ANAMARIA VARTOLOMEI : « VIVA MARIA ! »

Anamaria Vartolomei technikart

Star de Maria, mais aussi du Comte de Monte-Cristo (sa Haydée s’y libère de l’emprise du Comte), Anamaria Vartolomei, ambassadrice Chanel au long cours, a tout de l’héroïne moderne. Rencontre entre deux triomphes.

C’était l’un des moments les plus émouvants de l’édition 2024 du Festival de Cannes : la projection de Maria, l’audacieux second film de Jessica Palud. Pendant une heure et quarante minutes, Anamaria Vartolomei, 25 ans, est Maria Schneider, comédienne détruite à jamais par sa participation au Dernier Tango de Paris de Bertolucci. Le réalisateur et sa star, Marlon Brando, s’étaient mis d’accord, on le sait, pour que Brando prenne la comédienne « par surprise » au moment de filmer la scène la plus sulfureuse du film, celle qui en fera le grand succès de 1972. Maria Schneider est morte en 2011, à l’âge de 58 ans – jamais remise de l’expérience, elle était encore considérée, par beaucoup, comme une participante malheureuse à quelque blague salace.

La force de ce Maria – âpre, sans fioriture, et filmé à hauteur de son sujet – est non seulement de rétablir les faits, mais surtout de redonner sa dignité à Maria Schneider grâce, en grande partie, au jeu sans emphase de la comédienne la plus enthousiasmante de sa génération…

Tu as débuté dans le cinéma alors que tu étais encore enfant, avec My Little Princess d’Eva Ionesco en 2011. Comment te retrouves-tu à l’affiche de ce film ?
Anamaria Vartolomei : Je faisais du théâtre en activité extra-scolaire, à Issy-Les-Moulineaux. J’occupais donc mes mercredis après-midis en faisant du mime, un peu de danse… Un jour, on a parlé d’un site de castings à mes parents, et ils y ont trouvé l’annonce de My Little Princess. J’avais 10 ans et demi, c’est comme ça que ça a commencé…

Le sujet de ce premier film, les frasques de la très jeune Eva Ionesco à la fin des années 1970, est trouble.
Comme j’étais mineure, j’étais accompagnée de mes parents sur le tournage. Ils étaient là, et leur présence me rassurait. Cela a donc été très encadré, bienveillant, protégé. On avait beaucoup travaillé en amont avec la réalisatrice pour qu’il n’y ait pas de surprises sur le plateau.

Depuis cette première expérience, tu as enchaîné les films, même si le public te repère surtout grâce à ton premier rôle dans L’Événement de Audrey Diwan (2021).
Oui, même si je citerais L’Échange des princesses de Marc Dugain entre les deux, parce que c’était la première fois que je jouais cette petite jeune fille rebelle, revêche…

Autant de points communs avec le personnage de Maria Schneider dans Maria ou celui de Anne dans L’Événement, rôle pour lequel tu auras le César du Meilleur espoir féminin en 2022…
Grâce à ce rôle, j’ai compris à quel point j’avais besoin d’une connexion avec le ou la cinéaste du film. C’est un rôle qui m’a changé aussi personnellement.

Comment ça ?
En lisant les livres de Annie Ernaux (le film étant l’adaptation de son récit autobiographique L’Événement paru en 2000, ndlr). Je l’avais déjà lu un petit peu au lycée, mais c’était une lecture assez en surface. Quand je me suis plongée dans ses livres pour préparer le rôle, j’ai compris à quel point ils étaient faits pour moi. C’est l’autrice qui définit le mieux la place de la femme dans le système social, et je me suis un peu découverte en tant que femme grâce à cette lecture.

Depuis L’Événement, tu as tourné dans trois films : l’ovniesque L’Empire de Bruno Dumont, suivi de Maria et du Comte de Monte-Cristo qui sortent ces jours-ci. Tu n’as pas été inondée de scénarii à la suite du César ?
Si, mais pas les bons (rires) !

On te proposait des comédies ?
On me proposait de tout mais j’ai plus souvent dit non que oui. En plus, après L’Événement et les César, je me suis mise la pression toute seule, en me disant que les gens attendaient des choses de moi – ce qui est peut-être arrogant et égocentrique de ma part. Peut-être que les gens n’attendent rien ! Mais je me disais qu’il fallait que je sois à la hauteur, qu’il fallait que je montre que j’étais capable d’autre chose, et de mieux. J’attendais donc les bons projets. Et c’est vrai que j’ai eu la chance de naviguer sur des terrains assez éloignés les uns des autres avec Bruno [Dumont], Maria, Le Comte de Monte-Cristo… Je pense que les personnages se rejoignent au tournant d’une certaine fragilité, vulnérabilité. J’aime bien les personnages dont les actes ne concordent pas forcément avec ma pensée ou le désir initial des choses, mais ce sont des personnages en général qui luttent contre un désir intérieur, ils s’interdisent des choses et j’aime bien quand finalement ils se résignent ou ils décident de suivre leur instinct.

Oui, dans L’Événement, même si la société française du début des années 1970 l’empêche de mener à bout son désir d’avortement, Anne fonce quand même. 
Et Maria, elle aura été mise à l’écart par cette même société, mais elle va continuer à parler, à dire la vérité, à ne pas faire de compromis, à ne pas se réduire à la trop basse valeur qu’on lui a accordée… Quant à Haydée, on la voit s’émanciper de l’emprise de Monte Cristo en s’accordant la liberté qu’elle n’avait pas eu jusque-là.

Anamaria Vartolomei technikart
LA TÊTE HAUTE_
Grâce à sa perf’ dans Maria, Vartolomei remet Maria Schneider dans la lumière. Respect !


Et pour jouer un personnage à la fois iconique et mal-comprise comme Maria Schneider, comment t’y prends-tu ?
Je me souviens des premiers essais, des premières recherches que j’ai faites en consultant des archives de magazines ou des vidéos sur YouTube. J’étais plutôt dans l’imitation, j’essayais d’être au plus proche de son phrasé – car elle avait un phrasé assez particulier. Il y avait quelque chose dans son timbre de voix, dans sa manière d’articuler les mots, qui était assez dur à reproduire. En plus, j’essayais de reproduire sa gestuelle, sa façon de marcher… Et je pense que ça m’a entravé dans ma liberté de jeu, car je me concentrais sur des choses qui au fond sont superficielles ; on a épuré par la suite.

« AVEC JESSICA, ON AVAIT DÉCIDÉ DE CRÉER NOTRE PROPRE MARIA. » 

 

Et qu’as-tu gardé de cette phase-là de préparation ?
Surtout des éléments de sa gestuelle : sa façon de fumer, de parler, d’articuler, etc. Avec Jessica, on avait décidé de créer notre propre Maria pour le film. On a essayé de redonner une voix à l’actrice. De mettre en lumière toute sa flamboyance et sa grâce. Il fallait donc se plonger dans le concret et laisser de côté le superflu, les fioritures, etc.

Dans ce film, tout passe par le regard. Cela demande-t-il un jeu particulier ?
Ce n’est pas évident à jouer, il faut arriver à être tout le temps en action alors qu’on ne prononce pas un mot. Mon expérience avec Audrey [Diwan] sur L’Événement m’a beaucoup servi : elle nourrit l’actrice de monologues intérieurs tout en lui donnant la liberté de choisir ce qu’elle raconte. Avec le dialogue intérieur, on se raconte quelque chose et pourtant on ne se dit rien.

Maria dit dans une scène, « ne me regardez pas ».
Oui, elle ne supportait plus le regard des autres parce qu’il devenait pesant. Bizarrement, malgré le fait qu’elle ait été au centre des choses, on a l’impression qu’elle aura passé sa vie à l’écart de la société. Un peu en marge, comme un oiseau traqué, comme un animal blessé.

Arrive la terrible scène, celle qui a fait la renommée du Dernier tango à Paris tout en détruisant sa comédienne principale. Pour la représenter à l’écran, vous vouliez montrer l’horreur des faits tout en filmant la scène avec respect et bienveillance.
Oui, ça a été une journée assez étrange. Je pense que j’avais assimilé assez inconsciemment la violence de la scène, mais le jour-même, quand on savait qu’il allait falloir la rejouer, il y avait tout d’abord la pression d’y arriver ; on savait qu’il ne fallait pas se planter. Maria aura été réduite à cette séquence toute sa vie donc il fallait être juste quant au regard qu’elle portait sur la scène, mais aussi réussir à reproduire ce qu’on voit à la caméra d’un film de Bertolucci. Il fallait être proche de la réalité, tout en ayant assez de recul pour se protéger.

Comment avez-vous procédé ?
En étant très encadrée : il y avait une femme coach d’intimité sur le plateau, et on avait beaucoup discuté, chorégraphié la scène avec Matt Dillon (l’acteur incarne Marlon Brando à l’écran, ndlr). Et Jessica était là en cheffe d’orchestre pour faire en sorte qu’on soit le plus à l’aise possible. Ce qui est étrange, c’est que je n’ai pas arrêté de pleurer de la journée. J’avais l’impression qu’il fallait que je libère quelque chose, que tout ça me dépassait. Je fondais en larmes, je trouvais ça très dur, parce que je réalisais la brutalité de ce qu’elle avait vécu. Alors que moi, j’étais encadrée, j’étais prévenue, je savais ce qu’on faisait, que je pouvais dire « stop » à tout moment. On avait mis en place des choses entre nous – des règles, des gestes – afin de me protéger. Mais Maria, elle, aura été prise complètement par surprise. Quelle violence.

Avec ce film, vous avez réussi à restituer cette scène, sans l’édulcorer, et sans complaisance.
Oui. Après, il y a eu beaucoup de fantasme autour de cette scène et du film en général à l’époque. Il y a eu beaucoup de mystère autour de ce qui s’était réellement passé, et il est vrai que le livre de Vanessa (Elle s’appelait Maria Schneider, écrit par sa cousine Vanessa Schneider et publié en 2018, ndlr) vient éclairer ce qui s’est réellement passé, et le film vient appuyer le propos. Il y a des gens qui vont dire que ce n’est pas un viol mais une agression (comme il n’y aurait pas eu de pénétration avec le pénis, ndlr). Moi, je considère que c’est un viol. Premièrement, pour la femme il y a eu attouchement, non-consentement, avec beaucoup de violence, de brutalité. Et, deuxièmement, pour l’actrice : elle s’est sentie trahie, manipulée, instrumentalisée. Comme le dit Maria Schneider dans le film, « J’ai eu l’impression de me faire violer par deux hommes à la fois. » Par Brando et par Bertolucci. Elle aura ensuite passé sa vie, non pas à essayer de fuir – je ne pense pas que c’était quelqu’un qui fuyait les choses – mais à tourner la page…

Tu as enchaîné ce tournage éprouvant avec celui d’un blockbuster Pathé-Rassam, Le Comte de Monte Cristo.
Je n’ai pas spécialement senti la pression de la grosse machine. Ça restait pour moi un film comme les autres grâce à la bienveillance des réalisateurs Matthieu Delaporte et Alexandre de La Patellière ; ils font en sorte que tu ne ressentes pas une pression qui n’a pas lieu d’être. Parce que quand tu te retrouves à jouer, ce qui compte le plus, c’est ce que tu arrives à délivrer comme émotion.

Tu y joues Haydée, un personnage qui aura une trajectoire différente du roman dans le film.
C’est une femme meurtrie qui veut venger son père. Et quand elle se retrouve auprès du Comte de Monte Cristo, il la manipule parce qu’il se sert de sa haine pour nourrir sa vengeance personnelle. Elle n’est qu’un pion dans cette manigance. Mais elle finit par s’en rendre compte et décide de s’émanciper de son emprise…

Tu alternes cette année film d’auteur et blockbuster. C’est l’idéal ?
Je ne sais pas si j’ai vraiment de plan établi de carrière, j’ai plutôt des désirs de rencontre : je voudrais travailler avec certains réalisateurs ou réalisatrices. J’aimerais arriver à faire des films indépendants et des grosses productions en parallèle. Comme ce qu’ont pu faire Natalie Portman, Scarlett Johansson… Ou encore Cate Blanchett : elle arrive à toujours être là où l’on ne l’attend pas, tout en gardant une force et une capacité d’adaptation, de création, d’imagination qui semblent infinies. Voilà l’idéal pour tout artiste : être là où l’on ne vous attendait pas…

Maria, en salles le 19 juin
Le Comte de Monte-Cristo, en salles le 28 juin


Entretien Laurence Rémila (merci Zoé Schoumacher)
Photos Axel Vanhessche