulot…
Moi Capitaine
Sortie en salle le 3 janvier 2024
Par Marc Godin