VANESSA FRIEDMAN : « UNE CRITIQUE ÉQUITABLE »

VANESSA FRIEDMAN

L’arbitre des élégances fashion pour le New York Times depuis 2014 (et avant cela, elle a été la première rédactrice de mode du Financial Times), Vanessa Friedman a révolutionné la critique mode. Elle a profité de la dernière PFW pour nous offrir une leçon de style.

Nous sommes en pleine saison des défilés, et vous venez d’enchaîner la Milan et la Paris Fashion Week. Quels défilés vous ont marquée ?
Vanessa Friedman : À Milan, Diesel, Marni, et Prada. À Paris, Undercover, Tom Ford, et Givenchy. Ils semblaient comprendre à qui s’adressaient leurs créations. Les créateurs ont réfléchi à la façon dont leurs consommateurs pourraient bouger, s’asseoir ou passer une porte. Et il y avait un sentiment d’émotion et de confiance, et non un sentiment de décoration ou de superflu.

Certains vous ont déçue ?
Oui, ceux qui se concentrent davantage sur eux-mêmes que sur ce qui se passe dans le monde qui nous entoure ; et ceux où les designers ne tiennent pas compte des femmes qui vont porter leurs vêtements.

L’ambiance de cette Fashion Week reflète-t-elle les nombreux ralentissements que connaît le secteur du luxe en ce moment ?
Le secteur est désorienté, et les collections en sont le miroir. C’est dû aux changements de postes, aux multiples rumeurs, et à la situation géopolitique mondiale. Il n’y a pas de lassitude du luxe, mais de trop de collections, de trop de nouveaux produits, de marketing par les célébrités…

Et votre point de vue sur l’économie ?
On assiste à une correction de trajectoire et un rééquilibrage probablement nécessaires. Il y avait cette idée fallacieuse que la trajectoire allait continuer d’être ascendante, avec des pourcentages à deux chiffres chaque année. Ce n’est pas possible. Si on juge en fonction des ventes, alimentées par une masse de produits et de magasins, tout va s’effondrer sous son propre poids. Bien que les entreprises et les investisseurs n’aiment pas ça, ce n’est pas si mauvais pour les revenus de se stabiliser.

Vous avez commencé à Vanity Fair, puis rejoint le New Yorker lorsque Tina Brown l’a repris. Qu’avez-vous gardé de ces années ?
J’ai beaucoup appris sur l’écriture au New Yorker et David Remnick (le rédacteur en chef, ndlr) m’a donné un très bon conseil. J’avais écrit un article de « Talk of the Town », je n’étais pas satisfaite. Je l’ai remis à un rédacteur en chef de l’époque en disant que l’article n’était pas terrible, et David Remnick, alors journaliste, était présent. Il m’a dit : « Ne t’excuse jamais pour un article avant que ton rédacteur en chef ne l’ait lu. Tu ne sais jamais comment il sera reçu. ».

Vous êtes devenue la première rédactrice de mode du Financial Times en 2003. Comment en avez-vous fait une critique très pointue, lue dans le monde entier ?
Par chance. À mon arrivée, personne ne considérait le FT comme un lieu pour la mode et l’industrie n’y prêtait pas attention. Et ce n’était pas au cœur de la mission du journal. Alors, pendant deux ans, j’ai pu faire autant d’erreurs que nécessaire et personne ne le relevait. Quand ils se sont réveillés, j’avais en quelque sorte compris ce que ça devrait être. Les gens qui lisent le FT sont ceux qui achètent des articles de luxe. Pour eux, lire sur la mode est informatif, pas ambitieux. Ils investissent dans ces entreprises et portent ces vêtements. Ça rend le sujet très pertinent.

Et comment êtes-vous arrivée dans cette publication ?
Quand j’ai déménagé en Angleterre en 1996, j’étais pigiste, et j’essayais de trouver du travail. Et quelqu’un a dit : « Le FT a perdu son journaliste de mode, pourquoi tu ne leur écris pas ? Peut-être qu’ils te donneront des sujets. ». J’ai contacté la femme qui était alors rédactrice en chef de la rubrique How to Spend It. Elle a vu que j’étais passé par Vogue à New York, et a supposé que j’étais journaliste de mode. Ce qui n’était pas le cas. Elle m’a demandé d’écrire un article sur les bottes. J’ai commencé chez eux, mais j’écrivais encore sur beaucoup d’autres sujets ailleurs. J’allais aux défilés pour Elle, et j’étais leur rédactrice pour l’Europe. Et c’est à peu près à cette époque que l’idée d’avoir une rédactrice des articles mode a commencé à germer. Ils se sont dit qu’ils pouvaient m’envoyer aux défilés pour faire des reportages. Par la suite, je suis allée travailler chez InStyle à Londres.

Dans le podcast What’s Contemporary Now, vous avez conseillé aux jeunes journalistes de mode d’avoir un point de vue unique sans se fier uniquement à leur « voix ». Qu’est-ce qui fait un bon critique de mode ?
Il faut explorer le contexte de la maison et son histoire, du créateur cité, et de ceux qui l’ont précédé. Et s’intéresser au plus global. Qu’est-ce qui se passe dans le monde ? Quelles sont les forces qui façonnent la vie des gens qui vont acheter ces vêtements et les porter ? Comment les vêtements sont-ils liés à ce dont ils ont besoin pour gérer ces forces ? Les critiques doivent être équitables. Il faut être prêt à dire quand c’est bon et quand c’est mauvais. Si on ne l’est pas, l’inverse n’a aucun sens.

L’industrie de la mode est soumise à l’immédiateté des réseaux sociaux, comment peut-elle encore bénéficier d’une analyse critique qui prend le temps de réfléchir ?
La mode est davantage considérée comme faisant partie de la culture pop. Les gens comprennent que les vêtements ne sont que des formes de communication et que nous devrions tous réfléchir un peu plus à la façon dont nous les utilisons. Et de plus en plus, les créateurs, en particulier les créateurs à succès, vivent dans une sorte de bulle et, espérons-le, ils considèrent les critiques comme des informations utiles. Elles leur disent comment leurs idées peuvent être reçues par ceux qui les découvrent pour la première fois.

 

Par Anaïs Dubois & Laurence Rémila
Photo Axel Vanhessche
MUA Céline Yang