AUDREY DIWAN : SE LIBÉRER DES DIKTATS

AUDREY DIWAN

Le coup d’éclat de la rentrée ? La transformation d’un nanar culte des années 1970 en une exploration féministe et juste du désir. La réalisatrice d’Emmanuelle nous reçoit.

En 1974, Emmanuelle, un film érotique fauché, goupillé par des petits malins, fait l’effet d’une bombe. Une explosion dont la déflagration change la face du 7e art, propulse Sylvia Kristel sur orbite, favorise le déclenchement d’une révolution sexuelle et, accessoirement, inonde le monde de fauteuils en rotin. Au programme, jouissance sans entrave, Thaïlande de carte postale, mais aussi initation érotique par un vieux monsieur libidineux et apologie du viol.

Cinquante ans plus tard, Audrey Diwan dépoussière ce vieux slip. De l’original un peu frelaté (qu’elle n’a toujours pas vu en entier), elle ne garde quasiment rien, à part une séquence fantasmatique dans un avion, et livre un objet radical, clivant, sur une femme moderne qui s’interroge sur le désir. Son désir. Dans un monde saturé d’images pornographiques où l’on avoue faire de moins en moins l’amour, elle signe un film érotique féministe fait de frôlements, de regards, de déambulations dans un palace hongkongais, un film de pures sensations. Et surtout elle capture le zeitgeist car Emmanuelle questionne notre regard (qu’est-ce que je montre, qu’est-ce que je regarde ?) et interroge notre sexualité. Ici, l’interprète d’Emmanuelle, la magnétique Noémie Merlant, n’a plus rien à voir avec la Sylvia Kristel de l’original, qui avait trois lignes de dialogues et qui faisait tomber sa robe toutes les dix minutes. En 2024, Emmanuelle est une femme puissante, libre, qui ne se plie pas au désir de l’autre, une business woman en mission à Hong Kong, qui doute et qui avance. Il est donc question ici d’ultra-moderne solitude, de la fin des injonctions, du culte de la performance, de masturbation, de sex pics que l’on s’envoie tristement dans la nuit, et – in fine – de renouveler les imaginaires, ou tout du moins de réinventer l’amour, de nouvelles formes de désir.

Pour réussir cet objet unique, déconstruit, il fallait une grande scénariste-réalisatrice comme Audrey Diwan, la femme puissante du cinéma français. Après avoir bossé il y a très longtemps à Technikart (oui, oui) elle a cosigné les scénarios de son ancien compagnon, Cédric Jimenez (La French, HHhH ou Bac Nord) avant de bosser sur L’Amour et les forêts, Pas de vagues ou L’Amour ouf qui sortira en octobre. En tant que réalisatrice, elle a signé Mais vous êtes fous, puis l’extraordinaire L’Événement, récompensé du Lion d’or à Venise. Élégiaque, totémique, Emmanuelle révèle son magnifique female gaze et fait flotter un beau souffle de liberté sur notre cinéma et le sexe.

Après le triomphe de L’Événement, vous pouviez tourner tout ce que vous vouliez. Pourquoi Emmanuelle ? D’ailleurs, est-ce un film de commande ?
Audrey Diwan : Ce n’est pas du tout comme cela que je le vis. En fait, je cherchais, je cherchais… Je redoute l’idée du confort, donc je cherchais un sujet qui génère autant de désir que de peur. Lorsque je suis traversée par ces deux sentiments, je suis à l’endroit de mon intérêt. Quand on m’a suggéré Emmanuelle, je ne pensais pas du tout faire le film, surtout que je n’ai même pas vu le film de Just Jaeckin en entier. Aux deux tiers du livre d’Emmanuelle Arsan, il y a une très longue discussion entre la jeune Emmanuelle et évidemment un mec beaucoup plus âgé qu’elle…

…Mario.
Voilà ! Mais cette très longue discussion est presque philosophique et elle interroge la question de l’érotisme dans notre société. J’ai refermé le livre et pendant six mois, j’ai réfléchi à cette question, jusqu’au jour où m’est venue une histoire. Mais pour moi, il était clair – et mes producteurs étaient d’accord – que prendre Emmanuelle, c’était faire table rase du passé et se lancer dans un véritable exercice de liberté. À l’arrivée, je n’ai jamais eu l’impression qu’on m’ait commandée quoi que ce soit.

Il n’y a que très peu de rapport entre votre film et le livre d’Emmanuelle Arsan ou le film culte de 1974, à part la scène d’avion.
Il n’y avait que comme ça que le sujet pouvait m’intéresser, même si cela semble étrange à dire. Je me suis posée des questions sur l’érotisme et après, on a inventé une histoire avec Rebecca [Zlotowski]. Ça rejoignait des choses que je ressens de manière intime sur le plaisir dans notre société et l’idée du plaisir lié à la performance. Aujourd’hui, tout est noté, tout est performance. Tu peux améliorer sans arrêt ta performance, ton ressenti, ton expérience. Et donc m’est venue l’idée de cette femme, de son plaisir, de l’épuisement du désir, l’épuisement du plaisir. J’avais envie de raconter cette fable-là. Même si je me suis dit que j’étais bête de faire Emmanuelle car je suis très pudique. Mais je voulais raconter quelque chose qui m’est très personnel, avec un film de sensations.

Pourtant, quand un film s’appelle Emmanuelle, on s’attend quand même à un fauteuil en rotin, de l’exotisme, du sexe… Et vous livrez un objet très frontal, très radical, sans aucune des scènes attendues.
Mes producteurs m’ont vraiment fait confiance et accompagnée dans cette démarche. Je sais que le film va surprendre, cliver, mais pour moi, c’était impossible autrement.

« DANS TOUS MES FILMS, LE SECRET EST DANS LE CORPS… »

 

Vos trois films, Mais vous êtes fous, L’Événement et Emmanuelle, sont des histoires d’émancipation et de libération.
Écrire permet de mettre en lumière tes obsessions. Moi, je me suis rendue compte d’une chose très étrange qu’il faudrait que j’analyse : dans tous mes films, le secret est dans le corps. Je réfléchis beaucoup à cela en ce moment et j’essaye de comprendre ce que ça veut dire, que ce soit l’addiction, le fœtus ou le désir brisé. Mais il y a un secret dans le corps, voilà.

Est-ce qu’Emmanuelle est un film autobiographique ?
C’est un film, mais comme dans tous mes films, il y a une grande part de mon vécu, de mes expériences, de mes ressentis.   

Dans Emmanuelle, on s’envoie des photos de sexe, on se masturbe, on parle beaucoup de faire l’amour, mais on ne peut plus le faire. J’ai même eu l’impression que certaines scènes de sexe, notamment celle de l’avion, étaient des fantasmes.
C’est bien de ne pas savoir. J’ai essayé de faire de l’hôtel un espace mental, un peu labyrinthique. C’est pour cela qu’il était important qu’il y ait des temps de déambulation, pour que le spectateur projette. Les lectures de mes premiers spectateurs divergent beaucoup, et je trouve ça hyper intéressant. J’aime les films qui proposent ça, donc si je m’en approche, je suis contente. 

Nous vivons dans un monde gangrené par la pornographie et des images de sexe hyper violentes. Est-ce qu’il y a encore une place pour l’érotisme dans l’univers des réseaux ?
L’immense différence entre la pornographie et l’érotisme, c’est qu’il y en a un qui livre tout, donc qui impose. Et quand on impose, évidemment, cela va de pair avec une forme de violence. Et l’érotisme qui limite, qui invite. Par essence, ce genre de films doit être collaboratif, ça ne fonctionne que si le spectateur accepte de participer au film. In the Mood for Love est un des films les plus érotiques qui soit. Vous savez, à cause du Covid, j’ai fait des recherches sur le net pour trouver mon hôtel à Hong Kong. Quand je peux enfin y aller, ça se confirme, c’est vraiment le palace où je veux tourner. Je rencontre le designer de l’hôtel et il me raconte qu’il s’est inspiré de… In the Mood for Love.

Ce que vous racontez est pile dans le zeitgeist, avec ces personnages qui déambulent entre virtuel et réalité et qui aimeraient bien, peut-être, faire l’amour.
Déjà je trouve qu’on a du mal à se rencontrer et pas simplement se croiser. Le monde que j’ai voulu créer, c’est un monde qui est fait de personnes qui ont enfilé une armure, une armure sociale, et qui se croisent sans se voir. En fait, ce sont des ponts, des entités qui ne se rencontrent pas. Et je me demande quel est le chemin qu’il faut faire pour commencer à se rencontrer ? C’est peut-être d’accepter une forme de vulnérabilité, d’arrêter de vouloir être parfait. Les injonctions sont partout, les diktats sont partout, les normes sont partout.

On peut parler du tournage et de l’épisode Léa Seydoux ?
Comme avec L’Événement, je savais que la pierre angulaire du dispositif, c’était l’actrice et donc ma relation avec l’actrice, qui était le pilier du film. Et je sais aussi que je demande beaucoup. Léa est rentrée très tôt dans le projet, le personnage n’était pas assez défini. Très vite dans nos discussions, on a senti qu’on ne parlait pas exactement du même personnage. Est-ce que l’on avait le même désir d’Emmanuelle ? Non, et ça voulait dire que le tournage allait être complexe, parce qu’avec ton acteur, tu dois avoir exactement le même horizon. Quand Léa a disparu de l’affiche, une partie du financement s’est envolée.   

Pourquoi Noémie Merlant ?
Tout est parti de notre première rencontre. Il y a une scène qui me posait un problème de mise en scène et elle m’a dit cette phrase : « Si c’était moi, je m’épuiserais à chercher mon désir. » Et l’épuisement du désir, ce sont les mots qui définissent le mieux ce film. Et évidemment, la quête pour se le réapproprier. On a commencé à discuter de ça et dix minutes après, je lui ai demandé si elle voulait bien jouer le rôle. C’est une actrice, autrice et réalisatrice, et pour ce film, ça m’intéressait d’avoir quelqu’un qui pense le cadre, et que cette réflexion se mène à deux.

Où s’est déroulé le tournage, une partie à Hong Kong et une autre en banlieue parisienne ?
On a eu tous les problèmes que l’on peut avoir sur un film. Il y avait tant de problèmes que cela faisait même rire toute l’équipe qui n’avait jamais vu ça ! Nous nous sommes faits voler tous les costumes de Noémie. Le lendemain, il y a une descente de police à nos bureaux qui se retrouvent sous scellés. Le premier jour de tournage à Hong Kong, on a eu un typhon. Comme ce n’était pas la période des typhons, et que l’on devait en filmer un faux, je me suis dit qu’on allait pouvoir profiter du spectacle de la nature. Sauf que l’on n’a pas le droit de travailler quand les typhons sont trop forts à Hong Kong. Donc le premier jour, on a regardé passer la tempête. Bref, c’était dur, mais l’équipe était tellement super et on était tellement heureux de faire le film ensemble qu’on a réussi à en rire la plupart du temps.

Combien de temps de tournage à Hong Kong et à Paris ?
Quatre semaines à Hong Kong et à Paris. L’hôtel, les parties communes de l’hôtel, c’est Hong Kong. Et la chef décoratrice a recrée un monde, dont le cercle de jeu clandestin, les chambres… Quant au SPA, c’est celui du Lutétia.

Et le casting ?
On a casté à Hong Kong, en France, aux États-Unis, trois directeurs de casting qui ont qui ont travaillé sur Emmanuelle. La directrice de casting hongkongaise m’a proposé Anthony Wong, un acteur que j’aime beaucoup, et elle m’a dit qu’il avait la curiosité d’aller vers des rôles secondaires. C’est Chacha Yuang que j’ai le plus cherchée. Il fallait une forme de légèreté, de liberté, c’est elle qui forme un peu Emmanuelle. On a fini par la trouver à Madrid.   

J’ai l’impression que vous êtes maintenant au sommet du monde. Vous avez réalisé trois films, vous signez les scénarios d’un film sur deux, vous avez votre rond de serviette à Cannes et Venise…
Ma perception, c’est juste l’inverse de ce que vous décrivez (rires). Je ne sais pas trop quoi répondre, car je travaille essentiellement avec les gens que j’aime bien, des amis, des gens très différents, comme Teddy Lussi-Modeste ou Gilles Lellouche… J’ai l’impression qu’on ne pense pas forcément à moi comme scénariste. En fait, on m’appelle assez peu.

Un mot sur le mouvement #MeToo ?
Maintenant, il faut que la justice passe. Pour que celui qui franchit la ligne comprenne ce qu’il risque. Qu’est ce qui a permis à certains de penser que cette ligne pénale pouvait être franchie, à quel moment ça devient une habitude dans de nombreux corps de métiers ?

La raison, c’est qu’il y a très peu de condamnations en cas de harcèlement ou de viol.
Voilà. On est dans une situation d’attente tendue, en espérant que les choses se réglementent, et que la justice puisse être cette balance qui permette à tout le monde de travailler tranquillement, en n’ayant pas peur, en faisant juste son métier. Maintenant, j’ai quand même le sentiment que les temps changent. En cinq ans, on a vu les choses évoluer, des journaux s’investir, il s’est passé quelque chose aux César.

C’est vrai que votre prochain film s’intitule The Mariage Portrait et sera écrit avec Marcia Romano ?
On commence tout doucement à réfléchir. C’est un film d’époque. C’est encore l’adaptation d’un livre, je ne vais jamais me sortir de cette histoire (rires) ! Et j’ai une autre idée à développer, un film qui se passe en France. J’ai envie d’écrire, mais j’attends un peu la sortie d’Emmanuelle


Entretien Marc Godin