Pop Life
L’automne dernier, il dévoilait EōN, une appli qu’il a imaginée, laquelle génère de la musique à l’infini. Le pape de l’électro avait-il inventé avec quelques mois d’avance l’électro de confinement ? Coup de fil à l’intéressé, qui nous répond depuis son appartement parisien, son masque à portée de main.
Comment se passe ton confinement ?
La société est divisée en deux : il y a d’un côté le cauchemar des hôpitaux et des gens qui peuvent mourir ; et de l’autre le reste de la population qui est comme anesthésiée, dans un quotidien abstrait, avec un air qui n’a jamais été aussi pur, les canards et les daims qui gambadent dans les rues, les dauphins dans les ports italiens… On est dans un film de science-fiction, avec les drones qui te disent de rentrer chez toi. Personnellement, je suis un confiné né ! Dans mon cas, comme dans celui des autres artistes électro, on alterne le confinement (le studio) et l’extériorisation (les festivals, etc.) : rester chez moi ne me dérange donc pas trop. Le dernier jour avant le début du confinement, j’ai reçu deux super synthés que j’avais commandés. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai pris le temps d’explorer à fond ces nouveaux instruments, c’était assez grisant, je me suis éloigné de l’ordinateur et suis revenu à la manière dont je travaillais au tout début, avant Oxygène.
Tu composes ou c’est un jeu purement gratuit ?
Je compose, si, mais sans but particulier, sans album ou tournée à préparer. Toutes les échéances sont repoussées, et tu te retrouves dans un sas, une bulle… En temps normal, je ne suis pas non plus avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, mais quand même, c’est différent psychologiquement, là ça te redonne une liberté – ça n’a rien à voir de travailler avec un projet précis ou en figure libre. C’est quand même étrange : on a du temps, mais le temps obligé n’est pas le même que celui que l’on vole, et je suis plus habitué à devoir voler du temps pour créer… C’est paradoxal avec ce que je viens de dire, mais je trouve aussi que les journées passent parfois vachement plus vite.
Tu en profites pour redécouvrir des livres, des disques, des films ?
A mort ! Des séries, aussi : Ozark, qui est géniale ; Fargo, complètement dingue ; Too Old to Die Young, absolument démente… Et je revois des films, je bouquine.
Ton application EōN s’avère être la bande-son idéale pour le confinement, non ?
Ça marche bien ensemble ! C’est une idée que j’avais depuis longtemps : toutes les musiques qui existent ont un début et une fin, je voulais concevoir une musique avec une nombre illimité de débuts et pas de fin – une musique qui se déploie comme la vie, où rien de ce qui se passe ne se reproduira jamais. La technologie ne me permettait pas de le faire, jusqu’à ce qu’arrive le monde des applis. Il y a des ponts avec le confinement : l’incertitude du lendemain, du moment qui va venir – ce qui est notre quotidien, mais est exacerbé aujourd’hui, avec le silence ambiant. EōN, d’ailleurs ce n’est pas de l’ambient : l’ambient est souvent monotone alors qu’ici les musiques sont très variées, tour à tour techno, planantes, mélodiques, spé…
Comment se servir au mieux d’EōN durant les trois semaines de confinement qu’il nous reste ?
Ce qui est intéressant, c’est de démarrer l’appli et de voir ce qui se passe. Je sais qu’il y a des gens qui ont écouté EōN jour et nuit pendant une semaine ! Je ne conseille pas de faire ça, je n’ai pas de conseil à donner, mais notre rapport au temps est différent en ce moment, et avec EōN on a aussi un autre rapport aux sons et à la musique. Quand une journée a mal commencé, tu ne peux pas retourner dans ton lit pour te relever du bon pied. Avec EōN, si le début te fait chier, eh bien tu redémarres l’appli et c’est une autre histoire qui commence, dans laquelle tu peux rester autant que tu le souhaites. On ignore ce qu’il y aura, il y a une place pour l’accident. C’est l’antithèse de la playlist, une bonne thérapie à Spotify. J’ajoute qu’on avait choisi de développer l’appli sur Mac et Apple, mais que ça sortira sur Android – que les gens qui sont sur Android ne désespèrent pas ! Et pour finir : l’appli est très bien notée sur internet, un miracle dans le monde des haters, et je lance un concours de remixes dont le vainqueur sera dévoilé le jour du Record Day.
Dernière question : tu crois à un « monde d’après » ou c’est une illusion ?
Ce sera un peu comme un après-guerre : il va y avoir un désir de vivre différemment. Ça ne va pas durer longtemps, mais il va y avoir une fenêtre de six à neuf mois – après, nous reviendrons à nos vieilles addictions… Jusqu’où ce changement pourrait aller, c’est mystérieux. Il ne faut pas oublier non plus que pour la majeure partie de la planète, ça va être extrêmement dur. Quant au secteur de la culture, il est sinistré. Qu’on arrête de penser que la culture est subalterne. Que consomme-t-on pendant le confinement ? La nourriture et la culture. Les livres et les films sont aussi nécessaires que les légumes. Et n’oublions pas les plateformes GAFA, qui se font actuellement un beurre énorme sur le dos du virus : il va falloir qu’elles collaborent à l’effort d’après-guerre, qu’elles mettent la main à la poche de manière substantielle pour faire vivre les gens dont elles exploitent le contenu et qui les enrichissent.
EōN, disponible via Apple App Store (prix : 9,99 €)
Entretien Louis-Henri de La Rochefoucauld