2023 est décidement son année. Elle remporte l’émission Drag Race France, subjugue les médias et présente son spectacle partout en France. Nous avons retrouvé Keiona en pleine montée de buzz. Interview sans fard.
Avant de devenir la queen de la Drag Race France, tu as commencé en faisant du vogue fem sur les scènes des ballrooms. Comment en es-tu arrivée au drag ?
Keiona : Lorsque je suis arrivée dans la ballroom, c’était le tout début, donc on n’était pas beaucoup. Gigi, Vinii, moi… Au départ, le phénomène était tout petit. Les premiers événements qu’on faisait, c’était dans les salles de danse. On était à peine une quarantaine de personnes. Les premières ballrooms ont commencé en 2011 et, dès 2012, j’ai commencé à participer en drag. C’est surtout venu par envie. Assez instinctivement, j’ai eu envie de me déguiser et de créer un personnage, un alter ego, féminin.
Tu as battu le record mondial de la candidate la plus souvent dans le haut du classement lors de cette saison. Tu affrontais pendant la finale Mami Wata, qui fait partie de la ballroom, et un des juges de cette saison n’est autre que Kiddy Smile. La ballroom ne serait-elle pas la meilleure des école ?
Oui je dirais que c’est sûrement la meilleure des écoles. Dans la ballroom, à chaque événement, il y a un thème. Et en faisant du drag, j’ai dû commencer à créer des personnages différents pour chaque thématique de ball, comme dans l’émission. En fin de compte, on peut dire que j’avais déjà fait mon propre Drag Race dans la ballroom ! Ça m’a beaucoup formée. Dès le début, je recherchais tout ce que j’aimais ou je n’aimais pas porter… Je suis aussi allée dans les catégories Face, Runaway… La House of Revlon était une des premières dans la Fem, au tout début, on n’était vraiment pas beaucoup.
Le drag a pris une véritable ampleur depuis quelques années, notamment grâce à sa grande adaptabilité et pluralité envers les pratiques artistiques qu’il propose. La ballroom, dont l’adaptabilité est moins évidente, connaît elle aussi une très grande expansion. Comment expliques-tu cela ?
Aujourd’hui, il y a des gens qui n’arrivent pas à rentrer dans certains balls ! Dès 2014, on faisait des événements au Carreau du Temple, puis à la Gaîté Lyrique depuis presque cinq ans, et il y a tellement de monde que même quand c’est complet, on organise des billetteries sur place : comme ça, si quelqu’un décide de sortir de l’évènement, on vend une entrée. C’est intéressant et intelligent.
« ON NOUS A TOUJOURS VOLÉ NOS CODES. REGARDEZ LES CLIPS DE JANET JACKSON ! »
Est-ce que le fait que la ballroom devienne mainstream, de par son essence, est une bonne chose ?
Je pense qu’il y a une démocratisation, mais elle reste quand même à petite échelle. Même s’il y a une vraie exportation de la ballroom, quand on arrive aux balls, on n’est pas forcément envahi. C’est toujours la communauté qui est au ball. Dans de grands événements, il y a beaucoup de personnes qui vont donner de la force, et ça c’est bien. Mais il y a vraiment un public et des performers. Et puis, une fois que les gens sont venus à un ball, et qu’ils reviennent à un second ball, ils ont déjà adopté certains codes, ils sont plus à l’aise, ils ont changé leur esthétique. C’est un safe space, c’est très libérateur. Par contre, ce qu’il se passe dans le monde culturel, c’est qu’on nous vole nos codes, et ça depuis le début. Il arrive évidemment qu’on book des performeurs pour avoir une certaine légitimité, mais parfois, on s’approprie simplement nos codes à cause de l’effet de mode. On nous a toujours volé nos codes, depuis le début. Et je parle vraiment de générations bien avant moi. Regarde les clips de Janet Jackson !
L’été dernier, c’est même Beyoncé qui réalisait Renaissance, un album entièrement inspiré de l’univers, autant visuel que musical, de la ballroom.
Même si elle est toujours une alliée, je pense que les artistes sont assez malins pour choisir le bon moment. Et là, selon moi ,c’était un peu tard… Mais c’est bien ! D’ailleurs, ils me voulaient pour les visuels. Quand j’étais à Los Angeles pour Legendary, ils tournaient les visuels pour l’album. Ils cherchaient un visuel de voguing avec une drag noire. Mon profil est arrivé tout en haut, mais comme j’étais sous l’étiquette Legendary et HBO, il y avait conflit d’intérêt…
Et pour toi donc, cette démocratisation de la ballroom à grande échelle, qui est un milieu underground par excellence, ne risque pas d’entamer l’essence de la ball culture ?
Non. On aura toujours nos garde-fous. Ils peuvent emprunter, voire voler, tout ce qu’ils veulent, ce ne sera jamais la même essence. L’essence qu’il y a dans une ball, les participants, les houses, l’investissement, c’est vraiment une essence particulière. Ils peuvent essayer d’adopter la « coolitude » de la ballroom, mais c’est tout.
À la base pensée pour être un refuge, la ballroom reprend les codes de la famille et donne un toit et une « formation » à ceux qui n’y ont pas eu accès, et notamment les personnes racisées, les personnes queers, trans… On voit pourtant de plus en plus de personnes blanches issues de milieux privilégiés intégrer la ballroom.
Il y a certains sujets dont ils ne pourront pas forcément parler avec leurs familles. Il y a des tabous, même si la famille accepte très bien la sexualité ou l’identité de la personne. Et la ballroom n’est pas qu’une question d’oppression, mais aussi d’une forme de libération qui vient en plus. Le futur idéal de la ballroom c’est la jeunesse.
Tu as vraiment professionnalisé ta démarche au point d’arriver chaque semaine dans la compétition Drag Race comme la favorite. Est-ce que tu gardes la notion de plaisir en faisant du drag ?
Je prends énormément de plaisir à ça. Avant, je faisais tout en solo. Maintenant j’ai une équipe, je ne m’occupe plus de l’administratif et de la préparation, ce qui fait que je prends plus de plaisir dans mon art, je me concentre sur l’esthétique. Pour Drag Race, on doit préparer tous les défilés à l’avance, il y a une dizaine de looks. Le problème avec ça, c’est que tu n’as pas beaucoup de temps, tu dois gérer un budget raisonnable, tout en montrant une grande diversité dans tes choix. Pour faire ce que j’ai fait, il y a une dimension où tu dois être vulnérable et t’amuser, sinon ça ne marche pas. Maintenant, j’ai plus de vision sur mon planning, plus de temps de repos ce qui est très important. Mais j’ai encore beaucoup de choses à faire, c’est le début de quelque chose. Au début, je faisais ça comme un hobby et je jonglais entre le drag et mon travail de vendeur dans des marques de luxe comme Prada, Versace, Paco Rabanne. Je me souviens que j’avais dû réaliser une performance aux côtés de Kiddy Smile, à l’Élysée. Le service était venu me chercher directement aux Galeries Lafayette ! Résultat des courses, pour cette performance je n’étais pas en drag, je n’avais pas eu le temps… Aujourd’hui ce serait impensable !
Après avoir conquis la ballroom, remporté le plus prestigieux concours de drag du monde, sorti ton premier single, défilé pour des grandes marques de luxe lors des Fashion week, qu’est-ce qu’on peut imaginer comme suite pour toi ?
Déjà, un nouveau single. Peut-être un EP l’année prochaine. Pour le moment, je suis en pleine Fashion week, il y a beaucoup de collaborations avec des marques de luxe… Mais je n’ai pas encore pris toutes les couronnes que je peux prendre ! Non ! Je sais ce que j’ai fait et ce que ça peut représenter, mais j’ai encore plus d’ambition. Je trouve qu’en France on a tendance à juger négativement les gens qui se battent et qui montrent qu’ils veulent quelque chose. Je suis peut-être noire, queer et drag queen, mais croyez-moi, mes chansons seront dans le TOP 50 et mes clips feront un million de vues. Je n’ai pas moins de talent qu’une ou qu’un autre. Il reste beaucoup de choses à conquérir.
Quels sont les domaines où l’on peut encore améliorer les choses ?
Il est évident que ma présence vient bousculer beaucoup de choses. Les exemples de représentations que j’avais dans ma jeunesse, c’était Magloire, Vincent McDoom et FX. Malgré tous leurs efforts, ils étaient tout le temps tournés en dérision. Moi, je fais toujours des efforts quand je vais sur un plateau, pour me maquiller, m’habiller, me coiffer, pour montrer que c’est normal de casser ces codes. Pour moi c’est naturel. Je pourrais y aller en costume cravate, tout beau, pour que tout le monde m’aime bien… Mais je pense qu’en drag, ça a plus d’impact, c’est très important que les gens voient ça. Et ça ouvre aussi la porte pour ceux qui voudraient se lancer.
Avec le casting de la saison 2 de Drag Race France, vous êtes actuellement en pleine tournée des Zéniths dans toute la France. Quel est le public qui vient vous applaudir tous les soirs ?
On m’aurait dit il y a dix ans que des drags Queen feraient des tournées des Zéniths en France, je n’y aurais pas cru ! Drag Race a été un accélérateur dans l’acceptation du Drag, mais c’est surtout le public qui a répondu présent. Toutes les salles, que ce soit à Paris, Bordeaux, Nantes et j’en passe, sont complètes. C’est très important, on ne serait pas là sans le public. Tous les soirs, des gens viennent en drag. Même si on a une audience très queer, il y a aussi des familles, des enfants, des mères, des pères, des grands-parents, des alliés de tous les horizons .Ça montre bien qu’en France, on n’est pas si facho que ça !
Entretien Jean-Baptiste Dotari
Photos Jeanne Pieprzownik