EMANUELE COCCIA : « UNE NOUVELLE CARTOGRAPHIE DE LA MODE »

Emanuel Coccia : « Il n’y a pas d’extériorité à la mode. »

En mars dernier, le concours de mode italien ITS Contest célébrait dix designers. À sa fondation, l’exposition « Fashiolands – Clothes Beyond Borders » met en regard les créateurs avec la mode de tous les jours. Rencontre avec son co-curateur, le philosophe Emanuele Coccia. 

Jeudi 20 mars, 16h00. Les dix finalistes du concours ITS 2025 se présentent à tour de rôle. Fondé en 2002, il est présidé par Barbara Franchin, une personnalité saisissante, investie jusqu’à l’os dans la réussite de son événement. De grands noms y ont participé, comme Demna Gvasalia en 2004, ou Nicolas di Felice en 2007 ; d’autres occupent les places confidentielles et rares de l’industrie de la haute couture, comme le designer accessoire Maiko Takeda, qui travaille notamment avec Issey Miyake. La sélection est scindée en deux groupes, designer textile et designer accessoire. Le concours se déroule dans une petite ville du nord-est de l’Italie, proche de la Slovénie. Avec la brume sur ses collines, et depuis son port, cette Trieste rappelle Monaco, mais son architecture colorée et diverse lui confère un style viennois, tandis que son canal lui donne des airs de petite Venise cosmopolite, marquée par son immigration juive et serbe. Lors de leurs présentations, des personnalités se détachent. Aujourd’hui, on remarque Maximilian Raynor, qui remportera cette édition 2025, Naya El Ahdab, gagnante du prix Wrad, ou l’énigmatique Mijoda Dajomi, dont les chapeaux élégants et écolos s’inscrivent dans un univers de science-fiction post-capitaliste. Un concours d’avant-garde conceptuel ? L’expression d’« une nouvelle cartographie de la mode », d’après Emanuele Coccia, philosophe membre du jury de l’ITS Contest 2025 et co-commissaire de l’exposition « Fashionlands – Clothes Beyond Borders », à ITS Arcademy. On le rencontre dans les coulisses de ce musée, créé en 2022 pour abriter les 15 000 pièces recueillies depuis la création de l’ITS Contest. 

Dans le livre de l’exposition que vous présentez avec l’historien de la mode Olivier Saillard, Fashionlands Clothes Beyond Borders, vous affirmez : « Fast fashion is creation ».
Oui, la mode est partout. On ne peut pas y échapper. La fast fashion, c’est exactement ce qui permet à beaucoup de gens d’exprimer autre chose qu’une identité de classe. Même s’il faut travailler à son amélioration, on ne peut pas l’éliminer. Chaque individu doit s’habiller chaque jour. C’est ce qui fait la mode. Surtout, il y a un rapport qui n’est pas purement passif entre l’usager et l’objet artistique. On doit porter sur soi. On doit transformer le tableau de Picasso sur sa peau, ce qui veut dire qu’il y a un jeu de re-signification constant. Même si la production est parfois décevante, la vie des gens ne l’est pas. Depuis plus d’un siècle, le vêtement ne reflète plus seulement une identité de classe ou de genre, il exprime une subtilité. Il permet la construction d’une liberté toute personnelle. Cette exposition a l’intention d’en faire la cartographie. 

Le thème de l’ITS 2025 et de votre exposition est « Borderless ». La mode a-t-elle à voir avec ce que Sun Ra dit de la musique, à savoir qu’elle est un langage universel ?
Évidemment, il y a l’universalité de la mode, mais elle est de nature différente de celle de la musique, qui touche à quelque chose d’ancestral, de profond et de pré-humain, surtout dans le cas de Sun Ra. La mode, elle, doit chaque fois construire cette universalité. Il lui faut bidouiller, ajouter et combiner des cultures, des traditions, des mémoires et des identités différentes. C’est une universalité qui vient comme résultat, non pas comme présupposé. 

EMANUELE COCCIA : « IL N’Y A PAS D’EXTÉRIORITÉ À LA MODE. »

 

Vous avez mis en regard de pièces sélectionnées parmi les collections de l’histoire des finalistes de l’ITS Contest, des vêtements de la mode ordinaire (un t-shirt blanc, un blue jean, des chaussettes simples).
Chaque pièce signifie quelque chose. Un trench n’est pas juste une manière de se protéger de la pluie, c’est ce qui donne au corps une allure mystérieuse et urbaine. En fait, il n’y a pas d’extériorité à la mode.

La mode, telle que nous la connaissons aujourd’hui, permet donc d’avoir un rapport à nous-même inédit dans l’histoire de l’humanité ?
Oui, tout à fait. La mode est devenue puissante pour plusieurs raisons. Ce n’est pas vrai qu’elle a toujours existé. Certes, les gens se sont toujours habillés. Mais il s’est passé quelque chose au début du XXe siècle. Lorsque les avant-gardes artistiques ont commencé à prêcher que l’art devait coïncider avec la vie, alors la mode est devenue son allié le plus précieux. C’est là que notre mode est née, qu’elle est devenue une astuce pour redéfinir le rapport que chacun entretient avec soi-même.

Pourquoi un philosophe qui a étudié les anges, les plantes et Averroès s’intéresse-t-il à la mode ?
Pour l’exposition, c’est Olivier Saillard qui m’a invité. C’est un cadeau immense qu’il m’a fait. Olivier est un des esprits les plus touchants, géniaux et élégants de cette époque. Il a la force et le talent de penser la mode différemment et de renouveler la façon dont la mode est exposée dans les musées. Par ailleurs, cette institution est très spéciale. À l’inverse des prix LVMH et l’Andam, elle concentre son attention sur des figures et des œuvres qui ne vont pas forcément être assimilées par l’industrie. Ce Contest marque l’ubiquité de la mode, tout autant incarnée par des objets qui ne rentrent pas dans les stratégies commerciales de grands groupes.

D’où vient votre intérêt intellectuel et esthétique pour la mode ?
Une partie de ma famille a travaillé dans la mode. Mais je fais partie de la branche qui l’avait repoussé, éduquant mes enfants à son mépris. J’ai eu la chance de rencontrer, à mon arrivée à Paris, Azzedine Alaïa (couturier créateur de la maison Alaïa, ndlr) et Carla Sozzani (éditrice, entrepreneuse et galeriste italienne, ndlr). Ils ont changé ma vie et sont devenus mes amis. Ensuite, l’étude de l’histoire de la mode m’offre une jouissance immédiate : le monde extérieur devient plus facile à lire. Je vois pourquoi cette personne porte cette couleur, quand cette forme a-t-elle été inventée, etc. Je suis par ailleurs fasciné par l’idée selon laquelle l’identité personnelle est sensible et matérielle, liée aux formes et aux couleurs, en particulier celles que nous portons. Enfin, un beau défilé me procure des émotions qu’aucune autre œuvre d’art ne m’a jamais donnée.

« Fashionlands – Clothes Beyond Borders », à ITS Arcademy – Museum of Art in Fashion, Trieste, Italie,  jusqu’au 4 janvier 2026.

 

Par Alexis Lacourte
Photo Massimo Gardone