GRATIEN GOOD WORDS : LE NEW UGLY EXPLIQUÉ À VOS DARONS

new ugly good words

Vous ne comprenez pas pourquoi votre fille s’acharne à vouloir porter ces Crocs Simone Rocha à 860 euros ? Pas la peine de vous énerver, notre spécialiste de la Gen Alpha vous explique ce renouveau du moche – et pourquoi vos mioches adorent.

Légende photo : NOUVEAU MOCHE_ Quand Yorgo Tloupas nous a dit que nous faisions du « new ugly » (c’est moche, mais efficace), on était perplexes. Puis on a vu la nouvelle campagne Diesel x Savage x Fenty par Salvatore Matarazzo (genre very Martin Parr). Maintenant, on est flattés.

Glenn Martens aurait-il éclusé le « verre de trop » ? Avec sa dernière campagne Diesel (ci-dessous, ndlr), le DA belge surprend. Le tableau : sur une plage pas si paradisiaque que ça, des mecs (trop) bodybuildés tapent la pose en boxer-chaussettes. Ce, aux côtés d’homologues féminines aussi excessivement huilées qu’eux, et d’hurluberlus du troisième âge qui… font les guignols. D’évidence, cette vision ouvre une fenêtre horrifique sur ce que nos stations balnéaires ont à offrir de pire. Reste que – surprise, surprise – passé l’effet de stupeur interdite que suscite le « too much » bigarré des clichés, il faut bien leur reconnaître un certain magnétisme. De là à conclure que nous aurions, nous aussi, succombé à l’excès de boisson ? Sans tout à fait exclure l’hypothèse, suggérons plutôt la piste d’un glissement collectif de sensibilité à l’égard du « beau ». Dont acte : longtemps refoulé aux portes très sélect du « in », le moche s’impose comme la tendance du moment. Un anti-esthétisme « new ugly » aux accents revanchards, en passe de renverser cet « Ancien Régime » décidément trop autoritaire, trop normé, que serait la tyrannie du « bon goût ». Mais comment diable en sommes-nous arrivés là ?

« PLUS C’EST LAID, PLUS ÇA PLAÎT »

D’un coup de baguette magique, le kitsch devient hype (strass), et l’has been, top tendance (coupe mulet). Enfin, « d’un coup de baguette magique », non. Parmi les chevilles ouvrières de cet « ugly putsch », citons l’écosystème de la mode, visiblement résolu à sublimer ce qui était, jusqu’à peu, considéré comme les ultimes parias de la fashion. Ici, Balenciaga commercialise un sac poubelle, là, LVMH rachète l’autrefois si méprisée marque Birkenstock, renommée pour… son confort orthopédique. Ultime preuve que les critères du « beau » sont rebattus : sur Instagram, la très hype mannequin Bella Hadid herself embrasse la trend « weird girl » (elle se sape comme une diseuse de bonne aventure, en gros).

Ça fait beaucoup. Tant et si bien que l’esthétisation du cheum se banalise. La preuve, vous n’avez plus besoin de vous laver les yeux à la vue d’une paire de Crocs depuis que Balenciaga a fait de la marque une « born again » redemptée, en collaborant avec elle. Autant dire que plus rien ne vous choque. Question : à qui profite le crime ? Assurément, le doigt d’honneur qu’adresse la fashion aux normes du « beau » permet de multiplier les coups de com’, et de se positionner sur le sillon hyper bankable de l’anti-conformisme. Tout en redorant son blason. Souvent accusées de déconnexion avec les masses – en plus d’être apparentées à une industrie textile écocidaire – les éminences grises du catwalk jouent habilement la carte du « on-emmerde-les-conventions » pour se placer en défenseurs de « l’authenticité ». Là où des griffes autrefois iconiques à la Victoria Secret sont ringardisées ; leurs concepts élitistes de « perfection » et « d’élégance » font aujourd’hui l’effet d’archaïsmes qui frisent l’insulte, envers l’idéal contemporain d’inclusivité.

« UGLY SÉDITION »

Voilà pour l’enjeu pratico-pragmatique de la « ugly sédition ». Sur un plan plus spirituel, d’aucuns saluent dans cette mainstreamisation des laideurs la manifestation de sagesses « wabi-sabi ». Soit une philosophie traditionnelle japonaise aux accents zen, qui invite à trouver du « beau » dans les objets de tous les jours. Mais aussi la salissure, ou même le « dégueulasse ». Et pourquoi pas ? Moins univoques qu’auparavant, et donc moins excluants, les canons esthétiques brassent de plus en plus large. Jusqu’à épouser l’élan du bodypositivisme. Soulagement : sur les réseaux sociaux, on ne compte plus les stars – et anonymes – assumant leur peau acnéïque, leurs poils hirsutes, etc. Et voilà que, en ligne, les top tendances piétinent la « classe » pour célébrer qui le ringard, qui le gênant, qui les disgrâces du « naturel ».

Tout ça, avec une gourmandise de gosse – l’effet « bouffée d’air » et parfum d’aventure, à coup sûr. Car quitter les rivages plan-plan des bienséances insta-chic, c’est déjà glisser un premier pied au Pays des Merveilles. Sorte de parc d’attraction XXL où les splendeurs ne savent pas se tenir, et où l’irrésistible assume ses aspérités. Nous, on a déjà nos billets !

 

Par Antonin Gratien