Après l’excellent Un divan à Tunis, Manele Labidi décrit avec Reine mère le quotidien d’une famille immigrée, menacée de déclassement, qui se débat dans la France des années 90. Rencontre avec la réalisatrice et sa magnifique comédienne, Camélia Jordana.
Camélia, si vous étiez un paysage, un livre et une émotion, vous seriez quoi ?
Camélia Jordana : (Manèle et Camélia explosent de rire) Mais ce sont les questions de Léa Salamé ce matin sur France inter !
Absolument ! Et vous avez répondu la plage de mon enfance, Kiffe Kiffe demain et l’espoir.
Camélia Jordana : C’est beau, non ? Mais je crois que je voulais plutôt évoquer Kiffe Kiffe hier ?, sorti l’année dernière.
Manele, dans le dossier de presse de Reine mère, vous parlez de réinvention poétique de votre enfance et vous employez le mot « biomythographie », alliage entre intime, fiction, émotions refoulées, mémoire sélective, fantasmes passés et présents.
Manele Labidi : C’est la poétesse Audre Lorde, que j’aime beaucoup, qui a inventé ce terme. Je me sers d’un matériau autobiographique : Vincennes, la banlieue chic dans laquelle mes parents ont déboulé, la menace du déclassement, ma mère qui voulait repartir en Tunisie, mon père qui travaillait tout le temps… Mais il y a également plein d’éléments du film sont différents de ma vie. Pour faire du cinéma, on est obligé de passer par la fiction, la réinvention poétique, le mensonge, même la convocation des souvenirs est biaisée.
Toujours dans le dossier de presse, vous écrivez que lorsque vous aviez dix ans, vous ressentiez le racisme « à travers la télévision, les sketchs de certains humoristes, la chanson « La Zoubida », la montée du FN, la guerre du Golfe, le « bruit et l’odeur » de Chirac, l’affaire Omar Raddad… » Le film se déroule en 1991, dans une France où il est compliqué pour cette famille d’immigrés de se sentir chez soi. Est-ce que les choses ont changé en 2025 ?
Manele Labidi : À l’époque, je comprends que tout ce qui se rapporte à mes parents n’est pas très bien vu. J’aurais bien voulu être Suédoise, la vie aurait été plus simple (rires). Il ne faisait pas bon être arabe à cette époque-là, et peut-être encore aujourd’hui. Il n’y avait pas de représentation dans les médias et quand il y en avait, elles étaient dégueulasses, essentialisantes…
Et en 2025, donc ?
Manele Labidi : Nous avons muté. Jean-Marie Le Pen incarnait cette rhétorique politique frontalement violente, nous étions ensuite dans un antiracisme paternaliste, tout aussi violent. Auparavant, nous étions surtout moqués, des gens à sauver, et il y a eu une bascule avec le 11 Septembre. Avant, on parlait des arabes, puis on a parlé des musulmans. Le discours marginal de Le Pen a explosé, il y a eu Sarkozy, et depuis, c’est de pire en pire, nous sommes clairement l’ennemi intérieur. Il faut un ennemi intérieur pour diviser les dominés, c’est tombé sur nous !
Camélia, je crois qu’à l’origine, le rôle d’Amel, cette mère de famille qui veut le meilleur pour ses enfants, n’était pas obligatoirement pour vous.
Camélia Jordana : Il n’était pour personne ! J’étais en préparation du film Avant que les flammes ne s’éteignent avec Sofiane (Zermani, NDR). Je suis devenue très pote avec lui et un jour, il me parle du film de Manele. J’avais adoré Un divan à Tunis et j’apprends que le rôle féminin n’est pas casté. Manele voyait une comédienne plus âgée et j’ai passé une audition avec Sofiane. J’ai prié très fort pour avoir le rôle.
Manele Labidi : J’ai été étonnée par sa maturité, sa présence. J’avais envie de la filmer. Et ça matchait parfaitement avec Sofiane, j’ai eu la chair de poule en les voyant, un vrai couple de cinéma.
Le couple que vous montrez, des Nord-Africains qui s’aiment et qui tentent simplement d’élever leurs filles, on ne l’a jamais vu dans le cinéma français, c’est donc très politique.
Camélia Jordana : Moi non plus, je ne l’avais jamais vu ! Cette famille, on ne l’a jamais racontée. Ces personnages, ce couple méditerranéen, ce sont nos parents.
Camélia, il y a toujours cette haine sur les réseaux qui s’exerce contre vous ?
Camélia Jordana : Oui… Ça a recommencé pour Reine mère où la fachosphère se déchaîne. Ça me confirme que je suis au bon endroit…
Manele Labidi : Ça me désole ! Camélia est devenue une cible parce qu’elle a des convictions et qu’elle les assume. Des gens écrivent de la merde sur un film qu’ils n’ont même pas encore vu, la note sur Allociné est torpillée d’emblée. L’industrie devrait se mobiliser…
C’est plus calme quand vous sortez un CD ?
Camélia Jordana : Non. J’existe et pour la fachosphère, cela signifie que je prends la place de quelqu’un d’autre. Dès que je travaille, je suis harcelée.
Reine mère de Manele Labidi
En salles le 12 mars
Par Marc Godin