Il a fondé le groupe Urgo et a transformé la PME locale en ETI implantée presque partout dans le monde. S’il a laissé les rênes du groupe à ses trois fils, Hervé Le Lous est devenu, à 74 ans, un influenceur Instagram aux 35 000 abonnés à qui il délivre des conseils pour booster leur carrière et s’épanouir en entreprise. Interview de l’homme derrière @Urgo_Boss.
Vous êtes le fondateur du groupe Urgo, une entreprise devenue iconique au sein du paysage économique français (850 millions de CA, 3800 collaborateurs, 21 pays). Chaque famille, en France et dans beaucoup de pays du monde, a au moins un jour eu recours à l’un de vos produits. Pourquoi, à 75 ans, choisir de ne pas totalement raccrocher et de vous positionner sur Instagram, un espace où l’on n’attend pas vraiment les « grands patrons » ?
Hervé Le Lous : C’est pendant l’écriture de mon livre « Accroche ta charrue à une étoile » que m’est venue l’idée. Je me suis aperçu que les lecteurs se concentraient beaucoup sur les concepts qu’ils maîtrisaient. Et ne s’arrêtaient pas sur les passages évoquant des choses qu’ils ne connaissaient pas. J’ai donc décidé de traduire ce livre en vidéos courtes et accessibles à tous. Pour moi, Instagram n’est en réalité qu’un outil pour délivrer des messages. Je perçois un peu mon compte comme un mode d’emploi, différent des ouvrages de management habituels. J’ai aussi eu une vie de professeur, avant de devenir chef d’entreprise. La transmission des savoirs a toujours été ancrée en moi, dans ma carrière d’universitaire ou de dirigeant d’entreprise.
Je crois aux formidables potentialités du numérique pour s’adresser à des dizaines de milliers de personnes. Et surtout aux plus jeunes qui entrent chaque année dans le monde du travail, qui connaissent leurs premières années en entreprise et qui sont malheureusement les plus exposés aux risques que j’évoque. Mais, plus largement, car nous parlons beaucoup de gestion d’entreprise, je souhaite aussi m’adresser aux patrons, aux salariés, aux managers ou à n’importe qui d’autre de la vie de tous les jours : nous sommes tous exposés au stress, aux comportements toxiques, à la colère d’autrui. De même, nous serons tous, à un moment ou un autre, en position de négocier. Savoir y faire face est éminemment nécessaire.
Tendance à la réunionnite, management toxique, peur, manipulation, colère, ennui, burn-out… : votre compte Instagram dénonce les pires travers du monde de l’entreprise, alors même que vous y avez consacré une grande partie de votre vie. Que diriez-vous aujourd’hui à un jeune qui se sentirait faiblement équipé pour faire face à ses réalités les plus délétères ?
D’abord qu’une telle crainte est parfaitement normale et qu’elle est propre à la découverte d’un nouveau monde. Il faut ainsi accepter et ne pas juger sa peur. Et s’il y a des travers, j’expose les moyens pour y faire face. Il y’a un concept, venu d’un psychologue américain, auquel je crois beaucoup, que j’ai mis en place au sein du Groupe Urgo et que j’évoque très régulièrement : l’assertivité. Cela peut se traduire comme la capacité à dire « ce que l’on pense, à faire reconnaître ses droits en reconnaissant à autrui ses propres droits et en lui reconnaissant le droit de dire ce qu’il pense ». L’erreur serait de penser que l’assertivité est une qualité innée, culturellement ancrée en nous. C’est au contraire une compétence qui s’acquiert au fil des années et la pierre angulaire de relations interpersonnelles plus saines, en entreprise et ailleurs.
Vous avez toujours voulu conserver l’identité familiale du groupe, dont vos enfants se partagent aujourd’hui la direction à tour de rôle. Vous évoquez d’ailleurs cet ADN dans votre livre « Accroche ta charrue à une étoile », qui décrit notamment le changement de dimension du groupe au fil des années. En quoi le caractère familial d’un groupe est-il, selon vous, un vecteur de réussite ?
Ce sont mes enfants qui m’ont commandé l’écriture de ce livre. Plus précisément, leur désir que j’explique mes méthodes de gestion d’entreprise. Être un groupe familial, c’est transmettre un héritage non seulement économique, mais également un ensemble de valeurs et de méthodes propres à l’entreprise. Ces valeurs et méthodes, je souhaite avoir la certitude de les voir perdurer. Elles ont en effet démontré leur efficacité – preuve en est le développement et la robustesse actuelle du groupe Urgo —, elles ont été transmises à mes fils, qui continuent de les appliquer, non de manière robotique et automatique, mais avec leur propre expérience et manière de voir les choses.
Les méthodes de management traditionnelles et verticales sont bousculées depuis quelques années et chacun s’interroge sur les aspirations des nouvelles générations qui entrent sur le marché de l’emploi. Avez-vous, au fil de votre carrière de manager et encore aujourd’hui, constaté des évolutions notables ?
Je pense d’abord qu’il nous faut déconstruire ces histoires de génération et les critiques qui y sont associées. Faire des générations X, Y ou Z des blocs monolithiques est insensé. Surtout quand il s’agit de les présenter comme inemployables ou inadaptées au monde de l’entreprise !
Au fil de ma vie professionnelle, j’ai remarqué qu’au fond, les besoins des êtres humains restent les mêmes, génération après génération. Nous aspirons tous à trouver un équilibre harmonieux entre la vie professionnelle et la vie de famille. C’était le cas hier, ça l’est aujourd’hui et ce le sera encore demain. Nous souhaitons aussi trouver un sens global. C’était bâtir une nouvelle société hier, dans les années 70 – 80. C’est aujourd’hui maintenir une planète vivable, par exemple. En bref, les besoins des êtres humains restent les mêmes. En revanche, ils s’expriment dans des domaines précis très différents.
En France, la perception des grands dirigeants d’entreprise est souvent complexe. Comment définiriez-vous un « bon patron » ?
Tous les patrons performants sont de « bons patrons » et tous le font de manière différente. J’ai choisi de placer les personnes en capacité d’agir plutôt que de donner des directives précises, de créer une entreprise apprenante, d’insuffler des méthodes et des valeurs fondées sur le respect et l’assertivité par opposition à l’agressivité, la passivité et la manipulation. Concrètement, je souhaitais que mes collaborateurs puissent être libres de demander sans avoir à se justifier, puissent refuser sans culpabiliser, puissent avoir la capacité de critiquer sans blesser, puissent complimenter sincèrement. Mais aussi qu’ils soient capables de prendre des décisions éclairées, de négocier ou encore de défendre leurs convictions. Et c’est une approche parfaitement rationnelle d’un point de vue économique. La généralisation d’une culture d’assertivité est en effet un vecteur de performance et a fortement contribué à faire grandir Urgo. Elle a été un pilier de notre succès.
Par S.B