À Cannes, Karla Sofía Gascón a décroché le prix d’interprétation féminine pour son rôle dans Emilia Pérez. Absolument sublime dans la comédie musicale de Jacques Audiard, co-produite par Saint Laurent Productions, elle a subjugué les cinéphiles, et fait hurler la vieille France rance.
« Que tal ? » Quand l’ouragan Karla Sofía Gascón débarque à Technikart début juin, c’est dans le cadre de deux jours de promo express à Paris pour Emilia Pérez, la magnifique comédie musicale signée Jacques Audiard. Elle arrive d’un rendez-vous avec Rachida Dati (« ma fan numéro un »), embrasse copieusement toute l’équipe, et tombe dans les bras de son réalisateur, Jacques Audiard, qu’elle appelle « Yack ».
Avant son prix d’interprétation (collectif) à Cannes, Karla Sofía Gascón était complètement inconnue en France, alors que le public espagnol l’adore. Née à Madrid en 1972, elle réalise très jeune qu’elle est une femme trans. « Ce changement, je voulais le faire dès l’âge de 4 ans, mais je suis née dans un pays qui sortait à peine de la dictature, où ce genre de choses n’était pas envisageable, pas même imaginable. ». Désirant être actrice, elle apparaît à la fin des années 1980 dans des pubs et séries B. Elle joue dans un téléfilm, une série pour la BBC, des telenovelas diffusées dans toute l’Amérique latine. Au Mexique, en 2013, elle fait un triomphe dans la comédie Nosotros, los Nobles (2013).
En 2018, Karla a 46 ans. Elle décide de faire son coming-out trans, et publie le livre Karsia, una historia extraordinaria, inspiré de sa transition. Elle participe au MasterChef local, devient une icône, avant son prix à Cannes où elle va déclarer, en larmes : « Je dédie ce prix à toutes les personnes trans qui souffrent et ont tant souffert. Je veux que ces personnes arrivent à croire, comme dans Emilia Pérez, qu’il est toujours possible de s’améliorer, que chacun peut devenir une meilleure personne. Donc, vous tous qui nous avez fait souffrir, il est temps aussi que vous changiez, cabrones. »
J’ai pleuré deux fois cette année à Cannes. La première quand je vous ai vue dans Emila Pérez, la seconde lors de votre discours pour le prix d’interprétation. Karla Sofía Gascón : Muchas gracias, mi querido. C’est important pour moi que vous ayez pleuré, plus que les applaudissements lors du prix.
Vous êtes originaire d’Andalousie ?
Mes parents sont de Cordoue, je suis quasiment Andalouse. Il y a un olivier chez moi, en hommage à l’Andalousie.
Parlez-moi de vos débuts.
J’ai eu la chance ou la malchance de commencer très jeune, à 16 ans, avec des jobs de figurante, où je tenais une hallebarde, avec parfois un tout petit texte. J’ai beaucoup appris en tournant ces films, ces émissions, ces pièces… Je n’ai pas fait d’école car mes parents n’avaient pas d’argent, mais surtout, j’ai fait l’erreur d’essayer de plaire aux gens, en copiant, en m’inspirant des autres. Cela m’a pris pas mal de temps pour trouver ma voie, mon jeu d’actrice et me trouver moi-même. J’ai travaillé pour la BBC, à Londres, sur une très belle série, Isabel, puis en Italie, sur Canale 5 et la RAI, j’ai bossé avec une marionnette qui faisait du rap, un job que j’ai adoré.
Puis il y a le départ au Mexique avec votre femme et votre fille, et le succès du film Nous, les nobles.
Je suis véritablement tombée amoureuse du Mexique mais ce n’était pas réciproque. J’étais sur le point de repartir en Espagne car ça ne marchait pas du tout pour moi. J’étais en larmes dans un taxi et j’ai reçu un coup de fil me proposant un rôle de gitan dans une telenovela intitulée Corazón Salvaje (Cœur sauvage). J’ai adoré ce rôle car je montais à cheval, je me battais, un vrai rôle de mec dur à cuire, très éloigné de moi. Puis j’ai enchaîné les succès jusqu’à Nous, les nobles, qui a battu tous les records de recette au Mexique. Je jouais le méchant et j’ai tellement aimé ça…
Combien de temps êtes-vous restée au Mexique ?
Une quinzaine d’années, et je fais encore des allers-retours. Après ma transition, le premier rôle que j’ai eu, c’était dans une série mexicaine, Rebelde, pour Netflix, dans laquelle j’ai tourné deux saisons. Par rapport à ma transition, en 2018, je me suis dit que c’était maintenant où jamais. J’avais réalisé mes objectifs professionnels, j’ai eu ma fille, j’avais écrit un livre, je me suis dit que je devais le faire maintenant ou je ne le ferais jamais. J’ai pris le risque d’enterrer ma carrière, je suis passée par une période très sombre, mais tout commence à s’éclaircir.
À propos de cette transition, vous parlez d’un « immense bordel », vous évoquez du harcèlement et même des menaces de mort… Comment avez-vous fait pour survivre à ce déchaînement de haine ?
Mi querido, j’ai reçu des menaces de mort juste parce que j’existais… Mais je suis vraiment une personne qui ne se laisse pas faire, je refuse de me laisser démonter ou influencer. Au début, j’essayais de montrer aux haters qu’ils avaient tort, mais j’ai réalisé que, quoi que je dise, cela ne servait à rien, ils sortaient toujours que les trans étaient des dangers pour les enfants, que l’on faisait peur aux gens aux toilettes, que l’on volait les récompenses des athlètes femmes dans les compétitions sportives… Ces reproches, cette haine envers les trans, j’ai décidé d’en faire mon carburant, mon Super 98 : plus on me descendait, plus je grandissais, plus on me critiquait, plus je devenais forte. Avec le prix à Cannes, je suis encore plus heureuse d’être devenue la cible de toujours plus de personnes malveillantes, j’ai fait le plein de carburant pour un bon moment. Je vais être encore plus forte qu’avant.
Ce déferlement de haine sur Twitter est tout bonnement hallucinant.
Nous, les trans, sommes les nouveaux boucs-émissaires. Avant, c’étaient les gens de couleur, les femmes, les homos. J’ai réussi à surmonter les embûches sur mon chemin. Tout n’a pas toujours été facile pour moi, j’ai même failli me suicider, je recevais tellement de haine, je ne n’en pouvais plus. À un moment, j’ai pensé que je travaillerais plus, et qu’il ne me resterait que la prostitution, profession à laquelle les trans sont toujours réduits. Mon second livre, le roman Garcia, une histoire extraordinaire a été une catharsis. J’ai réalisé qu’il y avait plein de choses positives dans ma vie et le calme est revenu après la tempête. Il me fallait, encore une fois, dépasser tout ce que j’avais fait auparavant.
Avant Emilia Pérez, vous connaissiez Jacques Audiard ?
Je connaissais un peu les films de Jacques, notamment Les Frères Sisters, mais je n’avais pas réalisé son importance. Il est talentueux, respectueux, c’est un immense cinéaste. Nous avons eu une collaboration magnifique et je lui ai confié des choses très intimes sur moi. Jacques m’a laissé énormément de liberté, de créativité, j’ai pu m’impliquer dans toutes les étapes du film ! Très intelligemment, Jacques prend ce qu’il y a de meilleur chez ses collaborateurs et l’intègre au film.
Je crois savoir qu’il ne voulait pas que vous interprétiez le narcos du début, avec ses tattoos sur le visage et ses ratiches en or, avant sa transition.
Non, Jacques ne voulait pas que je joue Manitas et je n’arrivais pas à le convaincre. On a fait beaucoup de tests, son apparence a beaucoup évolué pendant la préparation du film. Et Jacques a bien sûr choisi l’apparence la plus monstrueuse. Mais ça m’intéressait, je voulais me frotter au personnage masculin, à ses conflits, ses failles, ses difficultés…
Est-ce que vous vous reconnaissez dans la phrase du film prononcé par votre personnage : « Aimez-moi comme je suis» ?
Oui ! À 100 % !
Pour vous, c’est le film de tous les défis : vous chantez alors que ne saviez à peine le faire, vous dansez un peu, même si vous avez déclaré « bouger comme RoboCop », il vous a fallu maîtriser l’accent mexicain.
J’ai eu très peur au début car je ne suis pas à l’aise en chant, ni en danse. J’ai donc fait une petite prière à la Vierge. Mais chacun avait une conception différente du film. Damien [Jalet], le chorégraphe, voulait que tout passe par le mouvement. Camille, qui me donnait des cours de chant, voulait que le chant soit prépondérant. Et moi, je voulais tout tirer vers la comédie, je voulais faire un remix de Mr Bean et que tout le monde éclate de rire quand j’étais à l’écran… Jacques a harmonisé le tout, a offert de beaux numéros de danse à Zoe, qui est, contrairement à moi, une excellente danseuse.
« J’AI MON PRIX, PERSONNE NE POURRA ME L’ENLEVER. »
À Cannes, vous avez obtenu le prix d’interprétation. Aviez-vous compris que c’était un prix collectif ?
Très sincèrement, je n’avais pas compris que c’était un prix collectif pour Zoe Saldana, Adriana Paz, Selena Gomez, et moi (rires). Mais je leur ai rendu hommage. Je suis très contente pour nous, nous méritons ces récompenses, et moi, j’ai mon prix, le premier pour une actrice trans, et cela, personne ne pourra me l’enlever.
Depuis, les haters se sont une nouvelle fois déchaînés sur les réseaux. Marion Maréchal Le Pen a même déclaré que vous aviez pris la récompense d’une femme…
C’est toujours la même chose, je savais que j’allais recevoir des torrents de haine après ce prix et mon discours. Mais si je dois faire face à l’hostilité, je reçois aussi énormément de soutien. Il y a une belle lutte entre l’obscurité et la lumière. Et je suis prête au combat, je ne me laisserai pas faire. Six associations de défense des droits des LGBT+ ont décidé de porter une plainte conjointe contre Marion Maréchal Le Pen, à la suite de son message transphobe sur X (« C’est donc un homme qui reçoit à Cannes le prix d’interprétation… féminine. Le progrès pour la gauche, c’est l’effacement des femmes et des mères »). Ces ONG m’ont demandé de me joindre à elles pour que cela ait plus de poids. Et nous avons porté plainte pour « outrage sexiste ». Mais tu sais, ce matin, j’ai rencontré une jeune femme trans qui m’a serrée dans ses bras et qui m’a remerciée pour ce que j’avais fait (soudain, sa voix se brise, une larme perle sur sa joue, ndlr). Et cela, c’est bien plus important que les petits Le Pen dégueulasses, planqués derrière leurs claviers. Ils peuvent aller bien se faire foutre !
Emilia Pérez de Jacques Audiard
Sortie le 21 août
Entretien Marc Godin
Photos Axel Vanhessche