[POWERLIST 2025] : Xavier Niel : « L’ouverture aux autres… »

Xavier Niel Technikart

FREE PARTY ?, 57 ANS

CV_ « C’est quoi les trois grands moments de la vie où tu rencontres du monde ? L’école, le boulot et la fête. À l’école, tu rencontres des gens différents de toi jusqu’au collège, mais au lycée, ça devient plus homogène, et après, ça empire. Le boulot, c’est pareil : c’est souvent des gens du même milieu social que toi. Le seul moment où on peut se mélanger, c’est la fête. Enfin, ça devrait être la fête. Sauf que Paris est cher, Paris est élitiste, Paris est inaccessible pour ceux qui n’y vivent pas. Est-ce qu’on est capables de changer ça ? » demande le serial-investisseur à la tête de Free dans un éclairant livre d’entretiens, Une Sacrée envie de foutre le bordel, paru à la rentrée. Sa réponse ? L’ouverture d’un lieu de fête sous le périph parisien en 2025, lieu qui sera low-cost et ouvert à tous. Le fondateur de Station F et de l’École 42 pourra-t-il réussira-t-il, cette fois, à démocratiser la fête parisienne en la rendant plus inclusive ? La réponse d’ici quelques mois…

Vous plaidez pour remettre en route « ce putain d’ascenseur social ? ». Mais cet ascenseur a-t-il fonctionné un jour en France ?
Xavier Niel : J’en suis la preuve vivante.

Il a donc fonctionné pour une personne sur 68 millions. Ça ne fait pas beaucoup…
C’est un bon début. C’est mieux que zéro. Plus sérieusement, s’il y a bien une époque où il devrait fonctionner, c’est maintenant. C’est plus simple de réussir aujourd’hui que du temps de nos grands-parents. Avant, si tu voulais monter une boîte, il fallait beaucoup d’argent, parce qu’il fallait construire une usine, parce qu’on vivait dans un monde industriel. Aujourd’hui, tu n’as plus besoin d’argent pour lancer ta boîte. Tu peux développer une appli tout seul chez toi, et le truc peut devenir le produit le plus utilisé dans le monde. Le numérique démocratise la réussite. Faut juste que les gens s’en saisissent.

Ils ne s’en saisissent pas assez ?
Non. Enfin, certains, si. Les mecs en col roulé qui sortent d’HEC, ils s’en saisissent très bien. Et tant mieux, et je suis content pour eux, et souvent leurs boîtes sont super. Mais ils peuvent faire n’importe quoi, ils gagneront bien leur vie. C’est pas eux qui ont besoin de l’entrepreneuriat. Parce que c’est pas eux qui ont besoin de l’ascenseur social.

Et cet ascenseur social, quand est-il tombé en panne selon vous ?
Je ne saurais pas vous dire. J’observe juste qu’on a dans ce pays une tendance naturelle à recréer constamment des privilèges. Sans doute un héritage de notre vieille tradition monarchiste. La bourgeoisie a pris la suite, en appliquant les mêmes règles. On perpétue cette histoire. On n’y échappe pas. Tout recommence, sous d’autres formes.

On a toujours l’impression qu’il y a en France un entre-soi capitaliste – quasiment un système de caste –, qui bloque toute forme de mobilité sociale. Pourtant à vous lire, cet entre-soi est encore plus présent aux États-Unis, pourtant symbole de tous les possibles et de l’ascension sociale. Qu’est-ce qui différencie les deux systèmes selon vous ? Qu’avons-nous à apprendre du système américain ?
La différence, c’est que les États-Unis sont une terre d’immigration depuis plus longtemps que la France. Leur histoire n’est faite que de ça : des immigrés qui ont réussi à s’en sortir. Leurs grands patrons, c’est pas des héritiers. C’est des mecs qui sont nés ailleurs, qui débarquent un beau jour dans ce pays où on leur dit que tout est possible, qui y croient, qui galèrent un peu, qui travaillent beaucoup, et qui finissent par construire des empires. Le patron de NVIDIA, il est né à Taïwan, il est arrivé aux US à 10 ans. Aujourd’hui, sa boîte a la plus grande capitalisation boursière au monde. Un des deux fondateurs de Google, pareil : né en Russie, arrivé aux US à 6 ans. Elon Musk, pareil : né en Afrique du Sud, arrivé aux US à 22 ans. Le rêve américain laisse penser à tout le monde qu’il a une chance de réussir, peu importe où il est né, peu importe qui sont ses parents, peu importe son accent. Aux US, tu parles avec un chauffeur de taxi, le mec pense qu’il peut devenir milliardaire. Ils ont un optimisme que l’on n’a pas.

Encore maintenant ?
Peut-être moins aujourd’hui qu’il y a quelques années. Mais ouais, les mecs se disent toujours : « Moi aussi, je peux y arriver ».

Pourquoi eux se le disent, et pas nous ?
Parce qu’ils ont plus de preuves que c’est possible. Ils ont plus d’exemples de réussite, plus de modèles que t’as envie d’imiter. Et puis, pour eux, un job, c’est pas pour la vie. Ils ne rentrent pas dans une boîte en se disant : « Je vais y rester 40 ans ». Ils se disent plutôt : « Aujourd’hui, je suis chauffeur de taxi ; demain, je serai peut-être manutentionnaire ou serveur ; après-demain, je serai chef d’entreprise ». En France, c’est inconcevable. Parce qu’il n’y a plus de sécurité de l’emploi, plus de confort, plus d’immobilité professionnelle.

S’il n’y a pas assez de mobilité sociale, c’est parce qu’il n’y a pas assez de mobilité professionnelle ?
C’est une partie du problème, ouais. Je suis toujours halluciné par la différence entre les étudiants français et les étudiants américains. Aux US, les étudiants bossent presque tous, souvent dans des restos, et ils gagnent vachement bien leur vie avec les pourboires. On n’a jamais eu ça en France. C’est un modèle qu’on ne sait pas reproduire. Il y a une précarité étudiante qui est horrible en France. T’as de plus en plus d’étudiants qui n’arrivent pas à se nourrir, qui font la queue dans le froid pour les aides alimentaires. Ça me rend malade de voir ça. On n’arrive pas à leur proposer des jobs étudiants bien payés. Parce que notre marché du travail n’est pas fait comme ça, et manque de fluidité.

Existe-t-il un pays sur terre où l’ascenseur social fonctionne ? Si oui, où ? Et comment font-ils ?
Il paraît que ça marche pas trop mal dans les pays nordiques : la Suède, le Danemark. De toute façon, tout fonctionne là-bas. Ils sont riches, ils sont heureux, ils ont pas d’inégalités, leurs meubles se montent facilement. C’est hyper énervant.

Vous dites qu’il vaudrait mieux enseigner la « logique » à l’école plutôt que le code. Comment faire pour enseigner la logique aux enfants ?
J’ai dit ça moi ? Malheureusement, la logique, ça ne s’apprend pas. Soit tu l’as, soit tu l’as pas. C’est injuste, mais c’est comme ça. Ensuite, tu peux la développer, l’améliorer. Si j’ai l’esprit logique, mais que tu ne me mets jamais en face de cas pratiques, j’ai aucune chance de m’améliorer.

Que faudrait-il faire pour que les enfants à l’école apprennent à devenir des « chercheurs d’informations » (pour reprendre le terme de Michel Serres) ?
Les mettre en situation. Les laisser se débrouiller. Je vois mes enfants : à l’école, globalement, ils apprennent les choses de la même manière aujourd’hui que je les apprenais il y a 50 ans. Alors que tout a changé. Le savoir est partout, l’accès à la connaissance n’est plus le même. À quoi ça sert encore de tout connaître par cœur, alors que n’importe quelle information est accessible en deux secondes sur ton portable ? Les élèves utilisent déjà ChatGPT pour leurs devoirs. Comment on l’intègre à l’apprentissage, plutôt que de l’interdire ? C’est un peu ce qu’on fait chez 42 : là-bas, un exercice, c’est une phrase. Le premier jour, on te demande de faire afficher un truc sur ton écran. On ne t’explique pas comment y arriver, on ne te dit pas comment faire. À toi d’aller chercher sur Google ou chatGPT, à toi d’aller demander à tes voisins. On ne t’apprend pas un savoir figé. On t’apprend à apprendre.

Comment recrutez-vous les profils de vos étudiants ?
Le premier critère, c’est la motivation. La piscine, ça n’est que ça : un test de motivation. Il en faut un peu pour pouvoir bosser pendant trente jours, quinze heures par jour. Deuxième critère : la capacité de progression. Si vous arrivez à 42 en étant déjà une brute en code, et si au bout d’un mois vous n’avez rien appris, il y a peu de chances que vous soyez pris. Troisième critère : l’ouverture aux autres. On valorise vachement l’entraide. Est-ce que vous arrivez à faire avancer les autres si vous avez des facilités ? Ou inversement, est-ce que vous osez aller poser des questions si vous êtes moins à l’aise ?

Sur quels critères s’appuyer lorsque l’on n’accorde plus de valeur au diplôme ?
Le diplôme d’une grande école, c’est un bout de papier que tu achètes. Ça ne dit rien de toi, de ta valeur, de ce que tu sais faire. Je ne crois pas au diplôme, je crois au savoir-faire. À la curiosité. À la débrouillardise. Je recrute des gens après un déj’, parce que je considère qu’en deux heures de discussion t’es largement capable de savoir si tu veux travailler avec quelqu’un ou pas. Je déteste quand les recrutements prennent trois plombes. Tu fais bosser les gens, tu vois s’ils délivrent. C’est plus rapide que de leur faire passer 50 entretiens. Une fois, un mec que j’ai recruté comme ça vient me voir et me dit : « Ça fait un mois que je suis là, je ne sais pas à quoi je sers. Comment je peux être utile ? » Je lui ai dit : « Je te renvoie la question : comment tu peux être utile ? » Ça l’a rendu dingue. Mais c’est ça qui m’intéresse : c’est quoi le savoir-faire que tu as et que les autres n’ont pas ? Qu’est-ce que t’as envie de faire et d’apprendre ? Comment t’as envie d’être utile ?

Au-delà de la gratuité, comment parvenez-vous à obtenir une variété d’origines sociales dans votre école ?
En l’ouvrant à tous. Il n’y a aucune barrière à l’entrée. On ne te demande pas de diplôme. On ne te demande pas d’avoir de la culture générale. On ne te demande même pas de savoir lire ou écrire. On veut juste savoir si t’as envie d’y arriver.

Imaginons que le gouvernement vous sollicite sur quelques mesures phares pour les start-up en France. Quelles sont les trois mesures que vous proposez ?
La stabilité, la stabilité, et la stabilité. Ne changez rien, par pitié ! C’est ça, le secret de ces dix dernières années. C’est ça qui a fait venir des investisseurs et des entrepreneurs de partout dans le monde. Quand tu touches à cette stabilité, tous ces gens que t’as réussi à attirer, tu les effrayes. Tu les fais partir. C’est comme ça qu’on détruit l’esprit d’entreprise, et qu’on détruit l’économie.

Vous avez dit vouloir que la start-up nation ressemble à la France du métro…
Ouais. Parce qu’aujourd’hui, c’est pas du tout le cas. Je répète en boucle que « l’entrepreneuriat, c’est génial, n’importe qui peut se lancer, n’importe qui peut réussir ». Mais le problème, c’est que c’est toujours les mêmes qui se lancent. Des Nicolas, des Charles, des Alexandre. On parle souvent de discrimination à l’embauche. Pour être entrepreneur, il y a zéro entretien d’embauche. Et pourtant, il y a autant de discrimination. Les créateurs de start up, 70 % du temps, c’est des hommes. Et encore, sur celles qui lèvent beaucoup d’argent, ça monte à 90 %. Il n’y a pas assez de femmes, pas assez de diversité. Le problème vient aussi des fonds d’investissement. S’ils sont remplis de mecs blancs très diplômés, c’est évident qu’ils vont investir plutôt chez des mecs blancs très diplômés.

Comment faire pour briser ce cercle vicieux ?
On en revient toujours à la même chose : on a besoin de plus d’exemples. Quand des gens qui ont des parcours de vie différents montent leur boîte et réussissent, j’ai envie qu’ils aillent partout pour dire : « Regardez, c’est possible, moi je l’ai fait ! ». Il n’y a que comme ça que ça en inspirera d’autres. Moi je ne suis pas crédible pour ça, j’ai 57 piges et les gens me voient comme un milliardaire, pas comme un mec qui vient de Créteil.

À travers vos investissements, vous misez énormément sur l’innovation, et ce dans tous les domaines. Miser sur l’innovation, est-ce la meilleure arme contre notre obsolescence programmée ?
Oui.

…C’est tout ?
J’ai pas compris la question. Il y avait un mot avec plus de trois syllabes.

« Obsolescence » ? C’est votre métier pourtant…
Non, « obsolescence » ça allait. C’est « notre obsolescence » que je ne comprends pas. Pourquoi voulez-vous qu’on se fasse dépasser ? L’IA ne va pas prendre le contrôle et faire de nous ses esclaves. Ça, c’est dans les films. Il y aura toujours de l’humain derrière. C’est des humains qui conçoivent les IA, c’est des humains qui les corrigent. L’obsolescence, c’est pour les machines. Nous, il nous reste un peu de temps.

Et pour finir, votre plus grand espoir pour 2025 ?
Que Rihanna sorte enfin son nouvel album.

Xavier Niel, Une sacrée envie de foutre le bordel,
Flammarion, 304 pages, 19,99 euros


Entretien Laurence Rémila