ART & MODE : LE POWER COUPLE

ARTS & MODE MADEMOISELLE

Le Pont des Arts, Saint-André des Art, Arts et Métiers… partout dans Paris, l’art existe et exulte jusque dans ses noms de quartiers, de rues, de ponts. Mais notre artistique capitale s’impose également comme la ville de la mode par excellence. De là à établir un lien direct entre arts et mode, à Paris et au-delà, il n’y a qu’un pas… Franchissons-le le temps d’une rencontre avec Catherine Ormen, historienne de la mode, commissaire indépendante et auteure d’Un siècle de Mode paru aux Editions Larousse.

À la question “les grands couturiers sont-ils de grands artistes?”, la réponse (“oui”) pourrait sembler confondante d’évidence. Pourtant Catherine Ormen tempère nos convictions. Avec prudence et finesse, elle souligne les différences qui existent entre le couturier et l’artiste : “le couturier travaille dans le multiple, alors que l’artiste se concentre sur l’unique. Même s’il arrive parfois que cette tendance s’inverse, elle demeure la règle. Autre nuance, l’artiste n’engage en théorie que lui – une liberté dont ne jouit pas le couturier qui est engagé dans un processus commercial. Un grand créateur de mode est designer mais aussi chef d’entreprise. Il a derrière lui des ateliers et des centaines ou milliers de personnes à faire vivre. Et il ne peut pas faire la prochaine collection s’il ne vend pas la collection actuelle.” Evidemment, un grand couturier n’est pas pour autant un CEO comme les autres. A défaut d’avoir un statut d’artiste, il en a en assurément l’esprit. Pour s’en rendre compte il n’y a qu’à penser, entre mille autres exemples, “à la fantasmagorie d’Alexander McQueen, à l’exubérance de John Galliano, à la liberté de Cristóbal Balenciaga, à la force créatrice d’un Karl Lagerfeld en permanence en train de se réinventer, à la longévité impressionnante du parcours de Gabrielle Chanel…”

Une fois ces nuances établies, faisons-nous voyeuristes du flirt historique qu’entretient le couturier avec l’artistique – et de leur rapport dominé/dominant. “Au départ, les couturiers n’étaient pas du tout des artistes, mais des exécutants, de simples fournisseurs. On leur apportait un croquis ou une gravure de mode, et on leur demandait “Reproduisez-moi ça”. C’était la cliente qui donnait les directives.” Mais fin XIXe, l’apparition de la haute couture va bousculer les codes. “Charles Frédéric Worth fonde la haute couture en proposant à ses clients une collection de prototypes. Faire ça, c’était inverser le processus. Les modèles étant déjà faits, la cliente peut repérer le vêtement qui lui plaît. Quitte à le faire légèrement ajuster en changeant la couleur, une matière, etc. Mais globalement, elle voit ce qu’elle va porter.” Ladies and gents, la haute couture est née. Et avec elle l’idée du couturier-artiste qui prend le pouvoir sur la mode. Worth considère d’ailleurs son travail comme une œuvre, au point de signer ses robes comme les peintres signent leurs tableaux. Anecdote littéraire : dans La Curée de Zola, on croise un certain grand couturier du nom de… Worms. (Mais de qui Emile peut-il donc bien s’inspirer…) Un jour, ce personnage bien luné dit à l’une de ses clientes venue débourser une somme astronomique : “Oh je ne vous sens pas ce matin, revenez un autre jour”. Si ce n’est pas là un caprice d’artiste…

Depuis ce cher Worth, la mode est donc dirigée par l’élite qu’est la haute couture. Les tendances sont définies par elle et reproduites comme ils le peuvent pour l’ensemble de la population par des couturiers de quartier, des grands magasins, etc. Ainsi vont les choses… jusqu’aux endiablées années 60. Entrée en scène de la génération yéyé. Là, le rapport de domination va s’inverser à nouveau. “La jeunesse prend le pouvoir, grâce à une vague démographique très importante et un pouvoir d’achat très fort. Mais pas moyen pour eux de s’habiller, car la mode de l’époque ne correspondait pas à leurs envies.” Leurs icônes? Françoise Hardy, Sheila, Sylvie et Johnny… Leurs lanceurs de tendance? Mademoiselle Age tendre et Salut les copains, deux magazines qui parlent de musique, de vedettes… et de fringues. Désormais ce sont ces jeunes-là qui pilotent. Et les couturiers doivent s’inspirer d’eux, de leurs envies et de leurs attentes. Le prêt-à-porter explose avec les boomers. “Ce changement de structure et de système qui voit le jour dans les 60’s va se poursuivre davantage en s’ouvrant sur le monde et va donner lieu, justement, à la mondialisation de la mode” conclue Catherine.

Tumultueuse liaison entre statut de couturiers et statut d’artistes, donc. Celle entre les arts et la mode l’est-elle autant ? Et surtout, comment naît-elle ? Place aux folles et furieuses années 20 pour le comprendre. L’heure y est à la fête, et Paris en est la reine. Partout dans le monde, les fortunés se donnent rendez-vous dans notre capitale pour boire, danser et aimer plus librement qu’ailleurs. Surtout depuis les Etats-Unis où sévit la prohibition – bienvenue aux Fitzgerald, Hemingway, Gertrude Stein et autres américains de la fameuse “Génération Perdue”. “Le melting pot du tout-Paris d’alors est fait d’étrangers, mais aussi de milliardaires, qui vont se marier avec des aristocrates, qui vont côtoyer des piques-assiettes, qui vont inviter des artistes…” Enivré par cette folie parisienne, tout ce joli monde connaît une période de grande porosité jusqu’alors inédite entre les milieux, les professions, les classes sociales… “Ce bouillonnement-ci est propice à la créativité. Et c’est lui qui sert de cadre idéal aux rencontres entre acteurs de la mode et artistes.”

Dans pareil contexte, non seulement la mode entre en relation direct avec toutes sortes de disciplines artistiques, mais elle va même jusqu’à en créer une : la photographie de mode. Catherine nous raconte. “En 1921, le photographe américain Man Ray quitte son pays natal et est introduit dans la bonne société parisienne par son ami Marcel Duchamp. Il commence à photographier les mondaines, qui sont habillées en haute couture. Comme il devient très vite la coqueluche de ces dames, les couturiers le remarquent et le font travailler. En quelques années, les progrès techniques de la photo incitent la haute couture à faire de plus en plus de publicités. Les grandes maisons de mode et de cosmétiques ont alors recours à des artistes – et c’est pour elles que Man Ray va faire certaines de ses plus belles photos. “Les Larmes”, l’une de ses plus connues, qui capture d’épaisses perles d’eau ou de verre sous de longs cils maquillés, était au départ une pub pour un mascara! Avec Man Ray, la photo de mode s’est émancipée et hissée au rang d’art.” Exemple plus contemporain de la mode en flagrant délit d’influence sur l’art (le 7e) : les réalisateurs et les spectateurs de cinéma qui se passionnent pour les biopics de couturiers. “La plupart des créateurs ont été des personnalités charismatiques dont on a envie de voir la vie sur grand écran.” En 2014, ce ne sont pas un mais deux long-métrages dédiés à la vie d’Yves Saint Laurent qui concourent aux César. Ceux consacrés à Gabrielle Chanel? On ne les compte plus. Côté scène, la Comédie Française et l’Opéra de Paris bénéficient régulièrement du talent du couturier Christian Lacroix pour leurs costumes. Lorsque c’est le cas, l’opéra en tant que genre porte haut sa réputation d’ “art total”.

L’amour entre l’art et la mode n’étant pas à son sens unique, le premier détient aussi un pouvoir d’influence sur la seconde. Lorsqu’il se fait pictural, l’art s’imprime sur les vêtements. “Dès le tout début du XXe siècle, le peintre Raoul Dufy crée des tissus aux imprimés floraux pour des robes de Paul Poiret. Le couturier voulait collaborer avec l’artiste pour changer l’allure de ses tissus. Quelques années plus tard, Elsa Schiaparelli fait appel à Dalí pour insuffler un vent surréaliste à des éléments de ses collections : on pense à la fantaisie de son sac téléphone, son poudrier “cadran de téléphone” en bronze, ou son chapeau chaussure en forme d’escarpin renversé.” Mais quand il s’agit de tableaux intégrés à la haute couture, on pense d’abord et surtout au jeune Yves Saint-Laurent de 1965 et à sa robe Mondrian. “Très directement inspiré d’une toile phare de l’artiste, Saint-Laurent conçoit ce modèle comme un hommage à ce talent. Il réitère l’expérience dans ses collections des années 80 avec des tableaux de Van Gogh, Braque, Picasso, Matisse… Y intégrant parfois aussi des extraits de poèmes d’Aragon, d’Apollinaire ou de Cocteau. En ce moment, le Musée d’art Moderne de Paris fait même le rapprochement entre ses capes brodées de bougainvilliers et le peintre Pierre Bonnard.” Reste alors la musique, “qui arrive tardivement comme influence sur la mode. C’est seulement depuis les années 60 qu’elle est très présente. D’abord avec le rock qui, au-delà d’un style musical, est devenu une véritable esthétique. Et même une attitude. Il y a aussi le glitter à la David Bowie, puis le disco, le punk…. Autant de mouvements musicaux qui se sont traduits dans le vêtement. Dans les années 80/90, c’est l’influence du hip hop qui est énorme, avec les baskets, les pantalons de survêtement… ce style vient de la musique, de la rue. Dans cette même lignée, le rap est également très présent chez de nombreux designers contemporains.”

Interrogée sur l’avenir des correspondances entre la mode et l’art, Catherine préfère évoquer la mode et l’art de savoir l’apprécier. “Il manque aux gens des cours de stylisme! Il faut voir la beauté, la légèreté d’un vêtement des années 30 qui n’a pas de fermeture, qui glisse tout en biais sur le corps… L’appréciation d’un tissu de qualité, de belles finitions, du tombé d’une étoffe ou d’une coupe précise se perd avec le temps – surtout depuis et à cause de la fast fashion.” Sans être hostile au digital (qui pollue beaucoup, sous ses airs innocents), Catherine espère plutôt pour la mode de demain le slow wear. Ce concept implique d’orienter son choix vers des “vêtements bien faits, confectionnés à proximité et sur mesure, qui requièrent un temps de réflexion avant l’achat, mais qui vont nous procurer des émotions, et qu’on gardera longtemps.” Le conte de fées eco-friendly du vêtement, en somme. Qu’elle soit virtuelle ou physique, souhaitons donc à la Mode du futur une vie de princesse. Ainsi qu’un mariage toujours aussi épanoui avec l’Art, pour qu’ensemble il vivent heureux et continuent à avoir beaucoup d’enfants.

 

Propos recueillis par Dobra Szwinkel