APOCALYPSE BABY : LE HIT-PARADE DE LA CONSPI-POP

Iyah May technikart

L’Australienne Iyah May cartonne en ce début d’année avec son tube pop complotiste « Karmageddon ». Cette Taylor Swift version Qanon chante la Big Pharma, la cancel culture, et les origines du Covid. Le symptôme d’une Gen Z attirée par les théories les plus obscures ? 

Légende photo : VIBE SHIFT_ La chanteuse conspi-pop Iyah May est le dernier symptôme d’une nouvelle ère du cool qui vire à l’anti-système, au radical, au complotisme, et qui n’est ni de droite, ni de gauche, mais « a secret third thing ». L’ère de l’hyper-politique ?

« Man made virus, watch a million die, biggest profit of their lives, here’s inflation that’s your prize, this is Karmageddon », chante Iyah May dans son brûlot musical « Karmageddon ». Un son tout doux et très pop, avec des paroles mêlant anti-wokisme, Big Pharma, et théorie complotiste sur Balenciaga. Dans le clip, elle est sappée comme les trad-wife pro-Trump de TikTok (Nara Smith ou Ballerina Farm). La recette est la même : une esthétique charmante pour servir une soupe bien salée. Et ça marche. Mais des artistes plus radicaux sont promus ici et là, même par des grandes maisons de luxe. Comme Ethel Cain, chanteuse trans issue d’une famille catho intégriste, égérie Miu Miu et nouvelle idôle gothique des fans de Rick Owens, une Lana Del Rey extremiste listant les douze étapes d’un suicide dans sa chanson « Pulldrone », et qui appelle à assassiner des PDG sur Insta avec le hashtag #killmoreCEOs, suite à l’affaire Luigi Mangione – responsable de l’assassinat du PDG d’une compagnie d’assurance. « Welcome to the chaos of the time » prévient Iyah May. À l’ère de la post-vérité façon Musk et Trump, le complotisme se maintreamise. C’est le chaos cognitif. « This is Karmageddon ». Mais que se passe-t-il, doc ?

CONSPI-COOL

Si Internet appelle Iyah May la « red pill Taylor Swift », c’est que ce terme est central dans la mainstreamisation du complotisme en ligne. Concept viral inspiré de Matrix et lié à la culture de 4chan, les red pills ne sont pas woke (éveillés), mais aware (conscients) des manipulations et du déclin de la société occidentale. Des woke de droite anti-système, nihilistes, très cyniques, qui répandent leurs idées via la post-ironie – où sincérité et ironie se mélangent. La red pill a été inventée par le troll-blogueur néo-réactionnaire Curtis Yarvin, dont la théorie totalitaire du Dark Enlightenment (version Dark Vador des Lumières) a inspiré Musk et son Dark MAGA. Un maître complotiste ultra-influent pour qui les chômeurs devraient être transformés en biodiesel, et qui traîne sur la scène artistique new-yorkaise Dimes Square. Des branchés néo-fascistes à l’influence directe sur la pop culture, de Charli XCX à Timothée Chalamet, qui disait récemment à Vogue, « Dimes Square, that’s where the cool kids are ». T’es sûr de toi, Timmy ?

Premier « meme neighborhood », c’est un coin de Chinatown où traîne un groupe d’artistes provocs et très en ligne, ayant relancé l’indie sleaze – en version nazi. Des jeunes gens sexy et riches, des artistes, cinéastes, dj, éditeurs, podcasteurs, nepo-babies, crypto-bros, tous très edgy, anti-woke, assumant racisme et complotisme sous couvert d’ironie. Une Factory, version conspi-cool, érigeant le shitposting en art, propageant par les memes des esthétiques anti-système, normalisant la radicalisation chez les branchés. Une trash attitude qu’adorent les algos et les modeux, la culture « edgelord ». En partie financés par le grand argentier de l’alt-right Peter Thiel, on les appelle « MAGA meme warriors ». On y croise l’écrivain et cinéaste autoproclamé « failed fascist technoromantic » Peter Vack (Sillyboy), la « plus jeune actrice cancel » Ivy Wolk (Anora), ou encore le DJ star The Dare. Le nouveau roi de l’indie sleaze new-yorkaise et pote de Charli XCX, qui veut « Make New York Depraved Again ». Il y a aussi l’actrice Dasha Nekrasova (Succession), co-animatrice trad-cath du podcast anti-féministe et néo-réactionnaire Red Scare, où sont invités Curtis Yarvin, Steve Bannon, ou la designer « post-woke » Elena Velez. Dasha adule Mangione, dit que le Covid était un « bioweapon », dégomme des mannequins grimés de keffieh à l’arme automatique, et animait en janvier la conférence « Whiter contemporary art ? ».

AGENTE DU CHAOS

« You hate the fact she’s New York City’s darling / You say she’s problematic and the way you say it, so fanatic / Think she already knows that you’re obsessed (…) she’s kinda fucked up, but she’s still in Vogue. » Charli est-elle une agente du chaos au service d’un complo-fascisme grimé en bad girl indie sleaze ? Comment expliquer ça ? Avec une citation de l’auteure star de Dimes Square, Honor Levy (My First Book), « CIA is my favorite art collective (…) they would write like a fanfiction, like it was FBI, like whatever Martin Luther King suicide notes. Like, that was a fanfic. » Ce complotisme rigolo et très créatif, sorte de théâtre absurde politique, post-ironique et anti-système, est une forme d’humour de la fin de l’ère soviétique, le « styob ». D’après Dasha, « quand plus personne ne croyait plus en rien, la sincérité et l’ironie se sont effondrées, et ça impliquait de se sur-identifier à certaines politiques, mais avec de la nuance et un sentiment ironique ». Aussi appelée hyper-politique, cette performance exagérée de la politique fait drôlement penser au salut nazi de Musk. Un trolling ouvrant la fenêtre d’Overton par l’ironie, les blagues tabous devenant avec le temps des croyances tabous, comme chez Iyah ou Ethel Cain, qui parle d’épidémie d’ironie. Un irony poisoning qui est l’outil d’un populisme culturel ciblant la masse marginalisée, fournissant aussi un grand narratif. On le voit avec cette séquence ultra-virale des Sopranos sur TikTok : « Every character has an arc, you understand, like everybody starts out somewhere, and then they do something, something gets done to them, changes their lives. That’s called their arc. Where’s my arc ? » Si on suit Honor Levy, le complotisme n’est qu’une fanfiction de soi-même pour des gens trop en ligne et en manque de réalité ? C’est pour ça que les créatifs de Dimes Square sont diablement efficaces pour créer du pop-complotisme.

 

Par Jean-Baptiste Chiara