En 1989, James Stinson et Gerald Donald, deux jeunes musiciens de Détroit, créent Drexciya. Ce groupe emprunt de mysticisme afro-futuriste révolutionnera l’électro. Alors que leur influence ne cesse de s’étendre, notre reporter est parti sur leurs traces…
3 septembre 2019, Grenoble. 8 rue Lakanal, le Redrum, feu le Mark VIII, accueille une soirée en hommage à James Stinson, énigmatique fondateur de Drexciya, disparu le 3 septembre 2002 à Atlanta, d’une crise cardiaque. Alors qu’il demeure méconnu du grand public, l’anniversaire de la mort de Stinson est célébré un peu partout dans le monde par une poignée de connaisseurs depuis quelques années. À Grenoble, celle-ci a été organisée par Ned Flanger et Binary Digit, deux enthousiastes habitués des galettes et du studio, qui montent un collectif nommé New Array. Les platines sont en place, quelques vinyles et une clé USB contenant la discographie entière de Drexciya et de leurs side-projects servira pour toute la soirée, quelques Kraftwerk s’y seront peut-être glissés. 22 heures, la cérémonie commence. Place aux premiers projets respectifs de James Stinson et Gerald Donald : « Clarence G », le rap de Stinson sur de la Miami bass, et « L.A.M. », techno sombre et abrupte imaginée par le jeune Donald, retournent le zinc et les coudes au passage. 23h, le Redrum résonne au son des morceaux les plus somptueusement barrés de Drexciya.
Les premiers sur place se présentent comme des « Drexciyans certifiés », suivi des habitués de la scène électro grenobloise. Un néophyte demande même : « Ils passent quand, Drexciya ? » Pas tout de suite… Plus de 15 ans après la mort de James Stinson, la musique qu’il imagina dans un studio installé au sous-sol de sa petite maison de la banlieue est de Détroit, est plus actuelle que jamais. Gerald Donald, autre moitié du groupe, resté ultra-discret, jouera à Grenoble deux jours plus tard. Pas mal pour un culte né il y a plusieurs décennies…
SUEURS FROIDES
Retour en 1981 : James Stinson, âgé d’une dizaine d’années, se promène à vélo en banlieue est de Détroit. Depuis un petit poste de radio, il écoute Midnight Funk Association, l’émission musicale de DJ Electrifying Mojo sur WGPR. Sa sélection pointue de musiques synthétiques inspirera tous les pionniers de la techno de Détroit – y compris le futur instigateur de Drexciya. Lorsque James entend le « Alleys of your mind » de Cybotron, la claque sonore est telle qu’il arrête sa course pour se concentrer sur les nappes électroniques trippantes de Juan Atkins. C’est le choc. James écoutera désormais religieusement l’émission de Mojo. Sa mère, Helen Stinson nous rappelle que la musique était une constante durant toute son enfance : « Quand il était bébé, la radio était toujours allumée, j’en mettais même une dans son berceau. »
Quelques années plus tard, quelques jours après son vingtième anniversaire, il aura sa seconde révélation. Le 18 septembre 1989, vers 3 heures du matin, il se lève en sueur. « J’avais l’impression d’un raz-de-marée traversant mon cerveau. Toutes sortes d’idées émergeaient. Je ne pouvais pas l’arrêter et je ne l’arrêterais pas » dira-t-il lors d’une de ses très rares interviews. S’en suivront trois années durant lesquelles, accompagné de son acolyte et ami Gerald Donald, un autre natif de Détroit qui s’illustre avec des titres sortis sous les noms Arpanet et Dopplereffekt, ils expérimentent autour de l’illumination nocturne de James. « lls étaient très bons amis, Gerald a même vécu avec nous un moment, ils étaient toujours au sous-sol à faire de la musique » se souvient Helen Stinson. Les deux tordent et malaxent leurs influences pour en faire émerger Deep Sea Dweller, un EP sorti en 1992 sur le label Shockwave. Coup d’essai, coup de maître. Leur concept aquatique dénote déjà dans un Détroit où les artistes techno sont plutôt axés espace et planètes. Les premières pierres du mythes sont posées.
NEPTUNE’S LAIR
DREXCIYA
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Les sonorités de « Triangular Hydrogen Strain » sur l’album Neptune’s Lair (sorti sur Tresor), commencent par nous plonger vers les abysses – puis, à 30 secondes, nous atteignons un endroit mystérieux, dans lequel des éléments sonores énigmatiques interagissent, au cœur d’un volcan aquatique.
LIFESTYLES OF THE LAPTOP CAFE
THE OTHER PEOPLE PLACE
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« You Said You Want Me », sorti sur cet LP en 2001 chez Warp, est une vraie pépite, à l’image de l’album tout entier. Ce morceau d’une ingéniosité folle dévoile les inspirations les plus groovy de James Stinson.
MICE OR CYBORG
LABRATXL
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« Lab Rat 3 » livre une musique forte en émotions, surtout vers les 2”30, lorsqu’un synthé foudroyant vient appuyer une structure mélodique déjà très bien charpentée. Cet album, qui est sorti après la mort de Stinson fait partie de l’ambieux projet « 7 Storms ».
TEXTURES INATTENDUES
James et Gerald seront Drexciya. Leur milieu sera celui des abysses, leur musique, puissante et maîtrisée, et leur identité, un mystère. En une dizaine d’années, les deux laborantins de l’électro repoussent les limites de l’expérimentation, en accouchant d’une techno aux sonorités inédites. Michel Amato, plus connu sous le nom de The Hacker (et dont le label Zone a accueilli plusieurs titres de Gerald Donald), se souvient de sa découverte de Drexciya en 1995 : « C’était en période de grosse techno, ça tranchait. Les sonorités de synthé, les structures des morceaux, c’était très bizarre, rien à voir avec la techno classique. En très peu de temps j’ai plongé dans le truc, j’ai tout acheté ». Certains morceaux durent deux minutes, changent subtilement de rythme,les textures utilisées sont toujours inattendues…Conçus avec un sens maniaque du détail, chaque titre récompense les oreilles les plus attentives. « C’était une musique que j’écoutais, plus qu’une musique de teuf, détaille The Hacker. Ils avaient ce côté “groupe”, j’achetais ça comme quand je guettais le nouveau Depeche Mode ou Kraftwerk ».
Tom Linder du collectif Detroit Techno Militia nous fait remarquer : « Mixer du Drexciya, ce n’est pas pour les débutants, pas non plus pour les vétérans d’ailleurs, même pas pour des gens qui jouent depuis des putain d’années. Tout ce qu’ils ont fait reste… à part. »
James Stinson aura expliqué cette particularité par une métaphore judicieuse : « L’eau a beaucoup de propriétés différentes, elle se présente sous différentes formes. Parfois, on traverse des rapides, d’autres, un flux calme, très doux. Les vagues changent, elles bougent dans plein de directions différentes… C’est comme ça que nous voyons notre musique. »
« NOUS VOULONS METTRE TOUTE L’ÉNERGIE DANS LA MUSIQUE ET LES CONCEPTS, C’EST PLUS AMUSANT QUE DE SE CONCENTRER SUR L’ARTISTE OU LE LABEL. » – JAMES STINSON
Un jour de 1992, Mike « Mad Mike » Banks, co-fondateur avec Jeff Mills du mythique label Underground Resistance (UR), reçoit un coup de fil excité de Derrick May lui demandant de rappliquer dare-dare. Banks trouve sur place deux jeunes musiciens un peu tarés. L’un d’eux fait des saluts du bras dès que leur disque passe, l’autre joue avec le couteau de Derrick… À peine âgés de vingt ans, ils ne sont pas encore familiers avec le monde du DJing et ses codes. Mike Banks leur apprendra les bases, rendant exploitables, pour que ceux-ci puissent être joués dans des clubs, leurs tout premiers morceaux enregistrés en live sur 4 pistes avec une boite à rythme et un synthé… Deux autres personnes font également partie des premières heures du groupe. Tyree Stinson, le frère de James, et Dennis Richardson du groupe Ultradyne. Imaginer d’autres collaborateurs n’est pas exclu. Le producteur Eddie Fowlkes, un ami de James Stinson connu pour ses titres « techno soul », nous lâche : « De ce que j‘en ai compris, James faisait sa musique depuis chez lui, puis ils se retrouvaient avec Gerald Donald pour compléter, et Mike Banks en faisait ensuite la critique ». Leur premier auditeur, Mike Banks, toujours masqué et en treillis, est souvent comparé à Public Enemy. Drexciya et UR respectent désormais les mêmes codes. Ils placent la musique avant tout, sont autonomes, autochtones, indépendants, secrets… Et la musique qu’ils composent, placée avant tout le reste.
RÉCIT MYTHOLOGIQUE
UR se trouve au 2030 Grand River Ave, au cœur de Détroit. Sur la façade, une pancarte « Detroit Engineering Institute » est accrochée. Le bâtiment accueille également Submerge Distribution, une entité montée par Mike Banks et Christa Robinson. Juan Atkins et son label Metroplex, le label Transmat de Derrick May ou encore 430 West, le label des frères Burden, plus connus sous le nom de Octave One, font partie des murs. « C’était une sorte de confédération avec des acteurs indépendants qui agissaient parfois ensemble » assure le producteur Mr De’ (devenu président de Submerge en 2005). Drexciya n’aura été que renforcé par cette affiliation prolifique. Eddie Fowlkes, qui y avait installé son studio, se rappelle de sa rencontre avec James Stinson : « Un jour, il a toqué à ma porte. Il m’a juste dit qu’il s’appelait James et qu’il aimait la musique qui sortait de mon appartement. On est vite devenus amis, on prenait le temps de discuter trois fois par semaines. » Leurs principaux sujets de discussion ? « La musique, la politique, et surtout la culture noire. Il était fier de cet héritage. » Helen Stinson confirme : « J’ai appris par son frère qu’ils avaient des conversations sur l’histoire des esclaves d’Afrique venus sur des navires et sur ce que les femmes ont fait pour libérer leurs nouveau-nés.» Cette histoire, James la reprendra, avec Gerald Donald, comme genèse de leur récit mythologique sous-marin. Drexciya émerge entre le bruit des machines de Kraftwerk, l’afro-futurisme de Sun Ra et une vision très black-power de la société.
En 1994, Drexciya sort Molecular Enhancement sur Replhex, le label d’Aphex Twin, maître britannique de l’électro ambient, qui les fait décoller et facilite leur présence en Europe. Leur influence n’aura depuis cessé de croître… En 1995, c’est l’EP The Journey Home qui sort sur Warp Records. Bénéficiant d’un socle frais de cerveaux attentifs, ils sortent en 1997 la compilation The Quest. C’est bien un texte de genèse qui accompagne ce disque, donnant du grain à moudre aux amateurs d’énigmes. Sur la pochette, une note est signée « Unknown Writer ». Elle raconte comment des femmes noires enceintes ont été jetées par-dessus bord de navires en provenance d’Afrique, et comment elles ont donné naissance à des enfants pouvant respirer sous l’eau : le peuple des Drexciyans, peuple supérieur qui fonda un Empire. L’interprétation est libre, James Stinson l’expliquera ainsi : « Nous voulons mettre toute l’énergie dans la musique et les concepts, c’est plus amusant que de se concentrer juste sur l’artiste ou le label. Nous avons des concepts sur lesquels vous pouvez vraiment réfléchir. Il y a peut-être un mystère par là, peut-être pas. Ça doit être amusant de se plonger dans le concept, ça vous fait penser plus profondément à votre propre vie… Ça rend la musique plus excitante ».
MULTIPLICATION D’IDENTITÉS
Pendant deux ans, plus de nouvelles… Les derniers mots qui figurent sur The Quest sont : « The end of one thing… and the beginning of another. Out – The Unknown Writer » Est-ce vraiment la fin ? Non. En 1999, Drexciya est de retour avec l’album Neptune’s Lair. L’album paraît sur le label berlinois Tresor et s’écoute comme une histoire, dont la fin nous laisse d’ailleurs avec une nouvelle énigme sous forme d’équation : « C to the power of X + C to the power of X = MM = Unknown ». Abu Qadim Haqq, illustrateur virtuose de Détroit qui habite à quelques blocks de chez Stinson, a travaillé sur l’illustration de l’album, et se rappelle de cette touche finale : « James était très excité à propos de l’équation, c’était très important pour lui. Elle est liée au système d’énergie des Drexciyans, comment ils alimentent les machines, bâtiments, armes, etc. »
A chaque sortie, son lot de nouveaux indices. Vers la fin de sa vie, James Stinson sort de sa taverne et donne quelques interviews. Personne ne connaissait vraiment leur identité. En 2002, après trois sorties sur Tresor, ils lancent le plus mystérieux de leurs projets : The Seven Storms (Les Sept Tempêtes). Le point de départ est Harnessed The Storm, un double EP, que James Stinson présente ainsi : « Harnessed the Storm fait partie d’une série de 7 “storms” individuels, qui sont des LP. Ces LP sont envoyés à différents labels, Harnessed the Storm en est un, Transllusion est le deuxième, et The Other People Place est le troisième. Comme les tempêtes et les tornades, on ne sait pas où et quand ils vont arrivés mais il y en a quatre autres. Ils ont tous été produits en un an. Chaque LP capte des émotions différentes, des pensées abstraites… une expérience différente. »
« ILS ONT FAIT COMPRENDRE À TOUTE UNE GÉNÉRATION DE PRODUCTEURS QU’IL ÉTAIT POSSIBLE DE TRAVAILLER SUR DES TRUCS VRAIMENT BIZARRE. » – TOM LINDER
Sept albums sortiront sur différents labels, et sous différents alias – ce que James Stinson appelle « Wavejumping ». Avec cette multiplication d’identités, Drexciya parvient à s’extraire d’une réalité historique, la leur : celle d’Afro-Américains issus de l’esclavage. Grâce à cette uchronie afro-futuriste, les esclaves deviennent des maîtres – voire des dieux. Grâce à cette « tempête », Drexciya produira quelque-uns des disques d’électro les plus élaborés du genre, à commencer par l’album Lifestyles of the Laptop Cafe (sortis sous l’alias The Other People Place) sur Warp, et produit uniquement par James Stinson. Pour The Hacker, celui-ci reste « un des meilleurs albums de tous les temps, toutes catégories confondue ». Le dernier épisode de la saga Drexciya, le double EP Grava 4, est un retour aux origines de l’afro-futurisme : les Drexciyans viennent de l’espace, et plus précisément de Grava 4, une étoile qui existe bien, que Stinson et Donald ont acheté. Le duo y développe des sonorités plus spatiales.
SINGULIÈRE POSTÉRITÉ
Le 3 Septembre 2002, le fondateur de Drexciya, James Stinson, s’éteint à l’âge de 32 ans, des suites de problèmes cardiaques. Il venait de se marier, et d’avoir un enfant, le septième. Avec sa mort s’arrête toute sortie liée à Drexciya… Quant au rôle exact de Gerald Donald dans cette foisonnante discographie, il reste difficile à déterminer. Drexciya était-il avant tout le projet de Stinson ? Impossible de le dire avec certitude. Mr De’ (président de Submerge depuis 2005) nous apporte quelques éléments : « C’était toujours Stinson qui venait prendre les chèques… À sa mort, j’ai traité avec sa femme, et je n’ai jamais rien entendu de la part de M. Donald », Mr De’ prend alors contact avec Gerald Donald au sujet des droits : « Il a dit qu’il ne voulait rien avoir à faire avec cela… Quand l’homme est mort, la femme est arrivée, et c’était un gros bordel, il a dit à sa femme qu’elle pouvait tout avoir. »
Depuis sa mort, l’engouement autour de Drexciya ne cesse de grandir. « Le jour où James est mort, j’ai reçu des messages du monde entier, j’étais bouleversée, je ne savais pas à quel point la musique de mon fils avait influencé tant de gens partout dans le monde, se souvient Helen Stinson. Ces dernières années, autour de la date de son décès et de son anniversaire, je reçois des SMS des quatre coins du monde.» Tom Linder de la Detroit Techno Militia a sa petite idée sur la singulière postérité de ce groupe secret : « Ils ont fait comprendre à des milliers de producteurs, toute une génération, qu’il était possible de travailler sur des trucs vraiment bizarres. Ils ont donné le “go”. » Ou comme le disait si justement James Stinson, « il faut laisser parler le concept »…
Par Jean-Baptiste Chiara
Photo Hugues Pascot
Merci BIGWAX Records