FRÉDÉRIC VALLETOUX : « LE MARCHÉ DU TABAC EST OPAQUE »

Frédéric Valletoux technikart

Frédéric Valletoux, ex-ministre de la Santé, siège à l’Assemblée nationale dans le groupe Horizons. Il est également le président de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale. Son objectif ? Lever l’opacité qui règne dans l’industrie du tabac. Mise au point.

« JE SAIS D’OÙ VIENT MA TRANCHE DE JAMBON, PAS MON PAQUET DE CIGARETTES » 

Vous avez récemment déposé une proposition de résolution européenne à l’Assemblée nationale, visant à « lutter contre le commerce illicite de tabac ». Vous rapportez que 52 milliards de cigarettes sont consommées chaque année en France. Pourtant, seulement 36 milliards sont livrées dans le pays. D’où viennent les 16 milliards de cigarettes restantes ?
Frédéric Valletoux : C’est tout le sujet. Aujourd’hui, le marché du tabac est opaque. Il est impossible de savoir d’où vient votre paquet de cigarette, car son code-barres ne mène à rien. On ne sait pas où les cigarettes ont été fabriquées, quel trajet elles ont effectué, ni, donc, si elles respectent bien les mesures de santé publique propres à chaque État. Il n’y a pas de raison qu’on puisse savoir d’où viennent les tranches de jambon que nous consommons et pas les cigarettes que nous achetons.

Comment est-ce possible ?
Les code-barres ne mèneraient à rien, parce qu’il y aurait des problèmes techniques. Cette opacité est organisée par les cigarettiers, c’est-à-dire les fabricants de cigarettes eux-mêmes, pour contourner la politique de santé publique menée par la France depuis 20 ans. Le prix élevé du tabac en France est contourné par les acteurs, qui approvisionnent largement et volontairement les pays limitrophes et sous-approvisionnent le marché français. Ainsi, par exemple, six fois plus de cigarettes sont livrées au Luxembourg que consommées dans ce pays. Cette stratégie vise à conforter les achats transfrontaliers. 

Qu’est-ce qui vous a mis sur cette piste ?
J’avais déjà déposé une proposition de loi, en septembre 2023. Ensuite, je suis entré au gouvernement, en tant que ministre délégué chargé de la Santé et de la Prévention, mais, après quatre mois et à la suite de la dissolution, je n’ai pas eu le temps de m’attaquer à ce problème. Vingt États membres de l’Union européenne ont ratifié le protocole, en juin 2016, mais le lobbying des cigarettiers à Bruxelles est parmi les plus agressifs. Il faut maintenant qu’on prenne à bras-le-corps ce problème de santé publique qui représente une manne financière importante, estimée à plus de 3 milliards d’euros par an. C’est de l’argent qui s’échappe du financement de la Sécurité sociale. 

Cette manne financière avantage d’autres pays européens. Comment faire entendre les intérêts français sur cette question ?
Il est certain que le Luxembourg et les pays aux politiques de prix très différentes ne le voient pas de cet œil, car ils perçoivent des recettes fiscales qui nous échappent. Mais d’autres pays européens ont, comme la France, des mesures tarifaires pour lutter contre le tabac. De façon générale, c’est un problème européen, et l’Europe, sur cette question, a besoin de courage. En 2026, il y aura la directive tabac, qui a fait l’objet d’un important lobbying par les cigarettiers. C’est, par ailleurs, la première fois qu’il y a une mesure soutenue à la fois par tous ceux qui luttent contre le tabagisme et tous ceux qui en vivent. Quand on parle de prévention, en France, on parle de l’alcool et du sucre, qui sont des filières économiques importantes. Il faut bien rappeler que l’industrie du tabac ne représente aucun emploi en France. Autrement dit, c’est un sujet de santé publique, qui, avec de la volonté politique, arrangera tous les acteurs économiques et les associations de préventions des risques liés au tabagisme.

Votre objectif ?
Je souhaite qu’on mette en œuvre ce protocole de l’OMS, ratifié et applaudi par vingt pays en 2016. Son principe est simple : une cigarette doit être achetée là où elle est fumée. Autrement dit, il faut livrer dans chaque pays autant de cigarettes dont a besoin la population locale. C’est une mesure nécessaire pour mener à bien les politiques de santé publique inhérentes à chaque État. Je souhaite également une vraie traçabilité des paquets de cigarettes. 

L’objectif est-il de mettre fin à l’achat de cigarettes à l’étranger ?
Non. Qu’on puisse acheter des paquets quand on est dans une zone détaxée, c’est une chose. Mais quand on est à l’aéroport, par exemple, on a le droit à une quantité limitée de paquets. Il s’agit de faire la même chose avec les achats transfrontaliers, afin de mieux encadrer la circulation des cigarettes. Pourquoi, dans une boutique Duty Free, on saurait vous limiter et pourquoi ne saurait-on pas le faire lors des transactions avec des pays transfrontaliers ? C’est une question de volonté. Cette démarche vise tout simplement à mettre de la transparence dans un marché du tabac qui en manque cruellement. 

www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b1834_proposition-loi#

 

Par Alexis Lacourte