Nouveau rebondissement dans l’affaire « les fruits se rebellent ». Depuis quelques mois, les oranges brésiliennes font la moue. Sera-t-on bientôt forcé de mixer nos coquetèles à base de rutabaga ?
Tous les vieux beaux comme moi savent que l’orange est un produit financier. Pas parce qu’ils sont diplômés d’un master de finance dans une business school mais parce qu’ils ont vu, dans les années 1980, le film à succès Un fauteuil pour deux avec Eddie Murphy. Dans ce film, deux frères propriétaires d’une société de courtage dans les matières premières, les frères Duke, ont des divergences sur la question de la réussite. Est-elle innée ou dépend-elle d’un environnement spécifique ? Ils font donc le pari qu’en mettant à la place du patron actuel de leur société (Louis Winthorpe), un SDF incarné par Eddie Murphy (Billy Ray), le SDF pourrait tout aussi bien gérer la société que l’ancien patron après un temps d’adaptation. En effet, Billy se révèlera être un bon patron quand Louis sombrera dans la délinquance. Mais Billy et Louis se rendront compte de la supercherie et décideront de s’associer pour faire capoter une affaire de spéculation financière autour du prix du jus d’orange et ainsi ruiner les frères Duke. Tout cela pour vous dire que j’ai découvert à l’âge de 8 ans, en 1985, que le jus d’orange était un produit financier.
VULGAIRE PRODUIT
L’histoire de l’orange suit celle de la mondialisation avec ses bons et mauvais côtés. Autrefois, un bien précieux consommé majoritairement de manière locale, l’orange est devenue au XXe siècle, grâce à l’augmentation de la productivité, aux progrès dans la conservation, la congélation et les transports, un produit de la vie quotidienne. Même si aujourd’hui, le jus d’orange est décrié par les nutritionnistes sur Instagram, il a été pendant de nombreuses années la boisson de référence des petits-déjeuners dit continentaux. Avec la mondialisation, l’orange s’est transformée en un vulgaire produit financier que l’on trade à la hausse comme à la baisse sur les marchés financiers. En gros, le prix de l’orange va dépendre de l’offre – les conditions de production, les intempéries, la météo – et la demande – la croissance de la consommation, notamment dans les pays émergents. À cela va s’ajouter la spéculation qui a fortement augmenté la volatilité des prix des matières premières notamment à partir des années 2000. En effet, à partir de cette date, les fonds de pensions, les fonds souverains et les assureurs vont s’intéresser aux marchés des matières premières. Les banques d’investissement vont de leur côté concevoir des produits financiers composés de paniers de contrats dérivés de matières premières dont les deux plus importants sont le Goldman Sachs Commodity Index et le Dow Jones UBS. Ces produits financiers vont favoriser les cycles d’investissement moutonnier à la hausse comme à la baisse en les reliant par exemple aux décisions de politique monétaire américaine. Si à cela on ajoute le développement du trading algorithmique qui représente 50 à 60 % des opérations et qui permet d’effectuer des opérations extrêmement rapidement – jusqu’à parfois 2000 par seconde –, on comprend pourquoi la volatilité des prix a fortement augmenté sur les marchés des matières premières rendant plus difficile la lisibilité des prix.
« GOÛT D’ORANGE »
Alors pourquoi les oranges valent de l’or ces derniers temps. Est-ce à cause des méchants spéculateurs ? A priori non, il s’agirait plutôt du réchauffement climatique. C’est-à-dire les prévisions de long terme, le mur que l’on va se prendre et qui, soit dit en passant, ne semble guère intéresser les traders, vu comme ils valorisent les compagnies pétrolières. Bref, c’est une autre histoire, revenons à nos oranges. En 2024, les aléas météorologiques ont affecté les récoltes brésiliennes (poids lourd de l’orange). En 2023, ce furent les sécheresses en Espagne (poids lourd européen de l’orange) et au Mexique. En 2022, c’était une vague de froid qui frappait les cultures de Floride (le poids lourd nord-américain). Année après année, les récoltes sont en baisse à cause de mauvaises conditions météorologiques. Outre le fait que tout cela devrait être pris comme des avertissements sur la fin des temps, il fait aussi augmenter les prix des oranges. Alors le jus d’orange va-t-il devenir un produit de luxe réservé à une petite élite ou les industriels vont-ils utiliser des subterfuges pour nous faire boire une boisson au « goût d’orange » mais sans orange ? Je crois que, comme moi, il est inutile de vous poser la question.
Par Thomas Porcher