Ancien conseiller d’Emmanuel Macron, du Monde et de Vincent Bolloré, Alain Minc est l’auteur d’un savoureux Dictionnaire amoureux du pouvoir. Nous sommes donc allés recueillir ses tips pour apprendre à devenir encore plus puissant et influent…
Quand les emplois improductifs et les bullshit jobs chers à David Graeber progressent au même rythme que le chômage, quand on croise plus de consultants que d’ouvriers dans les rues de Billancourt, quand les rapports indigestes augmentent et les rapports sexuels diminuent, autant demander audience au conseiller maître, à l’étalon de Sèvres, la Bentley Corniche de l’influence, Alain Minc.
Moniteur de hors-piste pour raiders, Nadia Boulanger des aspirants Mozart de la finance, Jiminy Cricket ès chefs d’État, cet homme symbolise l’entre-soi alors qu’il ne ressemble à personne. En 2015, un philosophe québécois, Alain Deneault, avait publié un essai accablant sur la société française, La Médiocratie. Lui, c’est le contraire. Depuis son rapport sur l’informatisation de la société avec Simon Nora en 1977, il vit de son intelligence comme d’autres de leurs charmes, mais c’est son absence de courtisanerie comme sa liberté de ton qui rendent ses propos précieux. Aucune IA générative ne parviendra à l’émuler, sa pensée est à la fois ordonnée et imprévisible.
Son dernier livre est un Dictionnaire amoureux du pouvoir. On s’attendait à un exercice sage et mesuré, aussi insolent qu’un recueil de préparation à l’épreuve du troisième jour de l’ENA, on trouve un texte vif, malicieux, instructif et lucide. Alors que d’excellents amis, Kuntzel + Deygas, après avoir travaillé avec Spielberg sur Catch Me If You Can, préparaient un long-métrage d’animation à Hollywood, leur scénariste américain avait eu cette phrase sublime à propos d’un ponte des studios qu’ils allaient rencontrer : « He can say yes in the room ». C’est assez rare en effet, le publicitaire George Lois l’avait déjà remarqué quand il régnait sur Madison Avenue : « Le problème, c’est que, dans les entreprises, les sous-fifres ont le pouvoir de dire « non » (et ne s’en privent pas) mais jamais « oui ». Il faut donc impérativement les contourner et s’adresser à celui ou celle qui décide vraiment. » Minc, « nihiliste rieur», parle à ceux qui peuvent dire oui dans la pièce, mais est-il entendu ?
Homme de l’ombre que la lumière n’effraie pas, ses bureaux jouxtent le Crazy Horse Saloon, temple du nu habillé de projecteurs de poursuite. J’y ai joué il y a longtemps pour Technikart, avec Gonzales et Tellier, devant des annonceurs survoltés par le spectacle qui nous hurlaient « à poil ». Les danseuses, dont les loges occupaient un étage à part afin de les prémunir de toute tentative d’approche, empruntaient la même entrée des artistes que sa société, Albert Frère et Lova Moor se sont donc peut-être croisés dans le hall. Photos d’Avedon au mur, fauteuils Pollock, il nous reçoit devant un pistolet 9mm peint par Raphaëlle Ricol. « Je ne parle jamais à un homme qui tient une arme dans la main » (Delon dans Le Samouraï). Pompidou, à son dernier Conseil des ministres : « Dans ma vie, j’ai tiré trop bas. J’ai accepté trop de compromis. Montez le ton. Visez plus haut, messieurs les ministres ! » Entretien avec un tireur d’élite.
Par Bertrand Burgalat
Que signifie le pouvoir aujourd’hui ? Dans la pratique, les personnes qui sont censées l’exercer, dans le domaine économique ou politique, ne donnent pas toujours l’impression d’en avoir tant que ça, entre le reporting, les marchés, les statistiques ou les sondages, il n’y a pas beaucoup de place pour le libre-arbitre…
Alain Minc : Chacun, dans l’exercice de sa vie, est confronté à des formes de pouvoir, vit dans sa condition des pouvoirs, en a sa propre éthique. Michel Foucault disait : « Le pouvoir est partout et nulle part ». Chacun l’exerce avec une approche ou une manière d’être différente. Vous aussi, vous l’exercez. Le pouvoir en face de vous, en tant que magazine (Alain Minc mentionne Laurence Rémila, également présent pendant l’interview, ndlr), ce sont les annonceurs. Il y a plusieurs manières d’être annonceur. Quand j’étais président du Conseil du Monde, j’ai vu certains d’entre eux décider de suspendre leurs encarts parce qu’ils s’estimaient maltraités. Je leur ai expliqué que c’était la chose la plus bête qu’ils puissent faire. D’autres, au contraire, dissociaient totalement, considérant qu’il n’y avait aucun lien avec les articles qui pourraient les concerner, leur vision économiste revenant à se demander : est-ce que c’est utile pour moi d’annoncer dans Le Monde ? Il y a une chose que je dis dans le bouquin qui est à mes yeux majeure : il ne faut pas confondre le pouvoir et l’influence. Je pense que les sociétés contemporaines font une très grande part à l’influence. Le pouvoir est hiérarchique, direct, frontal. Même s’il est aimable et poli. L’influence est diffuse, insidieuse, horizontale. Et c’est pour ça que j’exprime avec tant d’ingénuité mon admiration pour les Anglais. Ils ont gouverné le monde en grande partie par l’influence. Et c’est un des problèmes du système français, qui ne sait pas pratiquer l’influence. Ainsi la France n’a pas la place qu’elle devrait avoir dans la machinerie européenne, parce qu’à Bruxelles il faut savoir pratiquer l’influence. Bruxelles, c’est un univers très puissant mais ce n’est pas un univers de pouvoir, c’est un univers d’influence. C’est une distinction qui doit interpeller, dans un monde de réactions et de contre-réactions. On pourrait le résumer à la trilogie qu’avait écrite Edgar Morin et qui tient en une ligne : « Tout est en tout et réciproquement ».
Cette distinction permet de comprendre à quel point l’attitude de la France a tendance à navrer ses partenaires, comme sur l’intelligence artificielle où, mal inspiré par quelques fanfarons de la tech, Bruno Le Maire a prôné, à la consternation générale, un marché unique européen de la donnée et une IA générative affranchie d’obligations de transparence…
Le problème de la France, en effet, c’est qu’elle fait des rodomontades et, surtout, qu’elle n’est pas coopérative. Dans l’Europe des Six avec le général de Gaulle à l’Élysée, elle pouvait être assez autoritaire. Ne serait-ce que parce que l’Allemagne avait accepté d’être sur son porte-bagages pour des raisons historiques. L’Europe est un espace de coopération compétitif, mais la France n’a jamais accepté de considérer qu’elle aurait dû être le leader de l’Europe méditerranéenne, parce qu’elle voulait jouer sur tous les tableaux et ne voulait pas être prisonnière d’un espace compétitif particulier. À mon avis, c’est une erreur. La France, l’Espagne, le Portugal, l’Italie et la Grèce, ce n’est pas rien. Si vous faites l’addition, c’est presque 170 millions d’habitants, plus d’un tiers de l’Europe. Et c’était à la France d’en être le chef de file. Elle n’a pas voulu être ramenée à la position de puissance dominante de l’Europe du Sud, en se présentant comme une puissance de l’Europe du Nord. Ce n’est pas vrai, il n’y a qu’à regarder notre endettement. Nous avons les caractéristiques d’un pays d’Europe du Sud, et encore, les pays d’Europe du Sud sont extrêmement puissants et toniques. L’Espagne, par le simple jeu de l’hispanidad, est un acteur mondial. Ce genre de réflexion, le système français ne le comprend pas.
Mais il aime bien pontifier, et saupoudrer ses discours boursouflés de mots creux, « accompagnement », « disruption », « inclusion », « en responsabilité », ou « souveraineté »…
Oui, ça ne veut rien dire. Souveraineté de quoi ? Par rapport à quoi ?
J’ai pu le constater dans la musique où, au nom de cette souveraineté, on vient d’instaurer, avec le soutien enthousiaste de la droite sénatoriale, une taxe supplémentaire sur le streaming payant au détriment des seules plateformes vertueuses, qui étaient françaises et européennes, exemptant de fait TikTok et tous ceux qui ne rémunèrent pas les créateurs. Idem pour la « souveraineté pharmaceutique »…
Ce mot est désormais mis à toutes les sauces, comme auparavant celui de mondialisation. Ce sont des concepts passe-partout qui n’ont pas de sens en soi, il faut les définir de manière spécifique. Vous citez l’univers pharmaceutique, on s’est payé de nous. Notre dépendance aux fabricants chinois et indiens n’a pas décru. Oui, il va y avoir une usine de paracétamol sur le territoire français. D’accord, mais ça ne va pas changer la face du monde.
Des milliardaires comme Vincent Bolloré ne parviennent-ils pas à combiner influence et pouvoir ?
C’est un cas particulier. C’est le seul qui veut exercer un pouvoir idéologico-politique. J’ai rompu avec lui, après qu’on a travaillé vingt ans ensemble, parce que je n’acceptais pas cette dérive.
On a l’impression que ce qui vous déçoit le plus, c’est qu’il soit sincère.
J’ai tendance à le penser. Les choses qui se déclenchent tard dans une vie sont en général sincères. Plus on approche de la sortie du terrain, plus on l’est. Mais je crois aussi que ce qu’il fait est contraire au fonctionnement démocratique d’une société de pouvoirs et de contre-pouvoirs telle que je l’envisage. Mais c’est le seul de son espèce. On peut être puissant sans transformer la puissance en pouvoir. Les autres ne le font pas, on le constate à travers les annonceurs : les très gros annonceurs français, LVMH, toutes les marques de luxe, l’Oréal, les firmes automobiles, font leur boulot de manière empirique, ou cynique, peu importe, qui est d’annoncer en fonction du levier des retombées que cela représente.
« BOLLORÉ EST LE SEUL QUI VEUT EXERCER UN POUVOIR IDÉOLOGICO-POLITIQUE… »
Beaucoup mettent plus de talent à se hisser au pouvoir ou à s’y maintenir qu’à l’exercer, c’est un peu le cas de notre Président actuel. Réussit-il à combiner pouvoir et influence ?
Il n’a pas l’influence qu’il devrait avoir s’il exerçait différemment le pouvoir. Son problème, c’est qu’il ne fonctionne pas sur un mode coopératif. Macron est quelqu’un qui n’a pas de surmoi, il dit ce qu’il pense. Donc quand il parle du pouvoir jupitérien, c’est ce qu’il pense. Or, le pouvoir ne peut pas être jupitérien. Le pouvoir présidentiel est jupitérien en une seule circonstance. Il est même démiurgique s’il déclenche le feu nucléaire. Mais c’est le seul cas de figure où il est jupitérien. Pour le reste, en réalité, il participe d’un jeu et d’un système. J’ai dit un jour qu’il y a deux mots en anglais pour définir la politique, « policy » et « politics ». Macron, c’est 17/20 en policy et 3/20 en politics. Il n’a pas aimé, mais je le pense profondément. Politics, ce n’est pas la magouille, c’est la fabrication d’un système, d’un flux de liens, de fonctionnement en réseaux qui permet d’appliquer et de rendre effectif ce qui relève de la Policy.
Le péché originel de la cinquième République qui favorise ça, n’est-ce pas la révision de 1962 avec l’élection du président de la République au suffrage universel ?
Écoutez, moi je ne m’interroge pas sur un sujet comme ça, comme sur l’Immaculée conception.
Mais la constitution a été tellement modifiée depuis…
L’élection du président de la République au suffrage universel est à la vie constitutionnelle ce que l’Immaculée Conception est à la religion catholique.
C’était avec le septennat, et des législatives qui n’étaient pas synchronisées.
Ça, c’est la durée du mandat, mais l’élection en tant que telle est irréversible. Après, on peut discuter à perte de vue sur le fait de revenir ou non à un mandat unique, il n’y aura pas de réforme constitutionnelle à vue humaine sur ce sujet-là, alors ce n’est pas la peine de se fatiguer.
Vous avez une estime pour Joe Biden qui sort de l’ordinaire, y compris par rapport à ce qu’en dit son propre camp…
J’ai une admiration sans limite pour lui. Sur le plan stratégique, c’est le meilleur Président depuis Truman, et sur le plan économique, le meilleur depuis Roosevelt. Je trouve que c’est un Président dans la grande tradition américaine, d’un pays quand même assez bien intentionné qui se considère comme le chef du monde démocratique et qui est viscéralement démocratique. C’est l’inverse absolu du clown avec lequel il est en compétition. Sur le plan économique, il a fait passer deux ou trois projets de loi qui redonnent aux États-Unis un avantage énorme, y compris sur nous, Européens. Il a très bien défendu les intérêts de son pays. Après, il a une situation difficile à gérer aujourd’hui à cause du Moyen-Orient. J’ai quand même du mal à penser que les démocrates d’extrême gauche voteront Trump en s’abstenant. Malheureusement, on ne peut pas faire de pronostic, on sait comment fonctionne le système américain, ça se terminera dans cinq comtés de cinq swing states. Tout le monde a en tête l’élection de Floride en 2000 entre Al Gore et Bush Jr., mais n’oubliez pas celle de 2004, John Kerry est battu uniquement à cause d’un comté de l’Ohio. UN comté de l’Ohio avec 80 000 électeurs. Donc il y a une part d’imprévisibilité, aussi longtemps que le système américain ne sera pas sur ce plan-là démocratique. N’oubliez pas que Hillary Clinton a 4 millions de voix d’avance sur Trump, et elle est battue. Là aussi, c’est comme une autre Immaculée Conception, il n’y aura pas sur ce sujet de réforme constitutionnelle parce que, évidemment, ça donne une force aux États les plus petits, à laquelle ils ne sont pas prêts à renoncer.
En quoi consistent les réformes que vous évoquez, qui donnent cet avantage aux États-Unis ?
D’abord, il a relancé l’économie avec une force extrême. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui la croissance y est de 3 %, et chez nous de 0,5. Il a mené une politique industrielle de subventions qui a consolidé les secteurs les plus dynamiques de l’économie américaine. Il a enfin lancé les États-Unis dans les aspects industriels d’une politique proactive en matière d’environnement. Il a poussé à l’établissement d’une taxe mondiale minimum sur les grandes entreprises. En réalité, il a été, vis-à-vis de la présidence Obama, – je passe l’horrible parenthèse Trump un instant par perte et profits – ce que Lyndon Johnson avait été vis-à-vis de Kennedy. Parce que l’homme qui fait voter les droits civiques, ce n’est pas Kennedy, c’est Johnson. Pourquoi? Pour la même raison : quand on sait comment fonctionne le système américain, la maîtrise du Congrès est fondamentale. Biden a passé un demi-siècle au Congrès. On en voit les résultats. Il a réussi à faire passer l’aide à l’Ukraine, en parvenant à donner la garantie au chef des républicains au Congrès, pourtant très à droite, qu’en contrepartie les démocrates le préserveront de ses propres extrêmes, qui vont essayer de le faire tomber, en votant pour lui. Il y avait un tome de la biographie de Lyndon Johnson qui s’appelait The Master of the Senate. Biden est « the master of the Senate ».
On n’entend pas du tout ce discours actuellement.
Non, car les gens se fient aux apparences. Oui, il a du mal à marcher, et fait des gaffes– il en a faites toute sa vie. En fait, c’est un nom de marque, Biden. Il a une administration d’une qualité exceptionnelle : Madame Janet Yellen, la secrétaire du Trésor, est l’ancienne patronne de la FED ; Jake Sullivan, conseiller à la sécurité, est dans la lignée des grands conseillers à la sécurité, comme l’étaient Kissinger et Brzezinski ; Antony Blinken est un remarquable secrétaire d’État. C’est la grande Amérique, celle qu’on aime. Est-ce que c’est l’Amérique de demain ? Non. Je pense très profondément, et je l’ai écrit un nombre incalculable de fois, que les États-Unis seront de moins en moins un pays Occidental, et de plus un plus un pays-monde. Quand les Sino-Américains y auront remplacé les WASPS et les Indo-Américains auront remplacé les Juifs, la carte du monde qu’ils ont en tête ne sera pas la même, c’est normal.
Quels autres hommes et femmes d’État vous inspirent aujourd’hui ?
En fonction ou qui ont été en fonction ?
Les deux.
J’ai eu beaucoup d’admiration en son temps pour Tony Blair. À l’erreur près d’avoir soutenu George Bush sur l’Irak, dont il est mort politiquement, il avait inventé ce mélange de libéralisme et de redistribution qui me paraît être l’expression même de l’Occident. J’ai une admiration sans limite pour Helmut Kohl, qui a su à la fois saisir le moment, faire l’unité allemande et comprendre qu’il fallait tout de suite verrouiller les choses pour que l’Allemagne reste à l’Ouest du continent. Ça, c’est de la grande politique. La négociation avec Mitterrand, où il échange l’acceptation par celui-ci de l’unité allemande dans la reconnaissance de la frontière Oder-Neisse contre le fait d’abandonner le deutschmark, c’est aussi de la vraie politique. On est dans les grandes choses.
Ça a toujours été un choix, pour vous, de ne pas exercer le pouvoir directement ?
Je n’ai pas voulu entrer dans la vie politique classique des députés et des élus, qui passent leur vie et leurs dimanches dans leur circonscription, parce que j’ai toujours dit que c’était contraire à ma conception des week-ends. Ma vie dans plusieurs univers, le fait de ne pas pouvoir choisir l’un d’entre eux, était une manière implicite de préférer l’influence au pouvoir. Par exemple, Michel Rocard m’avait proposé la présidence d’une très grande entreprise publique. Il avait ajouté « mais tu la boucles, plus d’expression publique », et il avait raison. À partir du moment où j’ai choisi de jouer, pour mon agrément, sur plusieurs tables, j’ai renoncé au pouvoir, pour me contenter d’une miette d’influence.
Quels sont les effets de cette influence dont vous êtes le plus fier ?
Je suis un nihiliste rieur, mais fier de rien. Je suis content d’avoir été du bon côté sur certains sujets, notamment lors de la très violente bataille qui a eu lieu en 1983 en France, pour savoir si on restait dans le système monétaire européen. J’étais une petite main derrière un homme auquel je rends hommage dans ce dictionnaire et auquel je rendrai à nouveau hommage dans un autre livre, Pierre Mauroy. En matière européenne, je pense que j’ai toujours été du bon côté de la barricade. Parce que je suis un européen viscéral.
Aucun politique en activité ne suscite votre admiration en France ?
J’ai une relation très ancienne avec Emmanuel Macron, j’ai donc de l’affection et de l’estime pour lui. Concernant l’admiration, je le connais trop, on n’admire pas les gens qu’on connaît aussi bien.
Aimeriez-vous qu’il vous écoute davantage ?
Je ne parle jamais des colloques singuliers que j’ai pu avoir avec certains chefs d’État, passés ou présents.
Qu’est-ce qui a changé le plus chez les chefs d’État, de vos débuts à aujourd’hui ?
Je laisse de côté De Gaulle et la statue du commandeur, parce qu’on est dans une relation quasi religieuse avec lui. Je regrette de ne pas avoir rencontré Georges Pompidou. Tout ce que je sais de lui me fascine. Je ne l’ai pas connu parce que j’étais trop jeune, et c’est le Président qui m’impressionne le plus, c’est peut-être pour ça d’ailleurs.
J’ai croisé, enfant, beaucoup de ses ministres, c’est un monde qui paraît très lointain. De Messmer à Séjourné, il y a plus de différences que de Néandertal à Sapiens, pas forcément dans le même sens.
L’État a changé, mais ce qui m’intéresse c’est Pompidou. Le même homme, la même année, fait élire l’Assemblée la plus réactionnaire depuis la chambre bleu-horizon de 1919, et décide de l’architecture bouleversante de ce qui va devenir le Centre Pompidou. On est en 1969. En 1962, il met un Soulages dans son bureau à Matignon. Soulages en 1962, ce n’est pas la même chose que Soulages en 2024, devenu une espèce d’icône nationale. Ça prouve qu’il a un compas d’une largeur extraordinaire. Il écrit un bouquin après les événements de 1968, Le nœud gordien, qui a été publié après sa mort. C’est un livre d’une intelligence extraordinaire sur la société française, qui se conclut par « nous ne sommes pas menacés par le communisme, nous sommes menacés par le fascisme ». Pas banal, hein ?
Florian Thévenard : Quel est votre rapport à l’art ?
Ma femme et moi sommes de modestes collectionneurs d’art contemporain, mais j’ai un maître d’école merveilleux qui est François Pinault.
F.T. : C’est avec lui que vous discutez de peinture ?
Non, mais c’est lui qui nous a formés, c’est un bon prof…
Laurence Remila : Le Monde appartient désormais à un fonds de dotation (le Fonds pour l’indépendance de la presse). Est-ce une réelle garantie d’indépendance ?
La structure du Monde préserve beaucoup plus l’indépendance que celle du New York Times, par exemple. Au NYT, La famille Sulzberger a des actions à votes multiples qui lui donnent le pouvoir en assemblée générale. Si un jour elle décide de vendre, le New York Times sera vendu comme le Wall Street Journal a été vendu. La vraie référence est celle de The Economist. Le système mis en place par Xavier Niel est très préservateur de l’indépendance. Celle-ci ne peut être le pouvoir absolu des journalistes. Je l’ai dit publiquement après le scandale JDD, je suis pour que les journalistes aient un droit de véto sur la nomination du directeur de la rédaction. Droit de véto, pas droit de nomination, ce n’est pas la même chose. On ne peut pas diriger une rédaction contre elle-même, mais on ne peut pas non plus lui laisser le choix du directeur. Je souhaite que sorte des États généraux de la presse une loi qui donne à toute rédaction un droit de véto sur la nomination de son directeur, et à sa révocation.
L.R. : Donc vous n’imaginez pas une rédaction dirigée comme l’entend monsieur Bolloré, ni comme l’entend monsieur Plenel lorsqu’il était au Monde ?
Monsieur Plenel, c’est moi qui l’ai viré, et à mon avis trop tard. (sourire). Donc je me fais grief de l’avoir laissé trop longtemps. Il a apporté beaucoup au Monde. Il a donné un coup de fouet sous l’autorité, qui était beaucoup plus ferme qu’on l’imaginait, de Jean-Marie Colombani. Mais ça a duré trop longtemps et après il est parti dans son soliloque de dénonciation et de philosophe fondateur du wokisme.
L.R. : Vous dénoncez le wokisme dans la presse.
Je hais le wokisme !
L.R. : Chez Technikart, on est partisans à certains égards du wokisme. Quels sont, selon vous, ses effets néfastes sur Le Monde et le New York Times ?
C’est essentiellement dans les pages « débats ». Je pense que ces pages doivent faire une part au wokisme et à l’anti-wokisme. Dans le New York Times et dans Le Monde, ce n’est pas le cas. Je suis trop marxiste pour accepter l’espèce de solidarité des victimes qui va du transgenre maltraité jusqu’à l’habitant de Gaza sous la férule du Hamas. Or, c’est ça le wokisme. On commence par le transgenre, on passe à une aspiration féministe très exacerbée, condamnée par les grandes féministes comme Élisabeth Badinter, et probablement par Simone de Beauvoir si elle était en vie, on continue par les noirs, on considère donc que le blanc colonisateur est l’ennemi et on arrive par une espèce de retournement dialectique à faire de l’Israélien, citoyen d’un pays qui était la contrepartie de la pire victimisation qu’on ait connue, le point ultime de l’Occidental totalitaire et colonisateur. Le même partisan LGBT qui parle de Gaza ne s’interroge pas une seconde sur ce que seraient ses droits s’il était un citoyen sous la férule du Hamas. Ça, je ne le supporte pas. Je crois aux classes sociales.
Pourtant le wokisme, dans ses emportements, n’est pas très différent de ce qu’on a pu connaître dans les années 1970 avec le maoïsme. Vous citiez Foucault en début d’entretien, mais des philosophes comme lui se sont beaucoup trompés. Il a soutenu Khomeiny, vous avez des quotidiens en France qui ont coché presque toutes les mauvaises cases, de ce bord-là tout du moins, Mao, Castro, Pol Pot, le grand chelem…
Bien sûr, mais ça n’a rien à voir. Le balancier repartira dans l’autre sens. Il y a une entrée en résonance entre le militantisme woke et l’internationale des ressentiments. Cela explique les réactions de ce qu’on appelle le Sud global, qui est un concept qui ne veut rien dire. On ne peut considérer dans le même Sud global les Chinois et les Indiens, ou les Chinois et les Russes : malgré leur alliance tactique, ces États sont trop puissants pour être pris dans de vraies alliances. En revanche, ils partagent leurs ressentiments. Je vais vous raconter une anecdote qui est extraordinaire. Quand Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, a rendu visite à Deng Xiaoping, et qu’il a essayé de lui expliquer les choses, vous savez ce que ce dernier lui a répondu ? « L’Europe, Monsieur Delors, nous l’avons connue unie, donc je n’ai pas besoin que vous m’expliquiez l’unité européenne. Pour nous, l’Europe unie, c’était les jésuites qui voulaient nous rendre catholiques, et les puissances coloniales qui ont mené la guerre de l’opium. »
« LA FRANCE EST INAPTE À LA DÉMOCRATIE PARLEMENTAIRE… »
Pouvons-nous terminer sur la présidentielle 2027 ? On va vous soumettre les noms de trois candidats et vous nous dites s’ils ont une chance ou pas. Bruno Lemaire…
C’est très simple, je n’ai qu’une obsession : qu’au deuxième tour, face à Madame Le Pen, il y ait un modéré. Ça peut être un modéré de droite ou un modéré de gauche. C’est tout.
C’est triste qu’on en soit encore là, à choisir des gens qu’on n’aime pas parce qu’ils ne sont pas lepénistes. C’est une tactique que Mitterrand avait élaborée pour se maintenir au pouvoir, ça fait quarante ans que ça perturbe les scrutins.
La montée du populisme de droite est un phénomène global. Quand il est pris dans les filets de la démocratie parlementaire, il entre dans des coalitions, il doit faire des compromis. C’est ce qui arrive aujourd’hui à tous ceux qui sont dans des gouvernements de pays qui sont la quintessence de la sociale-démocratie. Là où ça devient grave, c’est à cause de nos institutions. Le problème avec le système absolutiste français, c’est que si Madame Le Pen gagne la présidentielle et dans la foulée les législatives, elle aura un pouvoir absolu. Nous sommes en risque à cause de la spécificité de notre régime institutionnel.
Vous voyez qu’on peut poser des questions sur les institutions et l’Immaculée Conception…
Attendez, je ne peux pas dire « je regrette la démocratie parlementaire », la France est inapte à la démocratie parlementaire ! Regardez les palinodies actuelles, vous mettez une caméra à l’Assemblée Nationale, et vous dissuadez les gens de voter aux législatives.
L.R. : Si, à Technikart, nous pouvions avoir une petite influence sur l’Élysée, nous aimerions conseiller à monsieur Macron de prendre un break de 5 ans et de revenir en 2032, comme avait fait Poutine avec Medvedev…
Mais qui vous dit qu’il n’y pense pas matin, midi et soir ?
Dictionnaire amoureux de pouvoir, Plon, 480 pages 27 €
Entretien Bertrand Burgalat
Photos Florian Thévenard