Après avoir rassemblé GQ, Vogue et Vanity Fair sous la houlette de la maison-mère, Condé Nast compte transformer le groupe en générateur XXL de contenu. Idée de génie ou geste kamikaze ?
20 septembre 2021, Bloomsbury. Au premier rang du défilé du créateur Erdem, en pleine Fashion week londonienne, Anna Wintour en robe à grosses fleurs, affiche son carré platine, forte de son nouveau titre de directrice éditoriale du groupe Condé Nast « worldwide » – à l’exception du New Yorker. Eh, oui, le vénérable titre étant rentable grâce à ses ventes d’abonnements digitaux et d’un print de qualité, miss Wintour a été priée de ne pas y toucher par Roger Lynch, le CEO du groupe – et fan number one de la dame aux lunettes noires.
La prêtresse (ou papesse, tout dépend de votre confession) de la mode a joué jusqu’au bout son rôle d’imperator. Première étape, remercier via Zoom, comme on baisserait le pouce depuis la tribune, les rédacteurs en chef des éditions européennes des titres phare du groupe (Vogue, Vanity Fair et GQ). Deuxième étape, descendre de son bureau du World Trade Center (New York) direction Milan, Londres et Paris, pour faire l’inventaire des troupes et prendre la température (Ave, César). Vu à ses côtés pour cette virée de reconnaissance, Edward Enninful, rédacteur en chef du British Vogue, nommé en décembre 2020 directeur éditorial de toutes les éditions européennes de Vogue, a le vent en poupe (il est à l’origine de la couve glamour et encensée de Billie Eilish) et fait partie des rares à avoir conservé son poste à la suite de la réorganisation drastique de l’organigramme de la branche Condé Nast International. Que Condé Nast cherche à réorganiser sa structure après ses 100 millions de pertes financières US enregistrées en 2020, on peut le comprendre. Que la suppression des gros salaires européens permette de rattraper les bourdes américaines et soient remplacés par des « head of editorial content » influenceurs-compatibles (le GQ français cherche encore son poulain mais Vogue Paris a trouvé en Eugénie Trochu, 32 ans et biberonnée à la méthode Wintour, l’héritière idéale), pourquoi pas. Reste la question qui chiffonne : avec une hiérarchie élaguée, sans rédacs chef, des équipes de journalistes réduites de trois-quart et des maquettistes-SR qui récupèrent des articles et des shootings faits par les Américains et Anglais, que vont devenir les magazines papier, jusqu’ici de qualité, du groupe ? Une chose est certaine : il fera meilleur temps sous les tropiques du web, où les équipes restent intactes. Conclusion, all-in sur le web (futurs journaleux, repensez vos ambitions…) !
MARVELLISATION DU GROUPE
Entretemps, et malgré l’apparente débacle du moment, tout le monde se demande ce que peut bien avoir Anna Wintour derrière la tête. Quand on a généré des centaines de millions de dollars pour son groupe dans les années 1990, on a plus de suite dans les idées qu’une éditrice lambda. Ce que personne – même Jo Ellison du Financial Times et Sonia Devillers de France Inter, les deux meilleurs journalistes médias en activité – n’a encore souligné, c’est l’importance stratégique que tiennent certaines nouvelles recrues au sein du groupe : la très connectée Margaret Zhang, influenceuse de 27 ans aux 1,5 millions de followers, vient d’être placée à la tête du Vogue China et aux US, Agnès Chu, une ancienne vice-présidente en charge du contenu de Disney (et donc Marvel, on y reviendra), a été nommée responsable de tout le contenu filmé de Condé Nast Entertainment. Le but de tout ça ? Faire de Vogue, GQ ou Vanity Fair des médias sociaux attractifs donnant accès, pour ses abonnés, aux événements fashion, aux people, à des livestream exclusifs, etc. Une Marvellisation de Condé Nast qui a commencé avec la couverture, par Vogue, du Met Gala 2021 et continuera avec celle du Super Bowl par GQ Sport ou celle des Oscars par Vanity Fair (Graydon Carter doit se retourner dans son hamac provençal). Anna Wintour (visionnaire ou louftingue ?) a donc décidé qu’un groupe de presse pouvait gagner des milliards grâce à un contenu digital premium.
Seul hic : quand on veut transformer ses magazines en comptes Instagram, il faut être prêt à entrer en concurrence avec des supra-influenceuses (comme la chanteuse Kim Ji-soo qui partage ses images du défilé Dior avec ses 47,4 millions d’abonnés) qui proposent déjà un contenu d’exclu, qualitatif et gratuit. Et qui ont beaucoup, beaucoup, beaucoup plus de followers que les plus augustes et les plus anciens des magazines de référence…
Légende photo : THE SHOW MUST GO ON_ En pleine Paris Fashion Week, Balenciaga et Matt Groening créent un épisode spécial des Simpson. Sa star ? Anna Wintour, who else ?
Par Violaine Epitalon
Illustration Balenciaga