Music + Life : À la Maison Européenne de la Photo, les années punks sont ressuscitées sur la pellicule de Dennis Morris, photographe emblématique de la scène musicale. Interview d’un témoin privilégié de la contre-culture.
Un matin ensoleillé de 1973, Dennis Morris se campe devant le Speakeasy Club de Londres, où Bob Marley et son groupe The Wailers doivent se produire le jour même. Il attendra des heures durant la rencontre qui va changer sa vie et le propulser dans les backstages de la scène musicale, qu’il va photographier toute sa vie. 52 ans plus tard, la Maison Européenne de la Photographie, s’est donné la (difficile) mission de couvrir l’ensemble de l’oeuvre d’un électron libre, de ses photographies du Londres post-colonial, jusqu’à son voyage aux Philippines pour documenter la crucifixion du peintre Sebastian Horsley, en 2000. Sans oublier ses innombrables photos tumultueuses d’idoles comme les Sex Pistols, Barry White ou même, les Ritas Mitsouko…
Ce garçon, né en 1960, a rapidement quitté Kingston pour Dalston, un quartier londonien privilégié par les Caribéens venus habiter en Angleterre après la Seconde Guerre Mondiale. C’est Donald Patterson, un richissime Écossais qui lui prêtera son premier appareil photo, et à 11 ans, Dennis Morris fréquente les manifestations et les Blues Party de Londres qu’il documente assidûment. Son premier studio photo est « un drap blanc étendu dans sa chambre où il photographie ses voisins ». Son style de reportage évolue à mesure qu’il prend le contrôle du stylisme et de la mise en scène, jusqu’à ce que le photographe de rue et de concert devienne le directeur artistique de labels de reggae comme Island Records. Rencontrer Dennis Morris, c’est comme avoir accès à une gigantesque bibliothèque de souvenirs, dont les livres ne porteraient pas de couverture ni de titres. On ouvre les bouquins sans savoir sur quelle histoire on tombera. Quand c’est mon tour d’entrer dans les coulisses de la MEP, après avoir parcouru à toute vitesse les quais du 4e arrondissement, Dennis Morris et ses inénarrables lunettes teintées m’accueillent d’un sourire discret, bien loin de la sueur et la fumée qui hantent ses photos exposées deux étages plus hauts. Son visage se déride progressivement, se teintant d’un sourire franc lorsqu’il aborde la France « qui embrasse l’art » ou la pochette qu’il a réalisée pour le groupe de reggae The Gladiators en 1976.

La première salle de cette exposition à la MEP est dédiée à vos premières photos prises dans les années 1970 à Dalston, votre quartier à l’est de Londres. Sous certaines d’entre elles, vous expliquez très précisément l’instant qui a précédé leur prise. Vous souvenez-vous de chacune d’entre elles ?
Denis Morris : Je me souviens de tout ce qui s’est passé. Pour moi, c’était très important de prendre ces images, il faut comprendre que la majorité d’entre elles n’étaient pas des commandes. Elles sont le résultat d’une vision que j’avais, que je voulais accomplir. À l’époque, personne ne s’intéressait vraiment à ces photos, parce que personne ne s’intéressait à nos vies d’immigrés, à nos communautés. Mais au cours des années, les gens ont commencé à réaliser que nous avions quelque chose qui pouvait contribuer à la société britannique. Grâce à ces images, ils ont pu voir comment nous avions construit notre société en silence. C’est indispensable qu’il existe des preuves de nos existences. Et mon travail, c’est de créer ces preuves. Par exemple, il y a très peu de preuves visuelles de l’esclavage et de la traite négrière. Si ces événements avaient été documentés, enregistrés ou photographiés, les gens pourraient vraiment comprendre ce que nous avons vécu. Mais personne n’a pris ces photos, ou bien si elles ont existé, elles ont été détruites ou éliminées.
Quand vous rencontrez Bob Marley, vous lui demandez l’autorisation de le prendre en photo. Vous vous entendez bien, et il vous invite à l’accompagner dans sa première tournée anglaise. Vous avez suivi et photographié le chanteur jusqu’à sa mort en 1981. L’avez-vous vu changer ?
Bob n’a jamais changé. Quand le succès est arrivé pour lui, il n’était pas surpris. Il l’a juste accueilli. À ses yeux, c’est ce qui était nécessaire, c’est ce qu’il voulait. Il ne désirait pas être une star, mais il comprenait que c’était important pour réaliser ce qu’il voulait faire : Diffuser son message. Dans sa vision, c’est ce qu’il avait envisagé. Mon rôle était de créer des images qui l’aident à accomplir cela. Je crois en sa spiritualité, et en ce sens, je crois en sa religion. Mais pour moi, être un Rasta, ce n’était pas vraiment avoir des locks, c’était dans votre cœur. Être un chrétien, un bon catholique, un bon musulman, peu importe votre religion, ce n’est pas vraiment lire la Bible tous les jours, aller à l’église ou à la mosquée tout le temps. C’est vraiment ce que l’on porte en soi.

Donc prendre des photos, c’est votre façon d’être spirituel ?
C’est ma façon de transmettre un message, de communiquer avec les gens. J’ai fait une photo très étrange il y a plusieurs années. Sebastian Horsley, un très célèbre artiste britannique voulait peindre une série de peintures sur la crucifixion. Or, tous les artistes au cours des siècles ont peint la crucifixion. Il a donc décidé que pour obtenir le résultat qu’il désirait, il allait se rendre dans un très petit village aux Philippines, où on crucifie les gens, et s’y faire crucifier. Il m’a demandé de l’y accompagner pour le photographier dans sa démarche. Ce n’est qu’en arrivant là bas, et en le voyant pendre de sa croix, que j’ai réalisé l’étrangeté de l’acte : on lit dans la Bible que le Christ a été crucifié, mais il y a assez peu de physicalité, les clous dans la chair sont presque spirituels. Quand j’ai pris sa photo, j’ai réalisé mon rôle en tant que photographe. Celui de l’enregistreur. J’enregistre des choses, pour que dans 10, 20 ou 50 ans, les gens puissent voir ces images. Il en va de même pour les photos de Bob ou des Sex Pistols. Si je ne les avais pas prises, vous n’auriez pas su comment ils existaient. Vous auriez entendu parler du groupe, vous auriez entendu parler de leur folie. Mais mes images vous donnent la preuve de ce qu’ils étaient. En un sens, travailler avec Bob Marley, ou les Sex Pistols, c’était très chaotique. Rien d’une vraie guerre, mais c’était vraiment très confus. Ces années-là, j’ai dû être très alerte à ce qui allait se passer, ce qui pouvait arriver. Les photos qui en résultent sont très intenses.
Vous parlez souvent d’une sorte de troisième œil, qui permet au photographe de capter l’essence d’une personne. Il vous a fallu combien de temps pour cerner l’essence de Bob Marley ?
Très peu de temps. Bob Marley était dans chaque maison des quartiers où j’ai grandi. Quand je l’ai rencontré, je connaissais ses chansons. Je savais que mon travail était d’interpréter sa musique par des photos, d’interpréter sa vision de lui-même par des photos. Quand les gens ont vu ces images, ils ont peut-être pu avoir une meilleure compréhension de ce qu’il était en tant que personne et en tant que musicien. Bob existait beaucoup par sa physicalité. C’est ce qui était très unique avec lui. Il était conscient que beaucoup de gens ne comprenaient pas ce qu’il chantait. Donc quand il performait, il jouait les mots. Quand il interprétait sur scène « I shot the sheriff » il chantait en mimant un tir. Quand c’était « war » il s’agitait de peur. C’est comme ça que le public international ressentait l’émotion, ses mots. Il les voyait, littéralement.
Vous connaissiez donc ses musiques avant de le connaître. Vous vous rappelez quelle musique vous aimiez le plus ?
Quand Bob a atteint un véritable succès, il a plus ou moins ré-écrit et enregistré beaucoup des chansons d’avant. Par exemple, « Positive Vibration » si vous entendiez les versions d’avant, c’est un peu différent de la version que l’on connaît aujourd’hui sur les albums. Il a perpétuellement réinventé son art. Quand il a eu suffisamment d’argent pour aller dans un studio et y passer du temps, des jours ou des heures, il a réfléchi à chaque ligne, à comment la rendre plus forte.

Vous passez une grande partie des années 1990 en France, et vous racontez y découvrir le réel art de votre travail. Pourquoi ?
Parce que la France embrasse l’art. En Angleterre, la société est différente. En Angleterre, l’art est quelque chose que tu fais. En France, c’est quelque chose que tu vis. Ce qui est complètement différent. De fait, la vie d’un artiste est complètement différente dans les deux pays. En Angleterre, quand tu fais de l’art ou de la musique, l’intention est toujours de faire de l’argent. Parce que si tu ne fais pas de l’argent, pourquoi fais-tu de l’art ? En France, c’est une manière de vivre, c’est un style de pensée. C’est presque mal vu d’en vivre bien. Et puis aux États-Unis, la relation à l’argent est encore exacerbée. En France, tout, des bâtiments à la façon dont tu décores ta maison, tout est synonyme d’art.
C’est une sorte d’achèvement du travail de jeu avec les couleurs que vous entamez en 1977 avec vos photos des Sex Pistols, dont vous couvrez l’ascension fulgurante. Je pense notamment aux images de l’un des chanteurs du groupe, Sid Vicious, en 1977…
J’ai réalisé toutes les possibilités que j’avais avec une seule image. Comment je pouvais la rendre, non pas mieux, mais plus développée. Ces couleurs dont tu parles sur les photos de Sid Vicious, je les ai ajoutées au développement, avec du gel particulier pour les rendre plus fortes. À cette époque, tout était très fluorescent. Ces rouges, jaunes et verts, c’étaient des couleurs très appréciées par les punks, qui s’inspiraient du reggae. Ces photos étaient souvent en noir et blanc, mais j’ai utilisé la technologie moderne pour les colorer à mon gré. Ça rendait le message de la photographie très lisible.
D’ailleurs, à partir de 1978, vous travaillez pour le label de reggae Front Line, puis Island Records (1979) en tant que directeur artistique. Vous commencez également à habiller les artistes que vous photographiez, vous les faites poser. C’est le début d’une véritable mise en scène dans vos photos…
Oui, parce que pour beaucoup de musiciens jamaïcains, ce qui était important c’était de faire de la musique. Ils n’avaient jamais réfléchi à leur identité visuelle. Pourtant à cette époque, quand on voulait acheter un vinyle, on allait dans ces grands magasins de disques sans vraiment savoir ce qu’on trouverait. On passait en revue l’intégralité des pochettes, et quand un album attirait notre attention, on le prenait. Tout le marketing musical passait par le visuel. Donc c’était important que la scénographie ait une connexion avec la musique. C’était mon travail quand j’ai photographié tous ces musiciens reggae. Les images que j’ai prises étaient travaillées avec la musique.
Vous êtes vous-même musicien et parolier du groupe punk Basement 5. C’était une aide dans ce travail ?
Bien sûr. Quand je travaillais avec un groupe ou un chanteur, c’était toujours important pour moi d’écouter la musique avant de les rencontrer. Il fallait que j’aie une idée de ce qu’ils étaient en train de faire. Très rarement, mais parfois, pour payer le loyer j’ai travaillé pour des albums que je n’aimais pas beaucoup. C’est comme pour tous les métiers, il faut bien manger.
Je voulais te parler d’une pochette d’album qui m’a marqué, celle que vous avez faite en 1976, pour l’album Trenchtown Mix Up, de The Gladiators.
Je me souviens très bien. On a pris la photo en Jamaïque. Quand on regarde cette photo, avec son fond blanc, on a l’impression que c’est pris dans un studio. Alors qu’on l’a pris dans une chambre d’hôtel. Quand j’ai pensé au nom des gladiateurs, ça m’a évoqué ceux que l’on voit dans les films romains. Bien sûr, ils sont jamaïcains, et absolument pas vêtus à la romaine, mais quand tu regardes la photo, ils ressemblent à des combattants, mâchoires serrées. Les lunettes, la façon dont je les ai alignés, le plan frontal…
Et ces artistes étaient dociles ? Ils acceptaient de poser pour vous et vos idées ?
Ils avaient toujours une petite résistance, mais une fois qu’ils m’avaient essayé, ils aimaient. C’est comme aller dans une boutique avec ses amis : parfois ils vont pointer une robe qui ne vous dira rien au premier abord. Mais après essayage, ça vous ressemble. C’est ce que j’ai fait avec eux. Je disais « essayez-ça ». Et ils aimaient.
Pourquoi ces groupes punks qui provoquaient un tel engouement autour d’eux n’existent plus aujourd’hui ?
Parce que chaque musicien que l’on voit dans ces photos avait vraiment besoin de faire la musique qu’il a fait. Sans elle, il n’aurait eu absolument aucune vie. Aujourd’hui, l’envie de faire de la musique n’est pas nécessairement guidée par cette soif de vie. Aucun de ces groupes n’a vraiment décidé d’être célèbre. Pour eux, c’était une façon de survivre. Ils voulaient être des musiciens et ils avaient besoin de faire de l’argent pour survivre : quand ils ont eu l’occasion de faire des albums, ils se sont assurés de le faire correctement. Aujourd’hui, l’important, c’est d’être célèbre. Rien n’est nouveau. Beaucoup de groupes copient ce qui a été fait auparavant.
C’est à nuancer non ?
C’est de la copie… Ce que je veux dire par là, c’est que tous les jeunes groupes lisent à propos des Sex Pistols, entendent parler de la folie de leurs concerts, donc ils pensent qu’il faut être comme eux, chanter comme eux.
C’est-à-dire que notre génération aimerait vivre ce chaos aussi…
Oui, mais ce n’est pas nécessairement une bonne chose. Il ne suffit pas de marcher dans les pas de ses modèles. Si on se contente de placer nos pieds dans les traces, on ne devient rien de plus qu’une copie. Quand on découvre un chemin inspirant, on doit commencer à marcher différemment. Toujours ajouter quelque chose à ce canva. Sinon, on est juste eux. J’ai été très influencé par des grands photographes comme Cartier-Bresson, Don McCullin. Mais quand j’ai commencé à prendre des photos de musiciens, de concerts, j’ai amené cette influence dans la photographie rock et j’ai créé mon propre style. Je n’ai pas copié Don McCullin, je n’ai pas copié Cartier-Bresson. J’ai créé mon propre art. Tout comme Sean Head O’Connor a fait, quand elle a repris « Nothing Compares to You » de Prince. Elle l’a fait sienne. Et aujourd’hui, quand on entend cette chanson, on pense à elle, pas à Prince.
Et aujourd’hui, comment vous réinventez-vous ?
Aujourd’hui, pour qu’on ai l’impression d’exister, on doit apparaître dans les médias tout le temps. Je me réinvente en étant en vie. Aussi simple que ça. C’est assez dur de rester en vie dans le monde…
Par Adèle Thiéry