Le nouveau Gavras raconte l’embrasement d’une cité et un début de guerre civile. Tourné en grande partie en plans séquences, Athena est d’une perfection formelle absolue et l’équivalent d’un coup de boule dans le plexus. Interview uppercut du réal’ et de la star du film, l’immense Dali Benssalah.
Tout d’abord, Athena est un choc formel insensé. Dès la première nanoseconde, Romain Gavras – qui signe son troisième et meilleur film – agrippe son spectateur à la gorge et ne va plus jamais desserrer l’étreinte. Grâce à la forme ultra-risquée du plan séquence, il cisèle une œuvre immersive, chaotique, où tout bouge, tout explose autour des quatre personnages principaux : trois frères d’une cité dont le plus jeune a été laissé pour mort, probablement par des policiers, et perdu au milieu du chaos, un CRS. Athena est un énorme film d’action, un film de guerre, avec les jeunes retranchés dans leur cité château-fort, et les CRS qui tentent d’investir l’espace comme les Romains de Gladiator ou les Spartiates de 300. À propos de son film, Gavras refuse le qualificatif de film de banlieue et évoque la tragédie grecque. Même si les conflits, les guerres et les manipulations existent depuis la nuit des temps, Gavras livre néanmoins un instantané sur la France de 2022 qui risque de faire frémir dans les chaumières et de faire enrager les extrémistes qui jouent les incendiaires 24 heures sur 24 sur les chaînes d’infos. Romain Gavras ne juge pas, ne dit pas ce qu’il faut penser, il te balance son film comme un cocktail Molotov. En pleine gueule. Alors que le film surprend, interroge et réveille déjà les fantasmes des réacs de tout poil, nous passons à l’interrogatoire, enchaînant cigarette sur cigarette, le réalisateur virtuose et l’acteur qui va affoler le cinéma français.
Athena, c’est du grand spectacle, tourné en Imax et diffusé sur Netflix. Impossible de le faire financer par l’industrie du cinéma ?
Romain Gavras : Au cinéma, j’aurais eu la moitié du budget et moins de liberté dans le choix des comédiens, avec l’obligation d’engager une star pour monter le film. Avec Netflix, j’ai eu une liberté totale et les mains libres pour faire ce que je voulais, même dans le choix des acteurs. À un moment donné, quand tu es réalisateur, le choix est vite fait. J’aime l’idée de faire des films de cinéma et aussi des films pour les plateformes, car finalement, quand Athena sortira sur Netflix, c’est la terre entière qui le verra d’un seul coup. Mais pour être très honnête, je n’aurais pas pu faire le film dans le cadre traditionnel du cinéma français.
Comment s’est passée la collaboration avec Ladj Ly sur le scénario ?
Romain Gavras : Avec Ladj, on se connait depuis que l’on est ado. Depuis toujours, quand Kim (Chapiron, ndlr) ou Ladj fait un film, on lit le scénario, on donne un coup de main. Il y a deux ans, on s’est mis à réfléchir avec Ladj sur une idée, pour lui ou pour moi. On s’est focalisé sur cette idée de tension dans la société et on a décidé de raconter un embrasement de l’intérieur. On a également bossé avec Elias Belkeddar, le frère de Mourad, mon producteur. On a hésité longtemps sur la question de la forme, et quand on a trouvé cette architecture de tragédie grecque, de temps réel, d’immersion, on savait où l’on voulait aller et l’écriture a été assez fluide.
Kourtrajmé existe toujours ?
Romain Gavras : Ladj a créé l’école il y a trois ou quatre ans et il reste toujours le noyau dur. On s’entraide entre copains, mais Kourtrajmé n’est pas une boîte de production.
Comment avez-vous choisi vos comédiens ?
Romain Gavras : Pour Dali Benssalah, c’était une évidence dès l’écriture. Mes producteurs avaient financé le clip de The Blaze dans lequel il jouait et je l’avais trouvé époustouflant. Donc on n’a pas fait de casting, on s’est juste tapé dans la main. Je connais Ouassini Embarek depuis longtemps. Je l’avais revu pour le casting de Le Monde est à toi. Il avait fait quelque chose de très intéressant, mais qui ne correspondait pas au rôle. On a refait des essais pour Athena et il est extraordinaire. Sami Slimane, c’était le plus dur à trouver, car il y a très peu d’acteurs confirmés de 20 ans. Le rôle est compliqué car très vite, on peut le détester. Il fallait trouver un chef de guerre à la fois charismatique, fragile et touchant.
« ATHENA, CE N’EST PAS LES MÉCHANTS POLICIERS ET LES GENTILS MECS DES CITÉS. » – ROMAIN GAVRAS
Dali, vous venez des arts martiaux ?
Dali Benssalah : Au départ, c’était pour me défouler. Je viens de la ZUP de Rennes et c’est une ville très à gauche, donc il y a pas mal d’équipements sportifs. Après l’aïkido, je me suis mis au karaté et j’ai fait les championnats de France, mais j’ai été disqualifié car les jurés ont dit que je tapais trop fort. Je me suis ensuite engouffré à fond dans la boxe thaï.
Pourquoi avoir arrêté ?
Dali Benssalah : Je me suis ouvert le pied sur la plage, alors que je devais partir le lendemain dans un camp d’entraînement en Thaïlande. J’ai dû faire une pause de deux mois à cause de mon orteil, j’ai réfléchi à ce que je voulais vraiment faire de ma vie et je me suis dirigé vers le cours Florent. Cela me réconciliait avec l’école. J’adorais le côté concret du théâtre, chercher, trouver, apprendre, il y avait, comme dans les sports de combat, une marge de progression. On apprend tout le temps…
Vous avez quitté le théâtre de Strasbourg assez rapidement.
Dali Benssalah : Le jour de la rentrée.
Romain Gavras : Tu es rapide, toi !
Dali Benssalah : Le TNS est probablement la plus belle école de théâtre de France, mais je ne voulais pas m’engager sur trois années et prendre la place de quelqu’un d’autre. J’ai fait un choix. Mais choisir, ce n’est pas renoncer, c’est avancer.
La mise en scène d’Athena, une succession de plans séquences avec parfois des centaines de figurants, est d’une beauté et d’une puissance renversantes.
Romain Gavras : Je fais des images depuis vingt ans maintenant et j’ai été biberonné à la tragédie grecque. L’idée, c’est vraiment d’attraper le spectateur et de ne plus le lâcher, comme les personnages dans le film. Les plans séquences apportent de l’intensité. Les personnages vont subir les événements et le spectateur va les subir en même temps qu’eux. Dans n’importe quelle situation d’embrasement, on n’a presque pas le temps de réfléchir, on est dans la survie et la réaction. Avant le tournage de 52 jours, on a fait six semaines de répétitions dans la cité, dans le décor, mais juste avec deux ou trois comédiens, des cartons pour créer les volumes, en travaillant le tempo, le dynamisme et la charge symbolique des plans. Pour le reste, ce n’est que du travail et de l’artisanat.
Avant de tourner, vous avez revu des films comme Gladiator ou Soy Cuba ?
Romain Gavras : Avec mon chef opérateur, Matias Boucard, on a décidé de ne pas revoir tous les films avec de gros plans séquences, on voulait s’approprier cette grammaire. Mais on a rematé Soy Cuba car ça a été tourné à une époque où l’on faisait tout mécaniquement , avec des grues… Dans Athena, il n’y a pas de fond vert, tout est en vrai, même les feux d’artifices, tout ! Ça se sent à l’écran. On a revu Ran, d’Akira Kurosawa, pour le côté épique, château qui brûle, et j’aime beaucoup les châteaux qui brûlent, Gladiator évidemment, et Le Fils de Saul, pour le côté immersif et la façon dont il filme son personnage principal et comment ce qui l’entoure reste flou à l’écran, je n’avais jamais vu cela auparavant.
Comment avez-vous mis en boîte le premier plan séquence ultra-spectaculaire ?
Romain Gavras : Un plan séquence, c’est énormément de préparation, presque militaire, pour en fin de compte créer du chaos. On n’a pas de filet, donc si on rate, c’est terminé et ça créé chez les acteurs comme chez les techniciens une concentration incroyable. Moi, je n’avais jamais vu une telle concentration sur un plateau, car si quelqu’un se foire, c’est le plan entier qui est foiré et la journée est à la poubelle. C’est du petit lait pour un réalisateur quand tu sens que tout le monde travaille dans la même direction. Dali était trop fort, très technique, il parvenait à jouer et en même temps à diriger avec son bras ou ses pieds les figurants qui partaient dans la mauvaise direction, le tout devant notre caméra IMAX, grosse et lourde comme un frigidaire.
Dali, vous aviez déjà tourné dans Mourir peut attendre. Ça fait quoi de passer du tournage d’un James Bond à Athena ?
Dali Benssalah : J’avais déjà une expérience d’un grand tournage, voilà.
Romain Gavras : Il n’était pas impressionné (ils explosent de rire, ndlr). Je croyais que j’avais le plus beau jouet de la terre, il me disait, « Ah vous utilisez ce truc là ? ».
Dali Benssalah : Sur un James Bond, c’est démesuré. On est sur des plateaux immenses, de vrais villages, il y a des équipes vraiment très nombreuses, et pour aller d’un set à l’autre, tu montes dans une voiturette de golf, et ça prend quinze minutes ! Je suis resté sept mois et demi sur le 007, avec un rôle qui s’écrivait au fur et à mesure, donc je ne savais pas toujours ce qu’ils voulaient, et je jouais en anglais. Sur Athena, j’avais le scénario dans son intégralité, un rôle beaucoup plus important, j’avais toutes les clés, donc c’était le grand luxe !
La pression n’était pas trop intense ?
Dali Benssalah : C’est énormément de pression et d’enjeux, mais j’ai retrouvé des sensations du théâtre à cause des nombreuses répétitions. Et puis, au théâtre, j’avais déjà travaillé les Atrides, la guerre de Troie… On répétait avec la caméra, on faisait bloc avec elle, c’est l’œil du spectateur qui gravite autour de nous. Je connaissais par cœur les trajets avec la caméra, et chaque jour, il fallait trouver toute l’énergie et pour aller au bout de chaque scène et chercher à toucher le plus juste. Ce film, c’est un énorme cadeau, avec une belle palette de jeu.
Où avez-vous tourné ?
Romain Gavras : À Évry-Courcouronnes, dans une cité qui doit être réhabilitée depuis des années. Nous avons tourné entre août et octobre 2021 et nous avions tout le décor pour nous. C’était Cinecittà. Nous avons investi les magasins fermés : l’ancienne boulangerie est devenue le local caméra, l’imprimerie, le local pour les effets spéciaux… C’est devenu un studio géant, avec 400 habitants formés aux métiers du cinéma. Il y avait une énorme synergie entre les membres de l’équipe et les habitants de la cité qui travaillaient avec nous, à la déco, à la sécu, à la régie, au transport ou pour de petits rôles…
« JE SUIS OPTIMISTE, JE SAIS QUE JE FERAI TOUJOURS QUELQUE CHOSE DE BEAU. » – DALI BENSSALAH
Vous parlez d’Athena comme d’un film d’action, mais c’est aussi et surtout un film politique.
Romain Gavras : Ce n’est pas un constat sur la police ou la banlieue, d’ailleurs, je ne sais pas ce qu’est un film de banlieue. Dans Athena, on est au-dessus de la réalité, dans une réalité augmentée, comme la tragédie, avec une volonté de symbolique. Le point de vue sur ces territoires-là transcende le débat de CNews, on n’est pas dans un film qui est de l’ordre du fait divers. C’est un film qui, je l’espère, a une portée plus large. Aujourd’hui, soit tu es pour, soit tu es contre. Si le film avait une réponse simple à une question compliquée, il suffirait d’un tweet pour répondre et dire des choses comme : « La guerre, c’est pas bien » ou « Le chômage, on n’en veut plus. » Avec un film, on est dans le questionnement. Et on exorcise par le symbolisme. Athena est bien sûr politique, mais tout est politique. Un clip de Britney Spears est politique, TikTok est politique.
Fin août, lors de la mise en ligne de vingt secondes de la bande-annonce, l’extrême droite s’est déchaînée sur Twitter… Vous vous y attendiez ?
Romain Gavras : Tu ne peux pas avoir de jugement sur un bout du film de vingt secondes ! J’invite les gens à regarder le film dans son intégralité pour qu’ils aient une véritable opinion. Épiloguer avec des gens qui n’ont pas vu le film, qui se trompent même sur le nom du réalisateur en évoquant Ladj… On est un peu dans l’hystérie que Twitter peut provoquer. C’est une hystérie qui dure 24 heures et après ça passe à un autre sujet…
Mais Athena va obligatoirement provoquer du débat.
Romain Gavras : Que le film provoque du débat, c’est intéressant. Dans la tragédie, il y a la catharsis, mais je ne sais pas si cela marche. Par contre, montrer un chaos d’une noirceur extrême, cela ne donne pas envie. Je ne veux pas spoiler, mais je montre que tout le monde tombe dans un piège, que la violence engendre la violence et qu’il y a des forces qui ont intérêt à ce que les gens se battent sur le terrain. Toutes les guerres ont commencé à cause de forces sombres qui œuvrent et manipulent : regardez la guerre de Troie ou Colin Powell et sa fiole d’anthrax pour justifier la guerre en Irak. Très vite, le personnage de Sami devient Darth Vader, il s’enfonce dans la violence et à la fin il n’y a plus de feu d’artifices, plus de glamour, plus rien… On navigue dans une sensation de cauchemar. Athena, ce n’est pas les méchants policiers et les gentils mecs des cités, c’est plus compliqué que cela.
Tous les jours, on entend parler d’un refus d’obtempérer et d’un chauffeur tué par un policier, de commissariats pris d’assaut… Est-ce que vous pensez que la guerre civile que l’on voit dans le film est possible ou, comme dit un de vos personnages, que « la guerre est déjà commencée » ?
Romain Gavras : Non. Pour moi, le film, c’est un cran après. Ce n’est jamais arrivé. Est-ce que cela arrivera, je n’en sais rien, mais dès que j’allume la télé, j’ai l’impression que tout le monde pousse à ça ! Et tout le monde tombe dans le piège. Tout le monde est à vif, tout le monde est dans l’hystérie générale, personne ne pense plus. Comme je le disais, des forces poussent au conflit… C’est dur d’être positif aujourd’hui.
Dali, vous êtes plus jeune, est-ce que vous êtes aussi pessimiste que Romain ?
Dali Benssalah : Je suis optimiste, je sais que je ferai toujours quelque chose de beau, dans mon travail ou dans ma vie. Mais c’est certain que nous ne sommes pas dans un monde radieux…
Quels sont vos projets ?
Dali Benssalah : J’ai tourné un film d’époque en Algérie, The Last Queen, présenté à Venise, et donc je joue un pirate dans un film algérien, sans bateau, ni beaucoup de budget. J’ai également tourné à Los Angeles, un film indépendant d’un réalisateur de clip, Unintended Accidental Getaway Driver, inspiré d’un fait divers.
Et vous Romain ?
Romain Gavras : Dormir ! Je suis fatigué.
Des envies d’Hollywood ?
Romain Gavras : Je n’ai pas envie de tourner aux États-Unis, j’ai vu trop de gens se péter la gueule là-bas, ou avoir de mauvaises expériences, notamment mon père (Costa, qui a réalisé aux États-Unis La Main droite du diable, Music Box ou Mad City, ndlr). Je n’ai pas la fascination des Marvel, c’est nul comme les super-héros sont habillés, je préfère la mythologie grecque ou Dostoïevski. Et puis j’ai tellement de territoires à découvrir en Europe.
Votre père a vu Athena ?
Romain Gavras : Il a vu le film. Il était fier. Et c’est assez gratifiant d’être son fils et de lire de la fierté dans ses yeux. Voilà !
Dali Benssalah : Je l’ai vu deux fois de suite, car c’est dur, surtout parce que la caméra est sur ma gueule pendant 1 h 30. C’est une belle claque, un gros morceau de cinéma que je dois savourer.
À propos d’Athena, David Fincher a déclaré : « Les dons de Romain pour la mise en scène et l’écriture de ses personnages sont exposés sans remords. J’en reste bouche bée ». Pas mal, non ?
Romain Gavras : Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? C’est David Fincher ! C’est dur de ne pas avoir un beau sourire de connard, non ?
Athena, sur Netflix à partir du 23 septembre
Entretien Marc Godin
DA Alexandre Lasnier
Photos Koria