« FAIRE PARTIE DE LA CONVERSATION »

Sarah Rotheram technikart

CEO de la maison Creed depuis 2020, Sarah Rotheram n’a qu’une idée en tête : que la parfumerie de niche soit aux avant-gardes d’une industrie en plein renouveau. Interview marketing et fragrance.

En 2020, lors de votre nomination en tant que CEO de Creed, vous avez dit : « Le marketing tel que nous le connaissions n’existe plus. » Qu’est-ce que le marketing aujourd’hui ?
Sarah Rotheram : Je pense que le client a progressé, qu’il est beaucoup plus avisé. On ne peut plus se contenter de vendre une histoire, même si beaucoup de marques le font encore, bien sûr, avec leurs ambassadeurs. Il s’agit désormais de créer plus de liens émotionnels avec le client. De notre point de vue de parfumeur, on remarque depuis une dizaine d’années que le client est bien mieux éduqué : auparavant, les clients venaient et on leur vendait des produits. Aujourd’hui, ils viennent et posent des questions. Ils comprennent mieux le processus créatif, connaissent les notes qu’ils aiment, et sont généralement plus engagés.

Une idée de pourquoi cela a évolué ?
Je suppose que ce sont les réseaux sociaux. Vous suivez en ligne des personnes qui aiment les mêmes restaurants, les mêmes vêtements, les mêmes vins, les mêmes fêtes que vous, et donc vous faites partie d’une même communauté. Le marketing consiste donc aujourd’hui à faire partie de la conversation, à ne pas crier pour en être, mais à attirer le client dans votre monde.

Peut-être que la Génération Z est mieux éduquée à la beauté ?
Absolument !

Et se parfument-ils plus que leurs parents ?
Savez-vous quelle est la tendance la plus intéressante ? Notre public le plus important est celui des jeunes hommes, à partir de 15 ans. Si vous regardez notre public sur TikTok, c’est entre 15 et 25 ans. Lorsque je suis arrivée chez Creed, je pensais, en raison du prix élevé et de l’endroit où nous vendons nos produits, que notre clientèle principale serait composée de personnes de plus de 40 ans. Or, nous avons autant de clients âgés de 20 à 30 ans, que de 30 à 40, 40 à 50, et de plus 58 ans. La répartition est très équilibrée. Mais les jeunes hommes en particulier sont très instruits en matière de parfum. Ils regardent beaucoup d’évaluations de parfums sur YouTube. Il y a la même tendance chez les jeunes femmes, mais notre part dans leur budget est concurrencée par les soins beauté, ce qui est moins le cas pour les hommes.

En 2020, justement, 70 % des ventes de Creed étaient masculines. L’objectif est-il désormais d’attirer un public féminin ?
Mon objectif est d’être le plus universel possible. Nous avons lancé récemment deux nouveaux parfums, « Carmina » et « Queen of Silk », qui s’adressent davantage à un public féminin, mais nous avons toujours des hommes qui les utilisent. Les jeunes, en particulier, ne se soucient pas des sexes. Sur un nouveau marché comme la Chine, qui n’a commencé à se parfumer qu’au cours de la dernière décennie, il n’y a pas de stéréotypes de genre.

« CE QUI COMPTE, C’EST LA RECHERCHE CONSTANTE D’UN PARFUM RADICAL… »

 

Quelle est votre définition du luxe de niche, auquel Creed revendique d’appartenir ?
Ce n’est pas une question de taille, ni de nombre de points de distribution. Ce qui compte, c’est le processus créatif, l’engagement en faveur de la qualité et la recherche constante d’un parfum radical. En ce qui nous concerne, je pense que nous nous situons dans ce créneau du luxe parce qu’une grande partie de notre ADN consiste à nous procurer les ingrédients nous-mêmes. Juste avant notre interview, j’étais à la recherche de bois de oud très exclusif.

Pourquoi de l’oud ?
Il est généralement associé aux parfums du Moyen-Orient, pour sa note boisée, animale, très reconnaissable. Le oud provient d’un arbre, dont l’infection fongique crée une résine qui se développe à l’intérieur de l’arbre. Pour obtenir un véritable oud, l’arbre doit avoir au moins 35 ans. J’étais aujourd’hui avec un producteur qui a un oud de 250 ans… Il y a toujours cette note boisée, résineuse, mais il y a aussi des notes fruitées qui ressortent. C’est la raison pour laquelle nous sommes une marque luxe de niche, car nous achetons directement auprès des producteurs qui récoltent les meilleurs ingrédients.

Je suis fasciné par la capacité à se renouveler de certaines marques à fort héritage. Je pense à Saint Laurent, mais c’est peut-être encore plus vrai de Creed, fondé en 1760. Quels étaient vos objectifs en arrivant à la tête de la marque en 2020 ?
Ne pas perdre ce qui fait la valeur de notre histoire. En arrivant, j’ai fait appel à un historien qui m’a appris que Creed avait été la première marque a organiser un défilé de mode à New York, tandis que tout se passait à Paris, à Londres… La famille Creed a beaucoup innové au fil des ans. Je veux reprendre cette tradition, en même temps que garder le rapport de proximité à l’artisanat, aux relations avec les cultivateurs et les clients. En tant que maison luxe de niche, nous devons repousser les limites de l’innovation, non seulement parce qu’il est difficile de créer un tout nouveau parfum, mais aussi parce qu’il y a beaucoup à faire autour de la durabilité, et de la récolte des ingrédients. On doit être pertinent pour le consommateur.

Vous avez lancé le projet « Fragrances for the futur ». Qu’est-ce qu’un parfum éco-responsable et soutenable ?
Lorsque je suis arrivée, nous avons examiné l’ensemble de notre activité – notre empreinte carbone est désormais positive. Il s’agit bien sûr de faire évoluer nos emballages, ce que la plupart des marques peuvent faire. Mais notre activité en elle-même est peu polluante. Ce qui a le plus d’effet sur la planète, ce sont les produits que nous achetons. Nous sommes membres, avec Dior, Chanel, Guerlain, de l’UEBT (Union of Ethical and Bio Trading). Nous avons près de 450 ingrédients dans notre portefeuille de produits, lesquels font l’objet d’un audit rigoureux, issus de plantations durables, renouvelables et responsables. Nous veillons à ne pas épuiser les ressources ou les sols.

En quoi cela a-t-il un effet sur le parfum des produits ?
Avec ces nouvelles méthodes d’extraction, la palette olfactive est complètement différente. Ainsi, dans le « Queen of Silk », il y a une nouvelle tubéreuse. C’est une fleur blanche assez animale, mais avec les nouvelles méthodes d’extraction, on perd toutes les notes animales et on obtient une fleur blanche pure. C’est donc très excitant d’un point de vue créatif.

Vous êtes en contact régulier avec les « nez » de la marque. Sont-ils aussi étranges et fascinants que le Jean-Baptiste Grenouille du Parfum de Patrick Süskind ?
Oh non ! Créer de grands parfums, c’est s’en remettre à une forme de magie, que maîtrisent les nez. Mais cela ressemble davantage à un passage de Tendre est la nuit, le livre de Scott Fitzgerald, dans lequel il y a une description sublime d’une entrée dans un jardin, où il y a comme des nuages de pivoines roses…

 

Par Alexis Lacourte
Photo Davide Carson