En mettant la main sur Twitter, le parrain des trolls ajoute une nouvelle brique à son arsenal techno-politique, qu’il met au service d’une vision utopique d’un monde techno-solutionniste. Alors qu’il partage ses rêves d’État numérique, Citizen Musk ne serait-il pas en train d’inventer le techno-fascisme ?
Légende photo : SALUT LES TERRIENS _ Au Royaume du futur « CEO of America », les pop-milliardaires ont de l’avenir… à condition de savoir transformer leur business en religion et leur ego-trip en programme politique.
« Une bataille pour le futur de la civilisation. » Voilà comment Elon Musk expose sobrement l’enjeu de sa récente acquisition de Twitter, et d’à peu près tout ce qu’il fait. Aux vues de ses ambitions à échelle civilisationnelle, et en bon magnat industriel mégalo qui se respecte, l’heure était donc venue pour lui de s’offrir un média. Mais pas un bon vieux canard en papier comme Bezos avec le Washington Post et le monde d’avant. Non, car Musk est déjà, lui, dans le monde de demain, dans lequel les technos sont les nouveaux attributs de la puissance et de l’influence, de véritables armes géopolitiques hybrides.
Et dans ce monde-là, tout est cyber-lié. Entre SpaceX et ses fusées, Starlink et sa constellation de satellites, Tesla et ses voitures autonomes ou ses robots, Neuralink et ses interfaces cerveau-machine, et maintenant Twitter avec son soft-power, Musk semble tisser un à un les éléments d’un arsenal techno-politique qui commence à devenir flippant. « Il a potentiellement mis en place un système de surveillance de masse qui peut vraiment concurrencer celui de la NSA. On est clairement à un moment charnière sur les nouvelles formes de pouvoir, avec ces puissances que sont les géants technologiques, et dans un moment où les États doivent se redéfinir. Si on n’y prend pas garde, ça peut devenir potentiellement dangereux », met en garde Asma Mhalla, spécialiste des enjeux techno-politiques.
En mettant la main sur Twitter, Musk devient le roi de la « place du village numérique », où se jouent les affrontements idéologiques de notre époque, mais aussi les confrontations géopolitiques de la guerre de l’information. Depuis quelques années, plus personne ne semble en mesure de stopper ce troll revanchard et sa folle vision d’un monde transhumaniste, multi-planétaire, dans lequel la technologie serait la réponse à tout. Après la pandémie et la guerre en Ukraine, la nouvelle crise pourrait donc bien porter le nom de Musk. Mais que se passe-t-il, au juste ?
INFOCRATIE
Si Citizen Musk a lâché 44 milliards de dollars pour acquérir Twitter, un prix élevé par rapport à sa valeur réelle, c’est que son projet est en premier lieu politique, voire idéologique, et pas économique. Car, depuis quelque temps, Musk et les autres techno-manitous de la Silicon Valley se droitisent à vue d’œil, et se placent désormais politiquement dans une sorte de post-Trumpisme boosté à la techno – à l’image de Peter Thiel, son ancien buddy de Paypal ayant également créé Palantir, qui finance le candidat Républicain Ron De Santis, déjà présenté comme le prochain Trump.
« LES CAMPAGNES ÉLECTORALES SONT MENÉES AVEC DES ROBOTS ET DES ARMÉES DE TROLLS. » – BYUNG CHUL-HAN
Dans la lignée du Donald, Musk a d’ailleurs toujours su utiliser Twitter à son potentiel max. Il y fait sa comm’ et celle de ses entreprises – vous n’avez jamais vu une pub Tesla –, bouscule les marchés financiers en un tweet, ou interpelle les politiques en direct. À cet égard, il se positionne dans une nouvelle manière d’envisager la liberté d’expression par rapport au pouvoir. Une approche qu’explique l’essayiste Byung Chul-Han dans son livre Infocracy, où il évoque un certain capitalisme informationnel, « alors que le régime disciplinaire du capitalisme industriel fonctionnait avec contrainte et répression, ce nouveau régime d’information exploite la liberté au lieu de la réprimer ». Il explique également que « les campagnes électorales sont désormais menées comme des guerres de l’information, avec des robots et des armées de trolls, et la démocratie dégénère en infocratie ». Sous l’ère Musk, la liberté de nos démocraties, qui était jusque-là une force, pourrait donc bien devenir une faiblesse.
Cette liberté d’expression très maximaliste que Musk compte appliquer à Twitter est en réalité mise au service d’un cyber-populisme pour nerds en manque de repères, qui pourrait dégénérer en véritable infodémie. Asma Mhalla note d’ailleurs que, « Trump a apporté la “post-truth politics”, et Musk la “post-truth economics”. Sur le procès de Twitter, ils n’ont pas été foutus de se mettre d’accord sur les méthodes de calcul des faux comptes, Twitter disait 5 %, Musk disait 20 %… Donc en fait, il dit, bah non, je ne suis plus d’accord avec les chiffres. Et ça marche… »
« CEO OF AMERICA »
Le parallèle avec Trump peut également se faire à d’autres niveaux, comme sur celui de l’humour. Car Musk est lui aussi un troll de premier ordre, utilisant la dérision et le foutage de gueule comme une arme de soft power redoutable. « Twitter et ses trolls lui permettent de narguer les institutions ou l’État, qu’il méprise sur la partie philosophique (mais pas pour les commandes d’État)… Comme Trump, il utilise la stratégie du chaos, qui va générer volontairement de la sidération, pendant que lui avance. C’est de la saturation cognitive, car une information en efface une autre, et l’information n’a plus aucune valeur. »
Cette manière de faire, cette espèce de trollitique, fait partie intégrante du techno-populisme qu’invente Musk sous nos yeux. Et si cela fonctionne, c’est en partie à cause de la pauvreté de la vision politique à long terme des États-Unis. « Trump et Musk s’imposent comme des figures d’autorité qui représentent quelque chose, qui ont une vision forte. Depuis longtemps, on n’a plus de figures d’autorités avec des projets politiques en Occident… Tout à coup, vous avez des personnes fortes avec des personnalités clivantes, qui proposent des visions, qui sont suivies, qui ont une influence, et qui dictent l’agenda politique et médiatique. Elles deviennent un repère », explique notre cyber-spécialiste.
Toujours dans les pas de Trump, on a entendu l’entourage du « Chief Tweet » reprendre le « Make America Great Again » du boss Donald, pour le transformer en « Make Market Street Great Again » – Market Street étant la rue où est installé le siège de Twitter à San Francisco. Du techno-Trumpisme en somme, de la politique à travers le business, dont les adeptes se laissent volontiers rêver à un Musk en « CEO of America ». Mais quand on regarde la verticalité et la férocité avec laquelle Elon Musk gère ses affaires, on se dit qu’on ferait bien de se méfier du bonhomme et de son management, même s’il promet à chaque interview d’œuvrer pour un monde meilleur. Quel est donc ce grand projet qu’il nous prépare, et qui semble dépasser l’entendement du commun des mortels ?
NOS CYBER-BESOINS
Fasciné par la super-app Chinoise WeChat, mais beaucoup moins par la gestion de la souveraineté technologique à la chinoise – on se rappelle de la mystérieuse disparition du patron d’Alibaba –, son idée serait de transformer Twitter en une méga application à tout faire, la X-app, qui regrouperait tous nos cyber-besoins en un seul endroit. De la mobilité aux services bancaires, jusqu’à la gestion de nos identités. Dans un avenir proche, Musk pourrait donc bien nous présenter une monnaie numérique pour remplacer le dollar qu’il déteste, et qui serait alors une nouvelle brique nous approchant d’une sorte de « Network State », ou d’État numérique. Asma Mhalla rappelle d’ailleurs que « le libertarianisme est à géométrie variable chez Musk, quand il s’agit d’avoir du business, de la commande, et donc d’avoir un leadership, il est dans un continuum avec l’État américain, mais quand il s’agit d’aller sur du social, là il va adopter des postures anti-État claires et nettes ».
En bon technocrate, comme son grand-père convaincu que les ingénieurs peuvent sauver le monde, Musk en est sûr, son projet techno-global peut améliorer l’avenir de notre civilisation. « Pour lui, la technologie est la réponse finale à tout, il en a une vision totalisante, soutient Asma Mhalla. Il efface toute la complexité politique, humaine, culturelle, des enjeux qui se posent. Un satellite va combattre la faim en Afrique ou la déforestation en Amazonie, Twitter va résoudre le problème de la liberté d’expression aux États-Unis… Mais la technologie ne peut pas être la réponse à tout, surtout une technologie faillible, et qui est l’objet d’un exercice du pouvoir hyper centralisé. » En plus de cette croyance techno-fondamentaliste, Musk embrasse l’idéologie du « long-termism », une doctrine issue du cosmisme, théorisé par les Russes à la fin du XIXe siècle. L’idée ? Envisager l’avenir de l’humanité avec une vision à très long terme, et sans se préoccuper des effets négatifs à court terme. Le long-termism, c’est l’obligation de résultat, et pas de moyens.
LE PROTOTYPE TRUMP
Musk semble ainsi avoir des ambitions dépassant largement les prérogatives de la présidence américaine, et du pouvoir tel qu’on le connaît. On l’a vu s’inviter à la table des discussions géopolitiques sur le sujet Taïwan ou la guerre en Ukraine, où il a déployé ses satellites en moins de 48 heures, à la suite d’un tweet de Zelensky… On le voit bien, Musk bénéficie d’une marge de manœuvre quasi-inimaginable pour un gouvernement, et commence à mettre son nez dans les grandes affaires du monde, au-delà des frontières américaines. Et il n’est qu’au début de sa mue… Quel sera donc la prochaine brique technologique du boss de Starlink (qui, on vient de l’apprendre, s’ouvre au marché militaire avec la gamme Starshield…) ?
Avec Musk, c’est un nouveau genre de cyber-populisme qui, de toute évidence, se développe. Avec Trump en prototype politique, Musk en leader économique, et Kanye West en chantre culturel, nous voyons se dresser une sorte d’hydre à trois têtes représentant bien les problématiques idéologiques qui nous attendent. À l’heure où l’influence numérique et le following deviennent le nerf de la guerre de l’information, et donc des idées, combien de temps faudra-t-il avant que Kim Kardashian et consorts ne se mettent à envahir complètement l’espace politique ? À l’aune de ces informations, on pourrait bien, dans les années à venir, voir émerger une sorte de fascisme souriant, un populisme aux dents blanches et sapé en marques de luxe, pour qui Musk sera le sauveur ultime.
Par Jean-Baptiste Chiara
Illustration Matthias Saint-Aubin