Le fondateur de Wild Bunch, la société aux manettes de six des quinze dernières Palme d’Or à Cannes, Vincent Maraval est le co-producteur de La Vie d’Adèle, film d’Abdellatif Kechiche maintes fois primé. Il revient sur les polémiques qui poursuivent le réalisateur.
L’enquête sur le tournage du dernier Kechiche (Mektoub My Love) est à retrouver dans le numéro d’été N°233 de Technikart en kiosque.
Vous avez co-produit La Vie d’Adèle (2013). C’est comment de travailler avec Kechiche ?
Quand il est venu nous voir pour produire La Vie d’Adèle, on lui a dit que c’était mieux qu’il soit également co-producteur pour qu’il gère la fabrication du film selon ses méthodes à lui. En prenant seuls en charge la fabrication, on avait peur de lui amener quelque chose de trop carré, trop formaté.
Pourquoi vous ne l’avez pas suivi sur Mektoub My Love ?
On a commencé à travailler ensemble dessus, on avait fait des repérages et il voulait qu’on reproduise le même système de co-production. Mais on n’avait pas le temps à ce moment-là. On était à Cannes, il avait besoin de prendre des décisions vite et il demandait beaucoup de temps de tournage. Nous, on est avant tout distributeur et vendeur : produire, c’est exceptionnel. Le timing ne collait pas, et pour avoir déjà travaillé avec lui, on sait l’attention qu’il demande. En gros, on a dit qu’on n’en était pas capable.
Sa méthode de tournage est-elle si fastidieuse que ça ?
Kechiche, il cherche beaucoup, donc il travaille longtemps. Le problème, c’est que dans le cinéma, pour des questions de budget, il y a des horaires très précis avec un temps de tournage précis. Mais lui ne peut pas s’exprimer dans ce cadre-là donc il faut s’organiser pour que le temps de tournage puisse être extensible.
Sa recherche de vérité dans le jeu de ses comédiens tient- elle à ce temps de tournage parfois très long ?
Oui, il ne s’en tient jamais au script qui n’est qu’une indication. Il détecte des choses chez les acteurs, développe des personnages ou en réduit d’autres… C’est comme une arborescence, il démarre du tronc et il laisse certaines branches pousser. Si on veut obtenir le maximum de son art, le défi c’est de lui organiser des espaces de dépassement du temps. Et c’est parfois compliqué, dans le cadre d’une production qui est de toute façon délimitée.
« IL EST D’UNE BIENVEILLANCE ABSOLUE…»
Et vous comprenez que cela puisse être compliqué aussi pour des comédiens, notamment sur des scènes de sexe ?
Je ne suis pas sûr que les scènes de sexe soient celles qui lui prennent le plus de temps. Avec Kechiche, c’est difficile pour un comédien de se projeter, puisqu’ils tournent sans trop savoir à l’arrivée ce qui va rester dans le film. Autant sur La Vie d’Adèle que sur Mektoub My Love, le problème pour eux c’était de ne jamais savoir quand ça va finir. Pour Kechiche, la complexité vient de la réforme de la convention collective qui n’est pas adaptée à sa méthode. Je lui conseillerais même de ne plus tourner en France.
Quel est le problème de cette convention ?
Le même que pour un modèle d’un sculpteur qui doit rester plusieurs heures dans la même position. La convention collective normalise quelque chose qui ne l’est pas. L’art ce n’est pas normal. Pour un réalisateur, attendre que ses comédiens lui donnent ce qu’il veut entre 8h et 12h, et de 14h à 18h, c’est impossible. Abdellatif, il a besoin que ses comédiens vivent ce qu’ils font, il y a un côté presque colonie de vacances. Et d’ailleurs c’est ce qu’ils ont aimé, avec les tensions que ça crée de travailler ensemble pendant longtemps. Mektoub My Love, c’est deux ans de tournage, au bout d’un moment il y a des gens qui ne peuvent plus s’encadrer.
Vous pensez que son cinéma sera mieux accueilli s’il tournait aux Etats-Unis par exemple ?
Aux Etats-Unis c’est très encadré par les syndicats, les unions, qui sont encore plus rigides que la France. Sauf que là-bas, tout se paie, à partir du moment où on passe un deal avec les syndicats on peut tourner jusqu’à six jours par semaine. Chez nous, c’est cinq et avec des horaires plus courts. Mais dans beaucoup d’autres pays, ça serait plus simple. En Chine, quand je faisais Purple Butterfly (Lou Ye, 2004) avec Zhang Ziyi, elle tournait 36 heures d’affilée. Elle dormait sur une chaise entre deux scènes et jamais elle ne s’est plainte. C’était comme ça, c’est une performance.
« CLOUZOT, LUI, METTAIT UNE CLAQUE AUX ENFANTS. »
Les Français auraient donc oublié que le cinéma est un art avant tout ?
C’est là le problème, le cinéma est un art et une industrie à la fois. En effet, dans le cinéma français, on applique des règles qui sont très proches de l’industrie et très contraignantes tout en étant légitimes d’après moi. Mais c’est vrai que quand on fait des films russes, chinois ou japonais, il y a plus de place pour la création. En France, le cinéma est considéré comme un emploi comme un autre, ailleurs c’est un métier spécial, presque un privilège.
Comment réagissez-vous face au témoignage de cette figurante qui dit s’être sentie « vulnérable » sur le tournage ?
Il se passe sur un tournage ce qui se passe dans la vraie vie, pareil. Il y a des gens qui se draguent, certains se comportent mal, d’autres bien, mais sur tous les tournages vous aurez des histoires comme ça. Avant, ça faisait partie de la vie des tournages et ça restait sur le tournage, on gérait ça en interne. Aujourd’hui ça devient : « Je l’ai mal vécu ». On vit dans une époque assez dingue.
Mais ces comportements ne sont-ils pas condamnables dans la vie comme au cinéma ?
Bien sûr, et il y a des lois ! Il faut porter plainte quand la loi est enfreinte, mais je ne pense pas que les mauvais comportements soient encouragés par Abdel. J’ai assez vécu à ses côtés et je pense le connaître : sur ses plateaux il est ultra secret, seul, il ne parle pas, il est dans son coin, il se pose des questions avec son chef opérateur… Même sur Mektoub My Love, j’ai une copine qui bosse avec lui, elle est passée par tous les états : « Je le hais, je l’adore, je le hais ». Là, je viens de finir un tournage et on a droit aux mêmes histoires, il y a les mêmes tares de la société et elles sont condamnables. Peut être que sur un plateau de Kechiche, ça peut arriver plus souvent parce que c’est plus long et donc plus exacerbé, et surtout il prend des jeunes comédiens qui n’ont pas encore les codes. Je peux croire qu’on mette des mains au cul entre acteurs, techniciens, etc., mais pas que Kechiche encourage ça. J’ai connu des réalisateurs ultra-pervers qui provoquent des choses, il n’en fait pas partie. Il vit les tournages comme une fête, il veut que les gens soient heureux, et il prend des inconnus car il veut qu’ils n’aient pas le métier avec eux. Sur La Vie d’Adèle, il aurait aimé que Léa se débarrasse de son métier, et très vite il s’est aperçu que c’était trop automatique, trop cadré. Henri-Georges Clouzot, pour faire pleurer les enfants, il leur mettait une claque, c’était comme ça à l’époque, et il disait « vous filmez maintenant ». Certains le font encore.
Comment Kechiche obtient-il ce réalisme de ses acteurs ?
Il n’aimerait pas que je le dise, mais ce qu’il veut c’est faire vivre les acteurs deux mois avant. Il les écoute, leur pique leurs histoires, il élabore ses scénarios comme ça puis il répète beaucoup. Il l’a fait aussi avec La Vie d’Adèle et le désamour entre lui et Léa vient probablement du fait que c’est plus facile d’obtenir cette quantité de travail avec des acteurs débutants qu’avec des acteurs qui ont déjà beaucoup tourné dans un cadre plus conventionnel. Ces deux mois où les acteurs vivent ensemble font office de répétition et de préparation, puis il tourne un peu, laisse tomber, retourne un peu. Puis il les abandonne, il n’est plus là. Et s’il se passe des trucs, il se planquera plutôt que de régler un conflit car il déteste ça. J’entends beaucoup de choses sur lui mais je ne reconnais pas celui avec qui j’ai bossé. La seule qui m’a dit du mal de lui, c’est Léa Seydoux, et je sais que c’est un rendez-vous manqué, ils ont fini par se haïr parce qu’ils ne faisaient pas le même film.
Ce qui s’est passé avec Léa Seydoux à l’époque de La Vie d’Adèle est-il comparable à l’absence d’Ophélie Bau pendant la projection d’Intermezzo cette année à Cannes ?
Je sais très bien ce qui se raconte sur Kechiche. Sur La Vie d’Adèle, 80 % était faux. Au départ, il fait le film pour elle, il a changé de centre d’intérêt en tournant. D’ailleurs dans le script original, le film s’arrête à la moitié, il n’y a pas toute la partie où Adèle est institutrice, avec des enfants, etc. En fait c’est Adèle qui l’a fasciné, donc il a étendu son rôle et changé le titre initial qui était Le bleu est une couleur chaude (en référence aux cheveux bleus de Léa Seydoux dans le film, ndlr). Léa l’a très mal pris, ce que je peux comprendre. Tout ce qu’elle a raconté après la sortie du film était guidé, légitimement ou pas, par cette colère qui lui a fait dire tout ça.
Pourtant Adèle Exarchopoulos disait la même chose…
Je leur avais demandé à toutes les deux, que s’est-il passé pour que vous vous lâchiez comme ça dans cette interview publiée dans Première ? Adèle me dit : « C’est vrai on déconnait en disant “Qu’est ce qu’on a souffert sur ce tournage”, on faisait les vieilles combattantes qui révisaient le tournage, “Tu te souviens quand il t’a forcée à lécher ma morve qui sort du nez, c’était horrible”. » Lui, comme d’habitude, ne voulait pas réagir. Mais tout le monde sait comment il travaille. Les seules plaintes sur le tournage sont venues au moment du dépassement de tournage de la part des techniciens qui voulaient re-négocier leurs salaires, ce qui était normal et que l’on a résolu, mais jamais des comédiens sur Kechiche. En revanche, on ne parle jamais des plaintes de Kechiche sur ses comédiens ou sur les techniciens, parce que lui préfère garder ces problèmes-là dans l’intimité du tournage. Mais nous, nous savons.
Comment Léa Seydoux a t-elle réagi pendant la projection de La Vie d’Adèle à Cannes ?
Elle savait exactement ce qu’elle avait tourné, mais elle hésitait à rester pendant la projection. Je comprends que l’on puisse ne pas avoir envie de se voir sur grand écran dans des scènes de sexe devant 3 000 personnes, avec le public cannois en plus. Pendant la projo, je disais à Léa : « Tu prends ma main et tu la serres très fort si tu stresses trop. »
Ce deuxième volet de Mektoub My Love n’est pas loin d’être classé pornographique quand même…
J’ai produit Love (2015) de Gaspar Noé, ces trucs-là, je les connais.
Ca a fait beaucoup moins de bruit…
Vous rigolez ! On a eu un mec d’une asso d’extrême droite, Promouvoir (André Bonnet, ndlr) qui en fait son sport depuis 15 ans. La première fois que je me suis confronté à lui, c’était pour Baise-Moi (Virginie Despentes, 2000). Régulièrement il essaie de faire interdire des films dans lesquels il y a du sexe explicite, et il a presque toujours réussi. Il est le seul membre de l’asso, c’est un ancien avocat fiscaliste radié du barreau. Avec lui, la polémique a duré trois semaines sur Love, la ministre de la Culture Fleur Pellerin avait dû intervenir et la loi a changé suite à ça. Le film d’Abdel héritera d’une classification moins de 16 ou 18 ans, mais il doit être exploité dans les salles. S’il est classé X, alors on a vraiment fait un recul par rapport aux années 70-80.
En l’occurrence, ce sont les comportements de Kechiche et de ses équipes qui sont pointés du doigt dans ces témoignages.
Si vous prenez toutes les actrices qui ont tourné avec Abdel, à part Léa Seydoux, elles retourneront avec lui dès qu’il les appelle. Adèle Exarchopoulos, Hafsia Herzi, Sara Forestier… Elles ne jurent que par lui. Je veux bien que sur Mektoub, il se soit passé un truc, mais le problème c’est que j’ai l’impression qu’avec lui on met du malsain partout. J’ai quand même traîné deux ans avec Abdellatif, et pas seulement en tournage, on était en distrib’, on a fait la tournée mondiale de La Vie d’Adèle… Abdel, c’est exactement le personnage joué par Shaïn Boumedine dans Mektoub, celui qui regarde les mecs draguer les minettes et n’ose pas. Après, que les filles disent qu’il les filme en attendant qu’elles lâchent un moment de vérité, oui, il attend des moments de vérité et c’est son cinéma ! Il prend du plaisir à voir que l’actrice lâche quelque chose. C’est comme ça qu’il espère casser le métier, en montrant quelque chose qu’il n’a jamais vu ailleurs. Il est comme un sculpteur ou un peintre. Sophie Marceau dans Police (1985), elle a craqué et dit que Maurice Pialat l’avait poussée à bout. Abdel, ça ne correspond pas du tout à tout ce truc nauséabond qu’on essaie de lui mettre dessus au niveau sexuel.
N’est-il pas un peu facile de le comparer systématiquement à un sculpteur parce qu’il filme des culs ?
Oui, mais là vous êtes dans la critique de cinéma. Critiquer cet aspect-là, je trouve ça effarant. Abdel m’a dit qu’il avait fait Intermezzo en réaction à cette époque puritaine, je le comprends. Si un metteur en scène aime filmer des culs pendant trois heures, ce qui a été le cas de Fellini avec les poitrines féminines notamment dans La Cité des Femmes, il en a le droit. Vous envoyez le script de La Cité des Femmes aujourd’hui à Canal ou France 2, non seulement on vous le jette à la gueule, mais on vous dit vous êtes un criminel, on va vous dénoncer. Lui en effet il aime et l’assume, la forme féminine, il aime les magnifier au cinéma. Ophélie Bau, quand je la vois dans Mektoub My Love : Canto Uno, elle n’est pas immédiatement belle, et pourtant il la sublime. D’ailleurs à la fin, il y a deux mannequins russes qui doivent être très belles dans la vie mais là, elles apparaissent d’une fadeur absolue. Notre époque nous culpabilise par rapport à ça, c’est comme si on reprochait à Tarantino ou De Palma leurs scènes de tortures. Le cinéma est un art du fantasme. Je l’ai vécu avec Gaspar Noé, j’ai tout entendu sur lui, que ça doit être un malade mental, un pervers. Ca fait 20 ans que je vis à ses côtés, c’est un des mecs les plus normaux au monde, limite moraliste.
Donc leur art est un exutoire ?
Exactement.Abdel aime manger et discuter d’art, de peinture, de littérature plus que de cinéma. Il est d’une bienveillance absolue avec ses acteurs, il s’assure que tout le monde soit bien traité. Vous avez vu la conférence de presse de Cannes, il passe son temps à tout renvoyer sur ses acteurs.
Sauf qu’il les empêche de parler.
Parce qu’il n’aime pas parler de sa méthode. D’ailleurs il sera furax de lire que j’en dis un peu. Dans Sorry We Missed You (2019) de Ken Loach qu’on a co-produit, il y a une petite fille qui pleure à table que je trouve stupéfiante. J’ai demandé à Ken Loach comment il avait fait pour l’avoir, il me donne le truc. Abdel non. Il déteste ça. Quand on a parlé d’Intermezzo avec lui, il me dit : « Ce qui m’emmerde c’est que le travail de mes acteurs ne soit pas souligné, tout tourne autour de moi. » Il sait ce qu’il va se prendre dans la gueule, il n’est pas dupe. Mais je l’ai toujours connu très protecteur envers ses acteurs. Il est timide et très mal à l’aise avec les médias. On a eu quelques prises de becs avec lui à ce sujet, il estime que le film se suffit à lui-même et qu’il n’a rien à ajouter, ce qui est chiant pour la promo.
Par Baptiste Manzinali