Révélé dans la série culte The Office, John Krasinski a un pied dans le ciné indé, l’autre dans le gros blockbuster qui tâche. Après les deux films d’horreur Sans un bruit, il signe Blue & Compagnie, un Pixar live où il est question d’enfance, de deuil et d’amis imaginaires.
Vous aurez 45 ans cette année et vous avez réalisé près de 60 films et séries TV. Vous semblez être un héros d’action, un acteur de cinéma indépendant et un réalisateur, vous travaillez à la fois pour le cinéma et le streaming. Pourquoi cette frénésie ?
John Krasinski : Bonne question. La vérité, c’est que j’ai gagné à la loterie en obtenant le rôle de Jim Halpert dans la série The Office. J’étais serveur à l’époque quand j’ai décroché ce job dingue que je ne pensais même pas mériter. Comment peut-on mériter quelque chose d’aussi bon et excitant ? Depuis, j’essaie d’être digne de la confiance que l’on a placée en moi et je multiplie les expériences. Ma boîte de production s’appelle Sunday Night (fondée avec son cachet de The Office en 2013 avec Allyson Seeger ; depuis Krasinski a produit des séries dont Jack Ryan, Lip Sync Battle, ou le film Promised Land, ndlr). Je l’ai appelée ainsi parce qu’à mes débuts, j’avais cinq ou six potes et que tous les dimanches soirs, nous nous réunissions. On voulait tous être artistes, mais c’était dur, nous n’avions pas les clés pour être comédien ou réalisateur et nous avions tous des boulots de serveurs, d’assistants… On espérait tous faire quelque chose de grand quand nous en aurions l’opportunité et c’est ce que j’ai essayé de faire.
Showrunner de Lost et de Jack Ryan, Carlton Cuse a dit de vous : « John est la parfaite incarnation du héros postmoderne, intelligent et sensible. Il a ce que j’appelle le facteur Tom Hanks, cette capacité à être familier et rassurant, même dans une histoire ambiguë. »
Quel compliment ! Vous savez, si j’essayais d’être tout cela, j’exploserais en vol. Mais bon, ce que je peux vous dire, c’est que dans ma vie de tous les jours ou ma vie professionnelle, j’essaie d’être le plus honnête possible. À ce propos, j’ai un petit souvenir de The Office. Lors de la troisième semaine de tournage, j’étais toujours incroyablement nerveux. Greg Daniels, le showrunner, est venu me trouver pour savoir ce qui n’allait pas et je lui dis : « Ma blague préférée de tout le show est dans cette scène et je veux vraiment la balancer de façon marrante ». Et il m’a répondu « Mais non, surtout pas, tu ne dis pas tes répliques de façon marrante, tu les balances honnêtement. Et c’est nous, puis le public, qui trouveront ça marrant ou pas ». Je me suis toujours souvenu de ce conseil. C’est pour cela que j’ai accepté de réaliser Sans un bruit. Si j’avais essayé de vous effrayer avec ce film, j’aurais échoué lamentablement. Mon job, c’était de vous raconter l’aventure d’une famille à laquelle vous étiez attaché. Les frissons, c’est le bonus, comme les larmes, si vous les aimiez vraiment… Mon job, c’est vraiment de raconter une histoire honnêtement. Si j’écris quelque chose pour un certain public, ou si j’attends telle ou telle réaction, c’est raté.
Que pensez-vous de l’état du cinéma américain contemporain ? Il y a de moins en moins de films, peu de films d’auteur, d’énormes blockbusters, la compétition avec le streaming…
Ce business est depuis toujours en évolution permanente, il change, se transforme. On parle toujours des années 1970 et on aimerait tous revivre cette période bénie. Seulement, je ne pense pas que le cinéma fonctionne comme une suite de cycles, mais plutôt comme une marée, une énorme vague qui charrie de plus en plus d’éléments. Nous avons une technologie différente, qui transforme tout sur son passage. Quand j’étais môme, nous avions quatre chaînes télé. Nous en avons maintenant 4000 ! Mais il n’y a pas de nostalgie à avoir. À l’époque de The Office, pendant deux saisons, nous étions sous la menace d’un coup d’arrêt à chaque épisode car ça ne marchait pas assez. Puis, les spectateurs ont commencé à acheter des épisodes pour 99 cents pour leurs petits iPod, la série a décollé et NBC n’a eu d’autre choix que de nous signer pour la suite. C’était le début du streaming game…
« APRÈS THE OFFICE, ON NE M’ENVISAGEAIT QUE DANS DES RÔLES COMIQUES… »
C’est la troisième fois que vous mentionnez The Office. Vous pensez que l’on se rappellera toujours de vous comme Jim Halpert ?
Je n’en sais rien, ce n’est pas à moi de le dire. Mais si c’est le cas, je serais le mec le plus heureux du monde. Ça a été la chance d’une vie ! Ce show m’a tout donné, m’a ouvert toutes les portes de ce business. C’était tellement bien écrit, le casting était unique. Je suis conscient que c’est très rare d’avoir autant de chance.
Est-il vrai que lors de votre audition, vous avez dit à Greg Daniels que vous aviez peur que cette adaptation américaine soit un désastre ?
(Il se marre) On m’avait rappelé à New York pour une seconde audition, à NBC. J’attendais et un mec vient me parler en me demandant si je n’étais pas top anxieux. Mais je ne savais pas que c’était Greg Daniels, le showrunner, et je commence à dire quelque chose comme : « Non, je n’ai pas peur, ça marche ou ça ne marche pas ces auditions. Je suis plus terrifié par les personnes qui créent ce genre de shows. Je suis sûr que quelqu’un va fiche en l’air cette série, j’ai l’impression que les Américains ont une énorme expérience pour foutre en l’air d’excellentes séries britanniques avec des remakes ratés ». Et il me répond du tac au tac : « Eh bien, je vais faire de mon mieux », tandis que tout le monde explose de rire autour de nous. Et il se présente. J’étais mort de honte.
C’est pour cette raison que vous avez eu le rôle ?
C’est ce que Greg raconte. Il m’a dit qu’il avait adoré mon honnêteté. Mais attention, je ne pense pas que cela puisse marcher deux fois. N’allez pas voir un réalisateur en lui racontant que son script est nul. Je ne recommande à personne cette technique pour décrocher un job !
C’est vrai que vous avez auditionné pour le premier Captain America ?
Je crois qu’une carrière est aussi bien constituée des films que vous avez fait, comme de ceux que vous n’avez pas tournés. Si j’avais obtenu le rôle de Captain America, je n’aurais jamais réalisé les deux Sans un bruit, je n’aurais pas incarné Jack Ryan… C’est assez vertigineux…
Ça n’a pas marché car vous n’étiez pas assez costaud ?
En partie. Je m’étais mis en forme pour cette audition, mais probablement pas assez. J’ai poussé de la fonte après, et c’est excellent pour la méditation. Mais surtout, si je n’ai pas eu le rôle, c’est que Chris Evans était bien meilleur que moi en Cap.
Vous avez tourné avec Matt Damon dans l’excellent Promised Land, de Gus Van Sant.
Je l’ai coécrit avec Matt. On s’était croisé à L.A. et ça a vraiment matché entre nous. C’est Emily (Blunt, vue dans Le diable s’habille en Prada ou Oppenheimer, sa femme à la ville, ndlr) qui me l’a fait rencontrer, ils avaient joué en ensemble dans L’Agence (de George Nolfi, 2010, ndlr). J’adore Promised Land et avoir bossé avec Gus a été un immense honneur. C’est un de nos plus grands cinéastes.
Et Manchester by the Sea ?
J’ai écrit l’histoire de Manchester by the Sea, c’était mon premier script. Je l’ai pitché à Matt et il devait le réaliser. Comme il était débordé, il l’a donné à son ami Kenneth Lonergan. Je lui ai pitché l’histoire à son tour et il a fait le film, que je trouve absolument excellent.
Mais vous n’êtes pas crédité au générique ?
Non. Ce qui est plutôt étrange, n’est-ce pas ? (long silence)
« LE MONDE SERA CE QUE NOUS EN FERONS. »
À vos débuts, vous vous destiniez à une carrière de scénariste ?
Je suis diplômé en dramaturgie de l’université de Brown, pas loin de ma ville natale Boston. Je voulais enseigner, devenir professeur, mais lors ma dernière année d’études, j’ai pris des cours d’écriture, de creative writing. J’ai adoré, ça m’a ouvert l’esprit, et j’ai vu le monde de façon différente.
Étrangement, après le cinéma d’auteur de Gus Van Sant, on vous retrouve en super patriote musclé dans 13 Hours de Michael Bay.
C’est une idée de la directrice de casting Denise Chamian (elle a travaillé régulièrement avec Bay, mais aussi sur Top Gun Maverick ou Elvis, ndlr). Elle a demandé à mon agent si je voulais bien passer une audition. Après The Office, on ne m’envisageait que dans des rôles comiques et donc je n’avais pas autant d’opportunités que cela. Grâce à Michael Bay, qui m’a choisi pour ce rôle très physique de Marine, j’ai pu avoir accès à d’autres rôles, d’autres films. Ce film a été incroyablement important pour moi et ma carrière. Grâce à 13 Hours, j’ai pu décrocher la série Jack Ryan. Un exécutif de la Paramount visionnait 13 Hours, alors qu’il recherchait l’acteur de Jack Ryan. Et il s’est dit « c’est lui ! » Cette série a changé les neuf années suivantes de ma vie. J’aime le personnage de Jack Ryan depuis mon enfance, aussi bien dans les films que dans les livres. Je ne pense pas que j’aurai une autre chance de jouer un personnage comme celui-ci, j’ai tellement aimé l’incarner. C’était dur de le quitter, malgré les difficultés de tourner une si grosse machine. Mais maintenant que la série est terminée, je crois que l’on va tenter autre chose, peut-être un film…
C’est également Michael Bay qui vous a proposé Sans un bruit ?
Non, c’est son producteur associé, Andrew Form. Il m’a offert le rôle du père de Sans un bruit quand j’étais sur le plateau de Jack Ryan. Le script était très court et je leur ai dit que je n’y connaissais rien en cinéma de genre, ni en films d’horreur, et donc que je ne serais pas vraiment le candidat idéal. Il m’a intimé de lire le scénario, ce que j’ai fait. Emily (Blunt) venait d’avoir notre seconde fille et je me suis dit que je pourrais réécrire le script et essayer d’en faire une métaphore sur la parentalité. Je leur ai dit que je voulais tout réécrire et le réaliser et je ne suis pas certain que c’était ce qu’ils avaient envie d’entendre mais, encore une fois, j’ai eu le job. Je me pince encore pour y croire !
J’ai toujours voulu vous poser cette question sur la scène choc de Sans un bruit : pourquoi il y a-t-il au milieu de l’escalier immaculé de la cave un magnifique clou de 25 centimètres qui semble tout droit sorti de La Passion du Christ et qui, bien sûr, pointe vers le haut ?
(Rires) Je ne sais pas comment c’est rangé chez vous, mais à la maison, j’ai pas mal de clous qui trainent et qui semblent attendre leur moment…
Le film a été un énorme succès, je crois ?
Incroyable ! Jamais Emily ou moi n’aurions pu l’imaginer. Et ça a été bien sûr un nouveau tournant dans ma carrière. Grâce à ce film, j’ai pu devenir metteur en scène et avoir accès à de bien meilleurs projets. Avec Sans un bruit, les producteurs prenaient un risque en me donnant ma chance. Depuis, ils ont l’air de me considérer autrement. En tout cas, c’est grâce au succès de Sans un bruit que j’ai pu réaliser Blue & Compagnie. La Paramount m’a demandé ce que je voulais tourner, j’ai répondu un film sur les amis imaginaires, ils m’ont dit banco !
Comment vous est venue l’idée du scénario ?
J’ai commencé à penser à cette idée d’ami imaginaire il y a plus de dix ans et je me suis dit que j’aimerais bien en faire quelque chose. Ça n’avançait pas, mais quand j’ai eu mes enfants, j’ai découvert un nouveau monde. Quand elles se battaient avec des dragons ou qu’elles faisaient une tea party, mes filles le vivaient à fond, elles étaient ailleurs et j’adorais assister à cela. Pendant le Covid, elles ont commencé à changer, à être plus dans la réalité, et elles se demandaient si on allait s’en sortir. Et là, je me suis dit que je tenais mon film : Blue & Compagnie ne serait pas un film sur des créatures adorables, mais une suite de capsules temporelles sur nos rêves, nos espoirs, nos ambitions… On invente nos amis imaginaires quand notre imagination est la plus fertile, et puis, nous nous éloignons de notre enfance. Et donc le film est autant sur l’enfance que sur l’âge adulte et j’espère qu’il plaira à tous les publics.
Vous avez fait ce film avec votre famille, vos amis : Emily Blunt, bien sûr, Steve Carell, Matt Damon, Richard Jenkins, Sam Rockwell…
La plupart de mes amis sont dans ce film. Mais s’ils ont dit oui si vite, c’est que le sujet leur a parlé, qu’ils aient des enfants ou pas.
Un mot sur l’actrice principale, Cailey Flemming, née en 2007, vue dans Star Wars ou Walking Dead.
À un moment, je me demandais si je parviendrais à trouver une actrice aussi jeune pour un rôle aussi complexe. Dès que Cailey est venue auditionner, l’air de la pièce a changé. Elle est incroyablement talentueuse, mais elle est également très cérébrale, très intense. On l’a auditionnée 20 minutes et elle m’a fait pleurer. Je savais que j’avais mon actrice.
Que pensez-vous du titre français, Blue & Compagnie (aux États-Unis, le film s’intitule If, comme « Imaginary Friends », ndlr) ?
Je viens d’apprendre ça. Le titre français fait peut-être également référence aux amis imaginaires…
Avez-vous vu The Fall Guy (énorme superproduction d’action et d’humour avec Emily Blunt) ?
Non, pas encore. Et vous ?
Oui.
Alors, vous en avez pensé quoi ?
C’est très drôle, très spectaculaire, et Emily est vraiment badass, elle balance de sacrées droites.
Ah génial, je vais lui dire.
Êtes-vous engagé politiquement et que pensez-vous de cette période troublée ? Est-ce à cause de cette situation que vous avez réalisé ce feel good movie ?
Le monde sera ce que nous en ferons. J’ai écrit Blue & Compagnie alors que tournais le show Some good News, pendant la pandémie. Et j’étais persuadé que la positivité nous transformerait, que nous avions besoin de chaleur et d’espoir pendant ce terrible moment. Pareil pour ce que nous vivons en ce moment, nous avons tous besoin d’un sourire, d’un hug, non ? Nous sommes dans les ténèbres, mais avec Blue, j’aimerais apporter un peu de lumière.
Blue & Compagnie de John Krasinski
Sortie en salles le 8 mai
Entretien Marc Godin