AUDIARD INCANDESCENT !

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Un dangereux narcos décide de tout changer. Comme Jacques Audiard qui filme ici, entre mélo et comédie musicale, la renaissance d’un personnage, mais aussi de son cinéma, plus libre que jamais… Entretien d’un réalisateur au sommet de son art.

Légende photo : LA BELLE ÉQUIPE_ Jacques Audiard ne tarit pas d’éloge sur sa comédienne qui a correspondu avec lui pendant la longue préparation du film. « Nous nous sommes nourris mutuellement. »

Je ne pensais pas que vous tourneriez un jour une comédie musicale.
Jacques Audiard : Eh bien, moi non plus ! Ça a été un chemin très long, et j’ai d’abord envisagé un livret d’opéra… Au moment d’Un héros très discret, j’avais déjà caressé l’idée d’écrire un opéra avec Alexandre Desplat. On voulait faire un petit opéra à la manière de Brecht ou de Nixon in China de John Adams, puis ça s’est perdu. Après Un prophète, on avait évoqué avec Thomas Bidegain une comédie musicale sur les go fast… Il y avait donc cette envie de comédie musicale ou de petit opéra. Puis l’inspiration première, ce fut un texte de mon ami Boris Razon, un bref chapitre où j’ai eu un sursaut. Et aussi dans Les Soprano, ce personnage gay, surpris dans une boîte queer, et sa vie qui devenait un enfer. C’est cette douleur-là qui m’intéressait…

Un mélo aux accents de telenovela, situé au Mexique mais tourné à Paris, une comédie musicale en espagnol sur un narcos qui décide de devenir une femme. Le tout semble assez improbable, voire casse-gueule, très loin de votre univers.
(Il semble hésiter) Non, c’est peut-être la même chose sous une autre forme. Avec ce film, je reviens sur comment on en finit avec la violence des ancêtres, des pères, comme dans Les Frères Sisters. C’est biblique. J’ai une vision de plus en plus musicale des films, plus poétique, et il y a ce défi qui fait que je ne tourne pas dans ma langue maternelle, que je ne comprends pas du tout… Quand je tourne avec des acteurs tamouls, leurs codes d’expression sont totalement différents, mais musicalement, quelque chose me satisfait.

Emilia Pérez est un film sur une transition, mais c’est aussi une transition dans votre cinéma ?
On peut enfiler toutes les métaphores, si j’ose dire. Et puis, c’est même un film qui est, au sens strict, formellement transgenre : ça va de la telenovela au film narcos, en passant par la comédie musicale. C’est un film qui se développe en changeant de forme. C’est la deuxième fois que j’essaie quelque chose comme ça, après De rouille et d’os. J’envisage Emilia Pérez comme une espèce de métaphore d’une fluidité des êtres et des formes narratives.

Après tous vos films sur des mâles toxiques, des hommes qui tombent, il n’y en a quasiment plus dans Emilia Pérez ?
Ils sont en mutation. C’est vrai que l’assemblée des hommes, c’est quelque chose qui ne me convient pas du tout, mais ils peuvent apprendre à changer. À Cannes, dans l’intervention de Karla, j’ai beaucoup aimé quand elle a dit que les hommes peuvent changer. Soyons optimistes !

Emilia Pérez semble très personnel, d’ailleurs, vous l’avez écrit seul.
Oui, j’ai commencé tout seul, Tom [Bidegain] est arrivé en cours de route, au moment où les musiciens sont arrivés, et là on a travaillé ensemble sur les chansons, la place des chansons, tous ces trucs là…

Je crois que vous ne vouliez pas donner à Karla le double rôle de la femme trans et du méchant narcos du début ?
Peut-être que Karla a une meilleure mémoire que moi, mais je pense que c’est moins radical que ce qu’elle dit. Sur Les Frères Sisters, je voulais une femme trans et lors des essais, on lui a collé une moustache. Et elle a fait un œdème de la face. Donc voilà, je me suis dit, tiens on va être prudent maintenant (il s’interrompt, comme s’il n’y croyait pas vraiment, ndlr). Mais ne me demandez pas ce que je pense de Karla…

Que pensez-vous de Karla ?
J’ai fait beaucoup d’essais avant de tomber sur elle ou qu’elle me tombe dessus, plutôt. Je ne vois pas comment je m’en serais sorti sans elle. Karla écrit très bien et elle m’a éduqué avec tous ses courriers sur la culture trans.

Pour la musique, Camille n’était pas votre premier choix ?
Au départ, j’avais pensé à Tom Waits, Nick Cave et Damon Albarn. C’est curieux, mais tous ces gens-là étaient trop occupés… Puis Gonzales s’est mis très très vite à composer. Moi, je voulais des maquettes, mais pour lui, c’était définitif et je n’avais pas compris qu’il ne reviendrait pas dessus. Cela s’est arrêté là, je ne peux travailler comme cela. Avec Camille et Clément (Ducol), c’était un work in progress, on a tout refait dix fois, tout a été jeté plusieurs fois à la poubelle.

Utilisées en aparté, les chansons prennent la forme de la confession, avec parfois spot sur un seul personnage.
Non, je ne pense pas, je n’avais pas cette idée-là. Ce ne sont pas des états d’âme, mais simplement des chansons qui font avancer l’histoire. Mais je ne domine pas tout…

… Vous n’êtes que le metteur en scène.
C’est cela !

Vous avez engagé le chorégraphe franco-belge Damien Jalet car il avait bossé sur le remake du Suspiria ?
Je ne le connaissais même pas. J’avais d’abord contacté la compagnie La Horde, mais ils étaient surchargés et ils m’ont conseillé Damien. Je voulais quelque chose qui ne s’apparente pas à de la chorégraphie, mais plutôt à ce que l’on voit au début, ces pas du marché au tribunal, ou quand ils arment les fusils. Mais je n’ai pas eu assez de temps…

À propos de la mise en scène des scènes de danse, j’ai l’impression que vous allez à l’encontre de tous les schémas établis, avec le plan séquence, la caméra en pied, pas de coupe…
Mais je n’aurais jamais pu faire de plans séquences ! Sur le premier tableau, je me sers des danseurs de Damien quasiment comme d’un décor, car je n’ai pas beaucoup de profondeur de champ. Et avec Zoe [Saldana], qui a les plus lourds numéros, on découpait en trois ou quatre segments. Elle chante, elle danse, elle est impressionnante. Damien est un vrai sorcier, regardez le numéro de Selena Gomez !

Combien de temps avez-vous tourné ?
Une dizaine de semaines, mais il faudrait vérifier. C’est long ! Mais il y avait toujours trois dossiers à gérer en même temps. Le soir, Tom regardait les rushs, me faisait des notes dans la nuit. Et Virginie Montel, la directrice artistique, qui a pris une place très importante, centralisait tout ce qui constitue l’image.

Pourtant, j’ai l’impression que le metteur en scène, c’est lui le cerveau, le patron sur le plateau.
Ça ne m’intéresse pas. J’avais une équipe excellente, qui me portait. J’aime que la somme des parties soit supérieure au tout.

C’était votre sixième sélection à Cannes. C’est toujours aussi fort ?
Ô mon Dieu ! C’est une angoisse, une anxiété, je n’ai jamais pu capitaliser sur mes récompenses.

Pourtant vous êtes un des grands…
Un des grands quoi ?

Un des chouchous de Cannes.
Mais ça ne change rien, mon ami. C’est mon film, je le montre pour la première fois au public, sur un écran qui fait la taille d’un immeuble. Et là, circonstance aggravante, mes comédiennes n’avaient pas vu une image… C’est un saut dans le vide.

Vous vous en tirez bien, une nouvelle fois.
Le prix pour les actrices, c’est merveilleux. Pendant la semaine, je me disais, « Karla, ça serait vachement bien. » Les quatre, c’est une sensation inconnue sur terre. Adriana Paz est la première actrice mexicaine à avoir été récompensée à Cannes ; elle est merveilleuse. Quatre comédiennes primées, c’est du jamais vu, avec en bonus Karla.

Un mot sur le déchainement de haine sur Twitter et Marion Maréchal.
C’est monstrueux ! Karla l’attaque en justice mais ça ne changera rien. Je crains qu’un projet comme Emilia Pérez, avec toute l’étrangeté qu’il a, ce soit terminé avec des gens du Rassemblement national aux affaires, via le financement par les régions. Il faut s’attendre à de mauvais moments, à tous points de vue.

Pourriez-vous travailler pour Netflix ou une plateforme ?
Bien sûr ! La seule question est, qu’est-ce que l’on va faire ?

Alors qu’allez-vous faire ?
Rien du tout, ça m’étonne et cela m’inquiète. Je n’ai plus de coup d’avance, je l’ai déjà tiré avec Les Olympiades. J’ai envie de relire tout Faulkner.

Un film avec du bruit et de la fureur, donc ?
Lumière d’août, Les Palmiers sauvages, Absalon, Tandis que j’agonise… Des grands textes, je veux aussi lire les nouvelles traductions de L’Iliade.

Il y a encore beaucoup de films en vous ?
Je ne sais pas du tout. Emilia Pérez pourrait être le dernier.

Ça me paraît peu probable.
Et pourquoi pas ? Je fais jeune, mais à l’intérieur, je suis une momie aztèque (rires).

 

Entretien Marc Godin
Photo Axel Vanhessche