Son récit d’émancipation sur fond de cannibalisme, Grave, débarque en salles précédé d’une hype stratosphérique. Mais le premier film de Julia Ducournau pourra-t-il faire autant bouger les lignes ?
Julia, depuis sa présentation à la Semaine de la critique en mai dernier, Grave est passé de petit phénomène cannois à grosse sensation du cinéma français. Ça t’a pas un peu submergée ?
Submergée, c’est peu de le dire. J’essaie de rester à mon niveau, de garder la tête froide, d’autant plus que le film n’est encore sorti nulle part… Mais bon, c’est vrai que tous ces retours vraiment enthousiastes sont troublants, d’autant que c’est un drôle d’objet qui ne ressemble à rien de très connu. Mais pour l’instant ce n’est que l’avis des gens de l’industrie, de journalistes, d’un public assez pointu qui vient en festival à la recherche de films un peu étranges…
J’ai l’impression que tu as une conscience très aiguë de la manière dont tu veux apparaître dans les médias, avec ce look très étudié, le lexique que tu utilises dans les interviews à propos de Grave…
J’ai vraiment conscience de ce que Grave provoque chez les gens, en bon comme en mauvais d’ailleurs. Donc j’essaie de choisir des termes assez précis lorsqu’il faut évoquer ce projet. Vu qu’il est inclassiable, c’est moi qui suis le plus à même de le décrire, puisque je l’ai fabriqué. Alors oui je fais très attention dans le choix des mots, je suis même super intransigeante là-dessus, parce que je ne veux pas qu’il y ait tromperie sur « la marchandise ». J’insiste par exemple beaucoup pour qu’on ne dise pas que c’est un film d’horreur. Les gens qui viendront le voir pour avoir peur vont être terriblement déçus. C’est vraiment un film « cross-over ». Après pour ce qui est de mon image, j’avoue que je ne sais pas trop quoi te dire là-dessus…
Tu sembles la bosser avec pas mal de soin, mais ça n’a rien d’une critique : le look fait aussi partie de la mystique d’un metteur en scène. Ce n’est pas réservé qu’aux rockstars.
Ça n’a rien de conscient, très honnêtement. Ca fait des années que je m’habille en noir, je suis beaucoup plus à l’aise comme ça, voilà tout. Ce n’est pas du tout pour devenir une tête de gondole ou une icône pour magazine, ce look. De toutes façons, je ne veux pas rentrer là-dedans, je ne veux pas réfléchir en termes de « mystique » comme tu dis, je serais bien bête de le faire en ayant tout juste réalisé un seul long. Quitte à paraître chiante, c’est plutôt la valeur travail qui m’obsède : me démener et bosser comme une dingue pour être fière de mon prochain film.
Le fait que le film ait beaucoup voyagé à travers le monde et qu’à chaque présentation le buzz gonflait un peu plus ne t’a jamais effrayée ?
Pas vraiment, pourquoi ? J’aurais dû ?
Ça peut en un sens fragiliser le film. Moi, je l’ai découvert en n’en attendant rien et j’ai été cueilli. Mais je me pose la question du point de vue des gens à qui l’on dit depuis presque un an que c’est une bombe. Grave peut-il survivre à cette hype ?
Je n’ai aucun contrôle là-dessus donc je ne cherche même pas à y refléchir. Si je commence à m’inquiéter à ce sujet, je deviens dingue. Je suis assez control-freak, donc les choses sur lesquelles je n’ai aucune prise, je préfère les oublier. Dans ce cas-là, je m’en remets aux spectateurs, je leur lâche le bébé, moi j’ai fait ce que j’avais à faire…
Tu aimes définir Grave comme un film « cross-over », mais il serait au carrefour de quoi exactement ?
Ça serait ennuyeux d’énumérer les points de rencontre, disons que c’est un film « hors-case » où, si tout se passe bien, tu vas rire, être ému, être étonné, voire choqué. Dès l’écriture, les gens, c’est-à-dire les décideurs, ont tendance à mettre ton film dans des cases pré-établies, et ça, c’est un vrai problème, ça empêche même certaines œuvres d’exister dans notre système.
FRANÇOIS GRELET
JULIA DUCOURNAU HABILLÉE PAR CHANEL ET PHOTOGRAPHIÉE PAR THOMAS LAISNÉ
L’intégralité de l’entretien dans Technikart #210, mars 2017
https://youtu.be/TElJs93LLs8