INDIE SLEAZE, RÉVEIL DE L’ESTHÉTIQUE ROCK PAR RENAUD LARGE, EXPERT ASSOCIÉ À LA FONDATION JEAN JAURÈS

RENAUD LARGE

En ce printemps 2024, la mode féminine, la scène musicale et la filmographie du moment s’inspirent, à nouveau, du revival rock des années 2000 à 2010. Le terme Indie Sleaze, conceptualisant ce réveil de l’esthétique rock, explose sur les réseaux sociaux et dans la presse. Que signifie ce mouvement ? Est-il durable ou éphémère ? Indique-t-il une aspiration nouvelle de la société ? Renaud Large, expert associé à la Fondation Jean Jaurès, tente de saisir ce mouvement et de déceler son sens profond.

Les revenants Marty et Doc n’ont pas remonté le temps et pourtant, le cadran de la DeLorean semble s’être arrêté sur l’année 2005. En quelques mois, le fond de l’air s’est gorgé d’un parfum revival rock. Coup sur coup, nous avons vu débarquer la biographie de Pete Doherty, un garçon charmant[1], très belle introspection archéologique sur la créativité avant les offres d’Internet haut débit. The Libertines a sorti un nouvel album, All Quiet on the Eastern Esplanade, le quatrième en vingt ans. Doherty a pris de l’embonpoint, Barat, des rides aux coins des yeux, mais cette sonorité métallique et romantique est reconnaissable entre mille. Un biopic est consacré à la chanteuse londonienne Amy Winehouse et son Camden-Town. Plus décevant, mais après tout, peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Le livre Meet me in the bathroom[2] de la journaliste Lizzy Goodman est traduit en français dans la maison d’édition, Rue Fromentin. Elle y revient sur les débuts de Julian Casablancas et The Strokes dans le New York de la première décennie du siècle.

La mode n’est pas en reste. On reparle des silhouettes rock et androgynes d’Hedi Slimane chez Céline, et peut-être bientôt dans une nouvelle maison. Le couturier avait marqué la silhouette de l’Homme Dior en lui prêtant les traits frêles d’un Peter Doherty, vingtenaire et blafard, héroïnomane et dandy. Certes, MySpace, Blackberry, April77 et American Apparel n’existent plus. Alexa Chung et Kate Moss ont pris de la maturité. On entend plus de bootleg mêlant Justice à Belle and Sebastian. Il n’y a plus de soirée Cobrasnake et le festival de Coachella a décliné. Mais, il y a quelques mois, l’instagrammeuse Mandy Lee (Oldloserinbrooklyn) synthétise le retour de cette esthétique vestimentaire rock des années 2000 en inventant le concept d’Indie Sleaze. Le terme rend compte d’une aspiration au dandysme décadent et bohème, d’un retour de l’esthétique sensuelle, festive, mal-polie et négligée. Le terme cumule plus de 170 millions de vues sur Tik Tok. Sur les sites de vente ou de revente en ligne, on observe une explosion des recherches sur les vêtements iconiques de l’époque : jeans slim, blousons en cuir et perfecto ( +21%), manteaux à imprimés léopard (+19%)[3]. Nous assisterons sans doute prochainement à l’augmentation des ventes de converses, de cravates fines, de vestes militaires et de chapeaux.

40 ANS, TOUJOURS EN PERFECTO !

Que signifie ce revival du revival rock, vingt ans plus tard ? L’éditorialiste américain Roth Douthat parle d’une répétition culturelle, comme d’un symptôme de burn out créatif de notre civilisation[4]. Il n’y aurait donc plus d’œuvre originale dans la post-modernité, mais un bégaiement artistique où la nostalgie culturelle inciterait à piocher, dans le passé esthétique, les innovations du moment. Évidemment, cela signifie pour lui la décadence de notre civilisation et annonce sa chute prochaine. C’est oublier un peu vite que l’histoire de l’art est sédimentaire. Elle se nourrit d’une réinterprétation voire d’une digestion des mouvements culturels antérieurs. Par exemple, le rock des années 1950, qu’on pourrait considérer comme rupturiste, est une métabolisation de la folk, du blues et du jazz.

Il serait plus tentant d’aller chercher une clé d’explication chez le père des cultural studies, Richard Hoggart et sa culture du pauvre[5]. En résumant à la hache son ouvrage, on dirait que les classes populaires développent un “quant à soit” culturel, un espace de résistance esthétique, ignifugé contre la culture dominante. Ils développent ainsi leur propre esthétique, basée sur des schèmes culturels de classe. Si cette analyse marxiste en termes de classes sociales paraît moins opérante aujourd’hui, on pourrait lui substituer une analyse par cohortes de génération. On dirait ainsi que chaque génération possède des référents culturels communs résistant aux effets de mode, au temps qui passe et aux nouvelles tendances. La puissance de ces référents culturels serait évolutive dans le temps et aurait tendance à se réactiver tous les vingt ans, particulièrement à deux périodes de la vie : la vingtaine post-adolescente et la quarantaine du démon de midi. Dans cette répartition, les agents de l’hégémonie culturelle en cours sont les quarantenaires, dotés d’un pouvoir d’achat plus conséquent et de position d’influence et de prescription. Ils sont en mesure d’imposer leurs codes culturels aux jeunes générations s’éveillant à l’esthétique. L’éditorialiste de GQ, Chris Black, prend acte du retour de l’indie Sleaze, mais il tourne en dérision la nostalgie paresseuse des quarantenaires[6]. Par fainéantise, ces derniers imposeraient leurs goûts adolescents à une jeunesse éveillée durant le Covid. Il y a sans doute du vrai, même si ce réarmement de l’esthétique rock transfigure son inspiration passée. Plus didactique, c’est une mécanique assez classique des retours en grâce successifs du rock. Plus signifiant, cela dit quelque chose des aspirations sociétales du moment.

D’UN REVIVAL ROCK L’AUTRE

Concentrons nous sur le premier revival rock entre 2000 et 2010, celui de The Libertines et The Strokes. Les quarantenaires de 2000 à 2010 sont nés entre 1960 et 1970. Pour leurs vingt ans (1980 – 1990), le punk, puis le grunge étaient au firmament. Les groupes iconiques s’appelaient Sex Pistols, The Clash ou Nirvana. On peut imaginer que la quarantaine arrivant leur jeunesse décadente, nihiliste et éminemment stylisée leur manque. Leurs enfants ont grandi. Ils ont une situation financière enviable et un solide bagage culturel. Ils ressortent avec frénésie dans les concerts. Ils recherchent à nouveau une musique qui les fait vibrer, des vêtements cintrés, comme ils aiment, des peintres qui les émeuvent. Leurs corps ne sont pas si abîmés. Ils restent beaux et ils veulent réexposer leur sensualité. C’est vers l’environnement culturel de leur vingt ans qu’ils se tournent naturellement; un environnement qui ne les avait jamais réellement quitté, mais qu’ils avaient mis en sommeil, face à la suractivité professionnelle et au tourbillon de la vie personnelle. Ils créent et alimentent une nouvelle scène musicale, vestimentaire, plastique et graphique qui leur ressemble. Ce n’est pas pareil, c’est nouveau, c’est plus trash, plus lascif, plus pornchic, mais c’est très inspiré par leur adolescence. Leur jeunesse est revisitée par la nouvelle génération qui trouve chez eux un marché captif.
Depuis lors, 20 ans ont passé. Les vingtenaires des années 2000 à 2010 ont 40 ans aujourd’hui. Les groupes iconiques de leurs vingt ans étaient The Libertines et The Strokes. Ils se sont embourgeoisés, eux aussi. Ils se sont apaisés en devenant hipster. Ils ont également fondé des familles et ont des carrières professionnelles où ils arrivent à mi-parcours. C’est l’heure des décisions. “Fin de fraude aux tickets-jeunesse, y’a des trous dans les belles promesses” comme chantait Kent. Le moment est venu de prendre un nouveau départ. Le démon de midi vient frapper à leur porte. Ils ressortent, veulent créer une nouvelle esthétique, imbibée de leurs goûts de jeunesse. C’est donc naturellement vers ceux-ci qu’ils se tournent pour lancer, plus ou moins consciemment le mouvement de l’indie sleaze. Ils sont devenus le marché bankable, les agents les plus performants d’une nouvelle hégémonie culturelle qu’ils créent.

EN CORPS

Nous parlons, pour l’instant, d’une tendance protozoaire qui touche essentiellement la mode féminine de ce printemps 2024. Nous verrons bien si des groupes de jeunes rockers émergent dans les années à venir. Nous sommes pour l’instant dans un pur recyclage des anciennes figures de l’époque, une tournée nostalgie, pas dans la réinvention d’un mouvement. Il faudra aussi que la mode masculine soit à son tour contaminée par les référents des années 2000. Néanmoins, à ce stade de son développement, l’indie sleaze indique une inclinaison au romantisme, mélange de mysticisme et de sensualité, de dandysme aristocratique et de décadence nihiliste, de brutalité solaire et de douceurs noires. On notait récemment le retour des scènes de sexe dans le cinéma hollywoodien avec les films Challengers ou Pauvres Créatures[7]. On pourrait faire le même constat avec la série HBO The Idol qui avait défrayé la chronique par son goût pour la provocation, le soufre et le stupre. Nous observions jusqu’à présent une esthétique portée sur l’effacement des silhouettes, sur l’uniformité ascétique entre les sexes, sur l’austérité des tons. La jeunesse était sage, chiante et moralisatrice. Elle aspire peut-être maintenant à provoquer et à se libérer. De quelle autorité ? sans doute d’une mentalité inquisitrice devenue norme. Il y a possiblement une soif d’esthétique plus radicale et contestataire que ni la pop aseptisée, ni le rap gentrifié ne parviennent à étancher. Avec l’Indie Sleaze, la jeunesse choisit la dernière avant-garde qui est née avant l’avènement des réseaux sociaux. C’est une nostalgie qui pourrait suggérer l’amorce d’une lassitude pour la plastique d’Instagram. Jusqu’à présent, les idées neuves visaient le dépassement du corps humain par le transhumanisme et l’interface homme-machine, par la transidentité et la dysphorie de genres, par l’antispécisme. À travers le signal faible de l’Indie Sleaze, la société rêve peut-être désormais de retrouver un corps avec des vêtements qui le collent et l’exaltent, de revivre en corps, de le réhabiter et de le réenchanter.
Il y a des chances importantes que l’Indie Sleaze meurt à l’état foetal. Elle aura été alors une illusion d’avenir. Les ingrédients semblent pourtant réunis pour une nouvelle avant-garde artistique, sublimant l’atmosphère culturelle du début du siècle. Dans le procureur de Judée, Anatole France invitait à “ne mettre ni crainte, ni espérance dans l’avenir incertain.” C’est un sage conseil à suivre.

[1] Peter Doherty, Un garçon charmant, Le cherche-midi, Paris, 2024
[2] Lizzy Goodman, Meet me in the bathroom, L’histoire du rock à New York de 2001 à 2011 racontée par ceux qui l’ont faite, Editions Rue Fromentin, Paris 2023
[3] https://www.vogue.fr/article/indie-sleaze-tendance-mode-annees-2010
[4] Ross Douthat, Bienvenue dans la décadence, Les Presses de la cité/Perrin, Paris 2023
[5] Richard Hoggart, La culture du pauvre, Les éditions de minuit, Paris, 1970
[6] https://www.gq.com/story/pulling-weeds-with-chris-black-the-indie-sleaze-revival-was-a-mistake
[7]https://www.bfmtv.com/people/cinema/challengers-pauvres-creatures-comment-le-sexe-fait-son-retour-dans-les-films-hollywoodiens_AV-202404240157.html