Où va notre monde si nous ne pouvons plus faire confiance à une photographie ? Hier, preuve ultime de la réalité. Aujourd’hui, le résultat de petits farceurs zonant sur Midjourney. La réponse avec nos amis philosophes.
Légende photo : BEST FRIENDS_ Par ©Julian_ai_art, généré avec Midjourney version 5. Début du prompt : « Barack Obama et Angela Merkel profitant de leur plus belle journée à la plage ensemble, parce qu’ils sont maintenant à la retraite et n’ont plus à s’occuper de la politique… ».
J’y ai cru, moi aussi… Voilà huit mois que je déjeune devant une couv’ de Technikart que je trouve vraiment chouette et qui n’est autre qu’un fake ! Pourtant c’était bien écrit dessus, FAKE ! Mais non, rien capté. C’était pour le n°234, Septembre 2019 : un peu arty et noir et blanc – fallait s’en douter ! Merde. Je rentre chez moi, alors bien décidé à en finir avec l’I.A. et tout ! Je traverse le pont de Place de Clichy, je m’installe à la terrasse du bar le Mayday, avec un soleil qui tape toute l’après-midi ; je bouquine. Mais d’un seul coup, du brouhaha total des voitures amassées là, juste derrière, j’intercepte la conversation du duo attablé devant, ça parle d’I.A., encore ! Je suis suivi ? Je tends l’oreille. Pour l’un, ce sont des conneries, qui vont passer, pour l’autre, au contraire, ces « images sont dangereuses, les conséquences politiques sont déjà désastreuses ! ». Wow ! La conversation prend un tournant qui m’effraie, des concepts qui pleuvent et tout. Le ciel désormais gris me fait foncer vers chez moi, s’en est trop ! Faut en finir. Me voilà donc à contacter un philosophe, Pierre Cassou-Noguès, qui défend une thèse originale selon laquelle les machines ont une tendance à l’expansion (et pourquoi pas ?), et Grégory Chatonsky, un artiste-chercheur – oui, ça existe ! – de l’ENS, qui a développé un concept à rebours de l’imbroglio général : l’imA ou l’imagination artificielle. Alors, l’I.A., c’est dangereux ?
« COMMENT VAIS-JE INFLUENCER LES STATISTIQUES ET COMMENT VAIS-JE L’ÊTRE EN RETOUR ? » – GRÉGORY CHATONSKY
Auteur du premier roman francophone co-écrit par une I.A. (Internes, RRoses, 2022), Grégory Chatonsky est persuadé de l’impact positif que peuvent avoir les I.A., en particulier dans le monde de l’art, dès lors que nous les utilisons comme des outils avec lesquels il est possible de communiquer. « La question pour les artistes est : comment vais-je influencer les statistiques et comment vais-je être influencé en retour par ces I.A. ? Depuis trente ans, nous avons tous déposé sur le Web beaucoup de traces de notre existence. Ces données ont nourri les réseaux récursifs de neurones, les fameuses I.A., qui grâce aux statistiques parviennent à reconnaître notre monde et à générer des données qui ressemblent à celui-ci. Dans l’industrialisation des médias, on rentre aujourd’hui dans une nouvelle étape : l’automatisation de la ressemblance est, à mon avis, aussi importante que l’apparition du photoréalisme au XIXème ».
SORTIR DU MODÈLE DE TURING
Pourtant, l’I.A. déboussole tout le monde, et fascine autant qu’elle inquiète. En 1954, dans La Question de la technique, Heidegger disait à un auditoire qui venait de découvrir le four à micro-onde : « Il n’y a rien de démoniaque dans la technique, mais il y a le mystère de son essence » : un mystère niché dans le rapport que nous entretenons avec la technique. Depuis les premières machines à calculer programmables des années 1930, les premiers modèles mathématiques et informatiques de neurone biologique en 1943 par Warren McCulloch et Walter Pitts, et les démonstrations de John Von Neumann et Alan Turing de la capacité des programmes informatiques à exécuter ce qu’on leur demande, l’I.A. est désormais capable de nous reproduire dans n’importe quel décors de SF souhaité, comme de faire manifester Macron à une marche anticapitaliste.
« MIDJOURNEY EST COMME UNE PSYCHANALYSE DE L’HUMANITÉ. » – G. CHANTONSKY.
La démocratisation de l’I.A., corrélée aux progrès des capacités de calculs des cartes et processeurs graphiques qui ont fait un premier bond dans les années 1990, et un second depuis 2010, nous renvoie à nous-mêmes, à nos propres capacités. Notre rapidité d’exécution à l’école ou en entreprise semble mise en concurrence, comme si se jouait un nouveau monde dans lequel la compétitivité sera examinée non plus entre humains, mais entre I.A. et humains. Le « test de Turing » développé en 1950 par Alan Turing consiste ainsi en une confrontation conversationnelle entre un homme et une machine, le premier devant deviner la nature du second, le second devant tromper, par mimétisme avec le genre humain, le premier. C’est une expérience de ce genre à laquelle s’est à peu près confrontée Sonia Devillers le 18 janvier 2023, en invitant chatGPT à son émission de radio sur France Inter et en lui posant des questions en direct : en substance, l’objectif était de montrer à quel point cette I.A. était capable d’entretenir une conversation avec nous, tout en montrant que ses réponses sont obtenues sans égard à la vérité mais selon la loi du plus probable.
COMME UN MARTEAU
Or, au moins le temps de la réflexion, stoppons toute comparaison entre l’I.A. et nous-mêmes, d’abord parce que c’est un combat perdu d’avance : l’I.A. est un dispositif technique dont l’objectif est en substance de nous dépasser dans un domaine précis, ou dans plusieurs d’entre eux et de façon coordonnée. Ensuite, parce que les I.A. sont dépendantes de nos propres bases de données connaissantes : elles sont des miroirs de nos besoins, comme de nos déterminismes. La question est plutôt celle de comprendre à quel point notre pensée est édifiée par la technique, par la machine, par l’I.A.. Plus qu’un simple outil, comme un marteau pour taper plus fort et pour façonner, selon nos propres désirs et besoins, le monde, l’I.A. peut modifier le rapport que nous avons au monde en façonnant nos désirs, et même notre imagination.
Une première base d’étude est la modification, par l’I.A., de nos désirs, thème central de La Bienveillance des machines. Comment le numérique nous transforme à notre insu (Seuil, 2022, 336 p.), du philosophe Pierre Cassou-Noguès. « Les machines n’ont pas la vie, l’instinct, l’intelligence, la conscience – en revanche, elles ont une tendance à s’étendre en déterminant nos désirs ». Son idée ? Que l’I.A. transforme notre bonheur en conditionnant nos désirs. « Certaines applications, comme l’I.A. Cogito Companion, médiatisent notre rapport à nous-même. Elle écoute les conversations téléphoniques et, en analysant les intonations de ma voix, me donne un score d’humeur. Au lieu de me demander comment moi-même je me sens, j’utilise mon téléphone qui me dit si j’étais bien. L’I.A. me surveille pour mon bien, elle me bienveille, de même que telle application compte mes pas pour mon bien. C’est une transformation de notre forme de vie qui induit une nouvelle relation au bonheur qui n’est plus dans un rapport immédiat de moi-même à moi-même », conclut-il.
IMAGINATION ARTIFICIELLE
Pour que notre rapport au monde en soit alors bouleversé, il faut non seulement que les I.A. modifient notre rapport au désir, mais aussi notre imaginaire. C’est l’hypothèse de l’ImA., de G. Chantonsky. « L’artiste explore, dérive et va être dans un rapport d’apprentissage : il apprend à l’I.A. des choses du monde et il apprend de cet univers paradoxal. Il y a un rapport d’enfance entre l’I.A. et nous, avec laquelle nous apprenons à communiquer ».
Contrairement donc à l’usage ordinaire que nous faisons des générateurs d’images qu’on commande à travers un prompt, l’artiste explore pour faire travailler son imagination et non commande pour laisser à l’I.A. le rôle du créatif. « C’est amusant de voir les images qui se diffusent dans les médias : pourquoi ce sont précisément celles-ci qui sont diffusées alors qu’il y en a tellement d’autres plus intéressantes ? Car ce sont des images qui expriment le possible ! Trump se faisant arrêter, c’est l’oracle de Delphes. Le pape, c’est une image ambivalente : le représentant des pauvres devient un symbole de richesse, continue G. Chatonsky. C’est le côté réversible de notre époque. Je parle d’imagination artificielle et d’imagination de l’artificiel, car toutes les images publiées dans les médias sont des symptômes de ce que nous sommes : elles parlent en creux de nous. C’est comme une psychanalyse de l’humanité. »
Le statut de « l’image d’actualité » en tant que preuve tangible, irréfutable et directe s’en trouve bouleversé. Comme tout le monde, la « photo » caricaturant l’arrestation de Donald Trump le 20 mars 2023, j’y ai d’abord cru, car l’ex-président des États-Unis l’avait annoncé à sa communauté quelques jours plus tôt. Eliot Higgins, le journaliste britannique auteur de ce coup médiatique, a montré par là ce qu’il y a de plus inadmissible pour nous aujourd’hui : que les images que nous faisons défiler à longueur de journée nous trompent. Comme réponse, Midjourney a banni arrested de son prompt. Mais la brèche est ouverte. Depuis l’apparition de la photo de presse à la fin du XIXème siècle, l’image est notre guide de vérité ; elle semble désormais être comme ses ombres projetées dans la Caverne de la République de Platon : des signes de notre aliénation à leur dictature.
Par Alexis Lacourte