JO ELLISON : « CÉLÉBRER LE BEAU »

Jo Ellison technikart

À la tête de HTSI, le supplément ultra-chic glissé dans le Financial Times chaque week-end, Jo Ellison est décidément la journaliste fashion la plus influente du monde. Interview entre deux défilés.

Nous nous retrouvons en pleine Paris Fashion Week Summer 2025 et vous venez de couvrir celle de Milan. Quels shows vous ont le plus enthousiasmée ?
Jo Ellison : Pour le moment, ce qui se passe chez Chloé, avec l’arrivée de Chemena Kamali (en octobre 2023, ndlr) est passionnant à suivre. Et la collection qu’elle a présentée au Paris Tennis Club cette semaine était sublime – et innovante. Lors d’un défilé, j’ai toujours envie de découvrir un vrai point de vue.

Et quel est le dernier défilé qui vous a émerveillée ?
Émerveillée ? (Rires.) Eh bien, le premier qui me vient à l’esprit est celui de Balenciaga, il y a quatre ans, sous l’eau (collection Automne-Hiver 2020, ndlr). Les sièges semblaient immergés dans une sorte de tank, avec une bande-son techno vraiment percutante et des mannequins traversant un parterre d’eau. C’est ce que j’apprécie chez Balenciaga : des défilés conceptuels, avec de la bonne musique et une approche théâtrale.

Vous aimez ces shows grandiloquents.
Oui, grandiloquents et bruyants. Mais j’apprécie également un show plus « sage », comme ceux de The Row, où vous vous installez et vous vous contentez d’admirer la beauté de la collection. J’imagine qu’en vieillissant, je commence à apprécier les belles choses bien présentées. Par exemple, j’ai trouvé magnifique le défilé Max Mara à Milan , présenté très sobrement dans le Palazzo del Ghiaccio.

Vous n’avez étudié ni le journalisme, ni la mode. Qu’avez-vous étudié à l’université ?
L’Histoire, à l’Université d’Édimbourg. Je me suis spécialisée en l’Histoire coloniale, et j’ai également étudié la littérature sous ce prisme-là.

Et pourquoi avez-vous déménagé à Cork (Irlande) après vos études ?
Petit ami. J’ai rencontré mon mari (le dramaturge Enda Walsh, ndlr) dans un théâtre où je travaillais pile au moment où je quittais Édimbourg. Et après quelques années à Londres, où j’avais un job dans les bureaux d’un théâtre, j’ai décidé de déménager en Irlande, et j’y étais serveuse.

Votre premier job dans la presse ?
À Cork, le journal The Examiner cherchait des journalistes. Ils m’ont dit : « Faites quelques jours chez nous, et si vous êtes douée, nous verrons pour la suite. » C’était à la fin des années 1990, l’imprimerie était toujours dans le bâtiment, j’étais aux premières loges pour apprendre le métier.

Et vos débuts dans la presse londonienne ?
J’y suis retournée pour aller bosser pour The Independent. Et en 2008, j’ai décroché un poste de « features editor » à Vogue UK.

Vous aviez l’impression de vivre la fin de l’âge d’or de la presse magazine ?
Eh bien, lorsque j’ai commencé à The Examiner, on me disait déjà que je me lançais dans une industrie en déclin. Idem quand j’ai débuté dans la mode. (Rires.) J’ai donc rejoint Vogue en mars 2008 et le krach boursier a eu lieu juste après, en septembre. D’un coup, toutes les dépenses étaient examinées de beaucoup plus près. Mais quand on repense à cette époque aujourd’hui, on se dit, « c’était le bon temps ! »

Les frais sont beaucoup plus contrôlés de nos jours…
Absolument, on dépensait beaucoup plus librement à l’époque : un tournage pouvait durer deux semaines, avec un budget de 50 000 £, personne n’y trouvait à redire… Cela n’existe plus.

Et comment vous êtes-vous retrouvée journaliste mode ?
Alex Shulman de Vogue (rédactrice en chef du titre de 1992 à 2017, ndlr) dit m’avoir donné le poste parce que je l’ai harcelée pendant des mois.

Elle dit vrai ?
Je lui ai envoyé des mails jusqu’à ce qu’elle considère ma candidature Et elle a fini par m’embaucher. Elle était particulièrement douée pour « stress-tester » les idées d’articles.

« Stress-tester » ?
Vous aviez une idée et elle disait : est-ce qu’elle fonctionne sur la longueur d’un article ? Quel nouvel angle pouvons-nous trouver pour ce sujet déjà traité partout ailleurs ?

En 2014, vous rejoignez le Financial Times – un titre qui ne s’intéressait pas à la mode avant 2002. Et vous êtes devenue rédactrice en chef de son supplément du week-end, How To Spend It en septembre 2018.
Oui, Vanessa Friedman a été la première rédactrice en chef de mode là-bas, j’ai été la deuxième. Lorsque j’ai pris la direction du supplément, nous étions en pleine pandémie, l’économie était en crise – nous l’avons repensé et renommé en mars 2019 (voir encadré, ndlr).

Quels magazines lisiez-vous à la fin des années 1990 ?
Oh mon Dieu, j’achetais tout. Par « tout », j’entends ID, The Face, New Yorker, les suppléments du week-end… Et The Spectator de mon père, grand lecteur – quand je tombais dessus, nous débattions des articles qui s’y trouvaient.

C’est à cause de votre père que vous avez passé une partie de votre enfance à Dubaï ?
Oui, il travaillait pour une banque là-bas, il enquêtait sur des fraudes, il a fini par développer des programmes informatiques pour effectuer ce genre de recherches.

Vous êtes rédactrice en chef de HTSI depuis maintenant cinq ans. Y a-t-il, selon vous, une plus grande acceptation du rôle statutaire du papier ces dernières années ?
Un exemple révélateur : lorsque nous publions une interview – en ligne et dans le journal papier – la personne concernée va toujours aller chercher le journal, prendre une photo de l’article et la publier sur les réseaux sociaux. Voir son nom imprimé donne une crédibilité supplémentaire.

En tant que responsable de l’industrie de la mode pour le Financial Times, vous disposez d’un pouvoir et d’une influence considérables. Comment vous en servez-vous ?
Nos lecteurs et lectrices ne cherchent pas seulement à acheter tel article de luxe, ils investissent probablement dans LVMH, Kering, etc. – nous le gardons toujours à l’esprit. Et là où la presse spécialisée peut se montrer austère dans ses comptes-rendus, j’aime rappeler l’importance d’une direction créative affirmée et de l’ultra-qualité des produits, dans la réussite d’une marque. Il s’agit donc d’expliquer pourquoi telle Maison est redevenue cool ou de défendre les talents qui méritent d’être sur le devant de la scène – et espérer qu’ils réaliseront de grandes choses…

 

Par Laurence Rémila & Anaïs Dubois
Photo Axel Vanhessche