En 2020, double ration de Gaspar Noé qui revient avec Irréversible en «Inversion intégrale» (en salle depuis le 26 août), encore plus radical, et Lux Æterna (23 septembre), film mental, pulsionnel, mais sans drogue ni violence. Après son hémorragie cérébrale et le confinement, Noé évoque Netflix et Philippe Nahon, la morphine et Yves Saint Laurent, le dollar et le professeur Choron… Interview sans retour.
Depuis Carne en 1991, Gaspar Noé est l’un des talents les plus éblouissants du cinéma contemporain. Provo’, borderline, c’est un incroyable inventeur de formes, un auteur rare (six longs-métrages en presque 30 ans) qui creuse un sillon unique, profond, irrigué de sang, de sperme et de larmes.
À bientôt 57 ans, l’ex-enfant terrible du cinéma français n’a jamais obtenu le moindre César. Mais son influence se retrouve aussi bien dans les films-cauchemars d’Ari Aster que dans les clips de Kanye West. Lui qui a fait sienne la devise de Pasolini, « Pourquoi se priver du plaisir de choquer, pourquoi priver le public du plaisir d’être choqué ? », revient en 2020 avec pas moins de deux films. Le sulfureux Irréversible, avec Vincent Cassel et Monica Bellucci, datant de 2002, qu’il a remonté dans l’ordre chronologique et qui s’avère une expérience encore plus désespérée et radicale. Et Lux Æterna, avec Charlotte Gainsbourg et Béatrice Dalle, une histoire de sorcières dont la force de la mise en scène emporte tout sur son passage.
Pour Technikart, Gaspar Noé, veste et lunettes YSL, tombe le masque et balance tout, avec sa petite voix nasillarde et son débit mitraillette. La mort de son comédien fétiche, son hémorragie cérébrale et ses hallus à l’hôpital, Netflix et la fin annoncée du cinéma, le secret de sa moustache et son amour pour le professeur Choron. Le tout entre deux éclats de rire. Car Gaspar Noé n’aime rien tant que se marrer, notamment en regardant… Mister Bean.
Cette année 2020, et notre récent confinement, semblent avoir transformé tout le monde sur la planète. Ce ressenti, tu l’as expérimenté quelques mois auparavant, en ayant été victime d’une hémorragie cérébrale soudaine.
Gaspar Noé : Heureusement que j’ai eu cet accident un dimanche de décembre, avant l’apparition du Covid-19, car si j’avais appelé le précieux numéro « 15 » des urgences n’importe quel autre jour de la semaine, l’ambulance aurait été bloquée dans les embouteillages dus aux grèves, je serais arrivé trop tard à l’hôpital et je serais mort, comme 50% des gens à qui ça arrive, ou j’aurais eu des séquelles cérébrales, comme 35% autres. Lorsqu’en pleine journée, j’ai senti une accélération cardiaque suivie d’une sorte de mini-explosion sourde dans mon crâne, j’ai compris de quoi il pouvait s’agir. Un ami m’avait déjà décrit ces étranges sensations. Et, sachant que je n’avais plus que 5-10 minutes pour agir avant un risque de coma, j’ai couru vers un bar demander qu’on m’aide à appeler le Samu. À ce moment-là, je n’entendais déjà plus rien, je tremblais, je suais et surtout je n’arrivais plus du tout à synchroniser mon oeil droit avec le gauche. L’ambulance est arrivée très vite et quelques minutes plus tard j’étais sous un scanner avec des flots de sang qui se répandaient dans ma matière de moins en moins grise. Et comme ça, j’ai été sauvé. L’issue heureuse ou fatale de ces incidents se joue à quelques minutes près. Puis j’ai passé tout le mois de janvier à l’hôpital et encore un mois en convalescence. Quand j’étais censé me remettre au travail en mars, le confinement est arrivé. Je me suis dit chouette, je vais pouvoir regarder des DVD et des Blu-Ray à la maison. Je sillonnais Paris en vélo, et il y a un truc dont je serai toujours mélancolique, c’est de Paris désert, sans alcooliques dans la rue…
Tu t’es replongé dans des classiques du cinéma ?
Je me suis fait une dizaine de Mizoguchi car je n’en n’avais vu qu’un seul. J’ai trouvé le timing parfait pour rattraper plein de trucs. Je n’avais jamais vu La Règle du jeu de Renoir, Andreï Roublev de Tarkovski ou l’incroyable Ballade de Narayama fait par Kinoshita en 1958, bien avant son mauvais remake. Je me suis demandé quels étaient ces films dont tout le monde parle comme des chefs-d’œuvre que j’avais toujours raté. J’ai approfondi mes classiques…
Est-ce que cet accident t’a fait retourner au Livre des morts tibétains, cité dans Enter the Void ?
J’ai fait des hallucinations incroyables dues à la morphine et c’était franchement super bien. Le seul truc que j’ai eu l’occasion de regarder en trois semaines à l’hôpital, c’est Gravity, en VF sur un tout petit poste télé accroché au mur, à l’autre bout de la pièce. J’étais attaché au lit, gavé d’anticoagulants et surtout de morphine, et cette vision a été l’une des meilleures expériences cinéphiliques de toute ma vie. Ça m’a réconcilié avec la télé publique, avec Hollywood et avec la Nasa. Frôler la mort peut parfois générer des enchantements inattendus.
Tu as découvert la morphine à l’hôpital – une drogue très douce…
Très douce ? Surtout tu ne sens plus aucune douleur, tu flottes… Puis après coup, tu ne te rappelles de rien… Je n’ai qu’un souvenir très flou de ma première semaine à l’hosto, alors qu’avec les explosions presque ininterrompues que j’entendais dans mon crâne, je ne dormais que 30 minutes par jour. J’avais l’impression que la bataille de Verdun se rejouait dans ma tête.
Cet événement va-t-il te rendre plus rapide à faire tes films alors que jusqu’ici, il pouvait se passer trois à quatre ans entre chaque long-métrage ?
Non, parce que j’aime faire des films que l’on n’a pas vu auparavant, des objets un peu différents et atypiques. Ça implique toujours des difficultés de financement qui te poussent à ramer pendant des mois, voire des années. Climax et Irréversible ont été financés sur des coups de tête de producteurs mais des films comme Love ou Enter the Void que j’avais écrit longtemps avant, ont été presque impossibles à produire à cause du cul, de l’apologie de la drogue ou du coût des effets visuels. Tu te rends disponible pendant un ou deux ans jusqu’à ce qu’un jour, par miracle, on t’annonce que de l’argent peut rentrer à condition de shooter tout de suite. Et là, tu as à peine deux semaines pour trouver des acteurs et lancer le tournage.
Philippe Nahon, acteur majeur de ta filmographie, est décédé des suites du Coronavirus. Comment as-tu vécu cette disparition ?
J’avais l’intention de tourner un épilogue qui aurait été un troisième volet à la trilogie Carne et Seul contre tous, avec Philippe. J’avais plein d’idées pour cette personne généreuse et touchante mais j’ai tardé. Il avait eu deux AVC auparavant qui lui avaient fait perdre certaines motricités, une partie de sa mémoire et de son vocabulaire, j’ai voulu prendre plus de temps pour improviser quelque chose d’approprié. Lorsque je pensais enfin commencer à tourner, en équipe ultra-réduite, Philippe s’est fait à nouveau hospitaliser mais cette fois pour s’éteindre une semaine plus tard. Les choses, il faut les tourner quand les gens et les décors sont là. Sinon, il ne reste que les regrets…
Ta rencontre avec lui date de 1989.
C’est marrant, vu de l’intérieur, tu n’as jamais l’impression de vieillir ou de grandir. Et en avançant, t’oublies presque tout du chemin parcouru. Mais il y a quelques rencontres dont tu te souviens précisément. Avec Nahon, je revois très bien le moment où il a ouvert la porte quand je suis venu
le voir pour la première fois. Je l’avais choisi sur photo. Le charisme joue, bien-sûr, mais c’est impressionnant comme ton cerveau peut imaginer la personnalité de quelqu’un à partir d’une image. Pour moi, il représentait un peu ce que Jean Gabin a représenté à un moment, cette espèce de bonhommie française que l’on aime. Mais ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est à sa voix qui était aussi unique que fabuleuse.
Quand tu découvres à l’époque sa photo, c’est le début de ta carrière ?
Quand j’ai rencontré Philippe, j’avais 25-26 ans. Je commençais à peine à tourner avec Carne, ce n’était qu’un 40 minutes. Carne a commencé à cartonner en France dans des festivals et aussi au Japon. De ce succès m’est venue l’envie d’en faire une suite, sauf que j’ai manqué de temps et de budget. J’ai préféré faire un deuxième volet, en diptyque – un peu déséquilibré il faut l’avouer – avec une première partie de 40 minutes et une autre de 90. Et c’est Agnès b. qui est venu sauver le film en me proposant son aide.
« IL N’Y A PAS DE FORMAT BÂTARD, IL N’Y A QUE DES USAGES COMMERCIAUX BÂTARDS. »
Tu te retrouves aujourd’hui à nouveau face à un format dit un peu « bâtard » avec Lux Æterna, un moyen-métrage de 52 minutes, en salles le 23 septembre.
Il n’y a pas de format bâtard, il n’y a que des usages commerciaux bâtards. Quand on parle d’un 52 minutes pour la télé, on ne parle pas de format bâtard mais de format télé. Le film le plus connu de Luis Buñuel, c’est Un chien andalou qui ne dure que 16 minutes. Chez les exploitants d’images animées, il y a des systèmes de diffusion très calibrés, comme pour les tailles de chaussures. Mais soyons clairs : n’importe quelle œuvre de une minute à 10 heures est un film. Il y a des cinéastes comme Tarantino qui font des films extrêmement longs et personne ne leur reproche. Moi, je peux faire un film de 2h40 avec le même enthousiasme qu’un autre de 50 minutes, et j’ai juste envie de dire « Laissez-moi tranquille. Faites chier les autres mais ne me faites pas chier. »
Sauf qu’il n’y a que toi qui veut encore sortir des films de 50 minutes.
Non, il y a eu Buñuel et Renoir, avec leurs tournages inachevés de Simon du désert et d’Une partie de campagne. Et il y a bien sûr Eustache ! Parlons de chefs-d’œuvre et de grands maîtres de cinéma : Eustache a fait des films longs et des moyen-métrages. Et lorsqu’il a tourné Une sale histoire, il l’a exploité dans sa version diptyque de 28 + 22 = 50 minutes. C’est juste que lorsque les gens font trente minutes de métro pour aller voir un film, ils vont préférer un format long pour rentabiliser l’affaire. Mais aujourd’hui, avec le streaming et les plateformes comme Netflix, peu importe la durée. Certains courts et moyens sont même financés avec beaucoup d’argent par ces nouvelles plateformes. Que ce soit le court-métrage musical de Paul Thomas Anderson pour Netflix ou d’autres, il y a désormais un marché pour produire des choses que les gens peuvent regarder dans le métro ou dans le bus. Alors que tout le monde regarde ses films sur sa tablette ou son téléphone, pourquoi se cantonner à un format de 90 minutes ? Les séries TV, elles ont explosé le timing des films ! Tu regardes Chernobyl, ça dure 4h. Alors, c’est en épisodes d’accord, mais c’est un film ! Quand on regarde la trilogie de Kechiche – Mektoub my Love, Intermezzo, et le prochain – certains disent « La vache, c’est long ! » Mais si on les découpe en plusieurs épisodes d’une heure, les mêmes diraient que c’est juste le timing parfait d’une série Netflix ou Amazon.
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Entretien Marc Godin & Laurence Rémila
Photos Eddy Brière
MUHA Stéphanie Villeret
DA Alexandre Lasnier