« Ça mange Gucci aujourd’hui ?», « Trop Gucci cet album !». Vous ne comprenez rien à ces morceaux de poésie choisis dans le langage courant de Hugo, notre stagiaire de troisième ? Notre grand reporter du slang vous explique.
Piller le vocabulaire des générations qui vous succèdent, est-ce « Gucci » ? « Ieuv » de tous bords, parlez-vous le gen Alpha ? Pour s’assurer que les us et coutumes de la jeunesse « d’après 2010 » n’ont aucun secret à vos yeux, un exercice mental, simplissime : sonder ce que vous évoque l’acronyme G.O.A.T. L’excellence compétitrice, sous les traits d’un Muhammad Ali, qui aimait s’introduire comme « the Greatest Of All Time » ? Un point. Quid du néologisme « Quoicoubeh » ? Une astuce pour vous faire répondre un « Quoi » benêt ; ça fait des lustres qu’on vous la fait plus – bingo. Mais avant de sabrer le champ’, une dernière épreuve.
Imaginez. Vous déroulez l’équipée sauvage de votre dernier samedi soir devant un parterre d’ados (ne nous demandez pas pourquoi), et l’un d’eux lance, d’un air convaincu, l’expression-reine de ses pairs : « Trop Gucci ». Votre première pensée va à la célèbre griffe italienne ? Carton rouge. Enfin, oui et non. Car si cette formule a bien pour référentiel originel ladite marque de luxe, elle permet désormais de désigner tout ce qui touche, de près ou de loin, au « cool ». Un usage qui dit quelque chose du magnétisme qu’exerce – encore et toujours – le luxe sur la relève générationnelle.
GUCCI GANG
Impossible de pister avec une précision mathématique les motifs qui ont propulsé Gucci en synonyme de « frais », « génial » et « classe », alors que Louis Vuitton, Saint Laurent et consorts restent, quant à eux, à l’ombre. Le phénomène est d’autant plus intriguant que la maison italienne encaisse de sévères chutes de rentabilité, ces dernières années. Alors : pourquoi ? L’explication est à creuser du côté du hip hop US, véritable laboratoire de la « hype » globlalisée, comme chacun sait. Depuis les eighties, les MC se plaisent à faire la démonstration de leur ascension sociale en s’affichant « Gucci ». Et dès 2010, le rap d’outre-Atlantique fait un pas de plus. Il ne s’agit plus simplement d’arborer des pièces de la marque, mais d’en faire l’invitée d’honneur de leurs lyrics. Souvent jusqu’à l’incongru – mais qui aime ne raisonne pas. Jugez plutôt.
Ici Future se vante de coucher avec une femme en « claquettes Gucci », là 2 Chainz jure ses grands dieux qu’il sera enterré dans l’un des magasins de l’enseigne florentine. Ailleurs, Lil Pump répète (54 fois !!) le nom de la griffe comme d’autres récitent des mantras, au fil de son bien-nommé « Gucci Gang ». Comme par écho, les homologues hexagonaux de ces vedettes du Billboard s’y sont mis, eux aussi. Jusqu’à imposer Gucci comme la marque la plus citée dans les punchlines des 50 rappeurs français les plus streamés (354 mentions, contre 250 pour « Louis Vuitton »), selon une analyse publiée par le Journal du Luxe, en juin dernier.
RECONNAISSANCE ENTRE PAIRS
Conséquence du matraquage : nos pubères, avisé de la tendance, se sont, à leur tour, approprié « GG » en… l’intégrant au parler courant. Primo, la manœuvre permet de bénéficier de l’aura de la marque sans avoir à acquérir d’outrancières contre-façons, ni de dépenser des centaines d’euros pour acquérir d’authentiques pièces de prêt-à-porter. Voilà pour l’aspect pratique. Sur un plan plus psycho-socio maintenant : intégrer « Gucci » à l’argot des temps nouveaux pour désigner le « in », c’est s’offrir un outil de reconnaissance entre pairs.
Forcément. À chaque génération son glossaire propre – et gare aux « Anciens » qui franchiraient le Rubicon, en espérant se recouvrir à peu de frais d’un vernis « d’jeuns », au moment de risquer l’extatique « C’est Gucci ! », lors d’un apéro entre potes. Soyons clairs. En lieu et place de l’effet de jouvence escomptée, la vampirisation du glossaire des nouvelles générations condamne purement, et simplement, à la brûlure d’un malaise tout ce qu’il y a de plus cringe. Aucune idée de ce que ce que « cringe » signifie ? Ce coup-ci, la faute en revient à un anglicisme obscur, rien à voir avec le fossé générationnel – ouf. Alors on se frotte les yeux, on respire un grand coup, et on Google le terme. Histoire de prendre le wagon des expressions « tendances », en toute sérénité ce coup-ci. Garantie Technikart, ou remboursé.
Par Antonin Gratien