Dans le magnfique L’Histoire de Souleymane, Boris Lojkine filme le chemin de croix d’un livreur à vélo sans-papiers. Et signe un thriller immersif, une course contre la montre et contre la mort dans un Paris anxiogène. Rencontre.
Vous avez fait Normal Sup, vous êtes agrégé de philo. Pourquoi faites-vous du cinéma alors que vous auriez pu devenir le nouveau Raphaël Enthoven ? Que s’est-il passé ?
Boris Lojkine : (Rires). Je suis fils d’universitaires, je suis rentré à Normal Sup à 19 ans. L’idée qu’à 19 ans, tu peux calculer tes points de retraite jusqu’à 65 ans, j’ai trouvé cela effrayant. J’ai été passionné par la philo pendant une dizaine d’années, j’ai fait une thèse, mais je me suis dit que je n’avais pas envie de passer ma vie dans les bibliothèques, ni d’enseigner. Je voulais aller ailleurs…
Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux livreurs sans-papiers qui écument Paris et les grandes villes à vélo ?
Cela fait longtemps que je m’intéresse à la migration, c’était déjà l’objet de mon premier film, Hope. Je voulais prolonger ce film en France. Pendant le Covid, je ne voyais plus que des livreurs dans les rues de Paris. Avec les livreurs, on peut parler de la migration, mais aussi du capitalisme numérique, de l’uberisation… Et il y a également une promesse de cinéma très excitante, avec ce mec sur son vélo, dans l’urgence, qui passe d’un monde à un autre.
Avec votre film, on a la révélation de ce que l’on a déjà sous nos yeux. Ces livreurs sont les nouveaux esclaves.
Les sans-papiers sont le nouveau lumpenprolétariat, les sous-prolétaires de notre monde, dans le bâtiment, mais aussi à la campagne, dans les vignes… Ils n’ont aucun droit, cela fait partie de notre économie, et tout le monde le sait. C’est cela le grand remplacement : le remplacement des livreurs blancs par des livreurs noirs.
L’autre dans le film, c’est nous.
Dans tous mes films, il y a une expérience de décentrement. J’adore l’idée que l’on passe de l’autre côté. Je voulais regarder Paris à travers les yeux de mon héros, Souleymane. On voit Paris comme une ville grise, menaçante, différente.
Vous auriez pu choisir l’option documentaire, mais vous avez eu l’idée géniale d’adopter la forme du thriller.
J’avais un désir de rapidité, de cavaler tout le temps. Et j’ai joué la rapidité lors de l’écriture, du tournage et du montage. À l’écriture, je savais que ça allait se dérouler sur une durée courte, 48 heures. C’est un compte à rebours, Souleymane a un entretien dans deux jours et il n’est pas prêt, il a plein de problèmes. C’est un thriller, sans mafia, ni de coups de feu. C’est un thriller avec des enjeux sociaux. J’ai pensé au ciné des frères Safdie, avec un film très urbain, des personnages qui cavalent, et un Paris qui ressemble au New York des films indés.
Combien avez-vous eu de jours de tournage ?
Nous avons tourné huit semaines, ce qui est beaucoup, mais avec un tout petit budget de 1, 4 million. Quand nous faisons les scènes du centre d’hébergement d’urgence, nous étions très nombreux, nous avions 80 figurants, plus les électros et l’équipe machinos, donc 130 personnes. Et certains jours, nous étions très peu, une dizaine ! La première semaine, nous étions cinq : une personne à l’image, une personne au son, un assistant, moi et l’acteur principal, Abou Sangare. Nous n’avions pas besoin de bloquer la rue, tout allait très vite. On n’éclairait pas, on filmait vraiment les gens dans la rue. Mais on a eu très peu de regards caméra de la part des passants car le propre du Parisien, c’est qu’il n’en a rien à foutre. On faisait ce que l’on voulait et les gens passaient, même chose dans le métro à Barbès. Quand ça marche, il y la grâce de l’imprévisible.
Comment avez-vous tourné les scènes de vélo ?
Sur le vélo, on est d’emblée plongé dans le chaos de la ville. Lors de ces scènes, on reçoit en pleine face toute son intensité, on absorbe son énergie, on a un constant sentiment de danger. Pour filmer le vélo, nous avons utilisé d’autres vélos. C’était la seule solution pour se glisser dans la circulation. Un vélo pour l’image, un autre pour le son. Moi-même le plus souvent, je conduisais le vélo son, pour rester en prise avec le tournage.
Comment s’est passé le festival de Cannes ?
Super, on a eu plein de prix. C’était très beau, cela nous a fait beaucoup de bien à Abou Sangare et à moi. La vraie récompense, c’est quand la lumière s’est rallumée et que toute la salle pleurait.
Après six années en France, Abou Sangare, en situation irrégulière, est toujours en attente de régularisation. Qu’en est-il de son dossier ?
Mi-août, la préfecture de la Somme a enfin été alertée. On lui a proposé de redéposer une demande et il a rendez-vous le 10 octobre. Ils ont réouvert la porte.
L’Histoire de Souleymane de Boris Lojkine
Sortie en salles le 9 octobre
Par Marc Godin