Klub des loosers : « Elle est bizarre, ton interview »

Toujours intransigeant, parfois cassant, Fuzati est un homme qui fait peur. On a profité de la 15ème édition du festival Ouest Park au Havre pour poser quelques questions à ce control freak qui ne s’assouplit pas avec l’âge. La preuve ? Il répond à notre interview en portant son masque. On ne donnera pas non plus sa véritable identité ici il ne le souhaite pas. Débrouillez-vous avec ça. L’essentiel de toute façon, c’est quand même d’écouter le Klub des Loosers, projet détonnant dans le rap français et bande son idéale d’un monde qui n’en finit plus de se regarder pourrir.

Te voilà au Havre pour le festival Ouest Park. C’est un festival que tu connaissais ?

FUZATI : Oui. Ma bookeuse m’en avait parlé il y a un an.

Depuis tes débuts, tu portes un masque et tu joues sous pseudo. N’y a-t-il pas un risque de schizophrénie ?
C’est tout l’inverse, en fait. C’est très sain. Là où tu peux te perdre, c’est quand tu es artiste 24h sur 24. C’est aussi lié à mon rapport à la musique. La médiatisation ne m’a jamais intéressé. J’étais ado dans les années 90 et à l’époque, la musique n’était pas autant liée à l’image qu’aujourd’hui. La plupart de ma culture musicale vient de la radio. Le masque, c’est sain. Et ça protège. Quand j’ai fait mon concert à la Cigale à Paris, je me suis amusé à faire la queue avec le public. Et ça, c’est agréable.

Tu suis la même démarche que les Daft Punk, finalement.
Si tu veux. Après, chacun son truc. Il y a des mecs qui adorent la célébrité, et tant mieux pour eux. Mais c’est pas mon truc. D’où le masque, même si j’y fais jamais référence. C’est pas un gimmick. C’est un truc blanc, sans rien de particulier. Neutre, quoi. Ca me permet aussi d’interpréter des vieux morceaux, comme ceux de mon premier album « Vive la vie » qui est un album très adolescent alors que je ne le suis plus. Le masque permet ça puisqu’on ne te donne pas d’âge. C’est intemporel et les gens peuvent plus facilement s’identifier au personnage.

Même si ton rap n’est pas revendicatif, t’as jamais eu peur que le fait d’avancer masqué ne finisse par nuire à la légitimité de ton discours ?
Revendicatif, non. J’aime pas toujours ces mots, mais il y a un fond dans ce que je fais. J’ai jamais fait de tee-shirt avec le masque, j’en ai jamais joué pour faire de l’argent. D’ailleurs en général, je réponds même plus à ces questions en interview sur mon masque. Pour moi, c’est anecdotique.

« T’as l’impression que les rappeurs actuels veulent tous se faire des câlins, à croire qu’ils sont tous sous MDMA ».

Ton rap est très nihiliste. C’est aux antipodes des valeurs du rap qui cartonne aujourd’hui. Fric, gonzesses, etc.
Le rap qui marche est surtout très bisounours. Fric et gonzesses, comme tu dis, c’est un peu un passage obligé dans le rap et j’ai absolument rien contre. Par contre, le rap actuel est rempli de bons sentiments. T’as l’impression qu’ils veulent tous se faire des câlins, à croire qu’ils sont tous sous MDMA.

Pourtant, l’époque est assez sombre. C’est toi qui devrait cartonner, non ?
Je sais pas. Quand je suis arrivé, j’ai un peu essuyé les plâtres. Je faisais un rap différent.

Le pont pour toi avec la pop est très naturel. Julien Gasc d’Aquaserge ou Xavier Boyer de Tahiti 80 ont d’ailleurs joué sur certains de tes albums.
Quand je dis que tout le monde veut être pop, je veux dire mainstream en réalité. Mon album, c’est pop si tu veux, mais au sens années 70. C’est pointu, très référencé, et c’est sûrement pas ça qui m’en fera vendre des caisses.

Venir de Versailles, ça a nuit à ta crédibilité dans le rap ?
Sûrement un peu au début, oui. Parce que j’en ai joué un peu aussi, de cette étiquette. Quand je suis arrivé, le rap était vraiment hyper « caillera » et ça me faisait rire de prendre le contre-pied. C’est peut-être mon seul regret. Pour moi, c’était juste une blague de grossir le côté versaillais. Les gens s’y sont énormément attachés alors que ça fait des années que je ne vis plus là-bas. Ca aurait du rester anecdotique. J’ai fait un morceau avec un mec de Air, et c’est tout. Plus que Versailles, ce qu’il aurait fallu retenir, c’est l’ennui d’une grosse ville de province. Versailles, c’est ça. C’est tout près de Paris mais il ne s’y passe rien. C’est une ville qui fait fantasmer. Les gens disent tout le temps que Daft Punk vient de là alors que c’est pas vrai (rires).

Le rap est désormais le genre qui marche le plus. Ça t’inspire quoi ?
C’est la nouvelle pop. Après… La musique, c’est des cycles. Aujourd’hui c’est le rap, demain peut-être qu’un retour du rock sera mis en avant. Tout a tellement changé en 20 ans, ça devient difficile d’imaginer la musique dominante de demain. Tout a changé, y compris la manière de consommer de la musique. Les gens consomment des morceaux plus que des albums, les carrières sont beaucoup plus fulgurantes. J’ai aucun jugement sur tout ça, c’est un fait qui s’impose à tous.

« J’ai une certaine vision, je fais mon truc. Mais je suis pas moins rap que Booba ».

L’aspect revendicatif du rap s’est dilué dans le mainstream.
Mais il n’y a pas que ça dans le rap ! La France n’a jamais compris cette musique. Vraiment. Certains ont rapidement voulu lui coller une étiquette très condescendante. « Tiens, voilà les jeunes de quartier qui revendiquent ». Mais il n’y a jamais eu que ça, en fait. L’egotrip fait aussi parti du rap. C’est une musique américaine à la base, et là-bas, tout le monde veut avoir une grosse voiture, des thunes et peser. En France on ne comprend même pas la mentalité américaine. Comment veux-tu qu’on comprenne le rap ? Le rap, c’est aussi les flow. Quand je vois que dans des émissions de télé ou à la radio, les mecs lisent des textes platement pour les critiquer, je trouve ça idiot. Le rap, c’est aussi l’interprétation. C’est aussi les adlibs, on le voit avec Migos. Et en France, on veut que ce soit revendicatif. Mais le rap n’est pas forcément revendicatif, ça peut aussi être marrant. C’est comme le jazz, c’est une musique qui est très large. À mes débuts on me parlait de musique alternative. Mais je n’ai jamais été une alternative à quoi que ce soit. J’ai une certaine vision, et je fais mon truc. Mais je suis pas moins rap que Booba.

Le Klub des Loosers, en pleine transe au Festival Ouest Park (Crédit photo : CM)

C’est vrai. Mais t’es plus hip-hop que rap, non ? L’autotune, par exemple, tu ne l’as jamais utilisé dans un morceau. Tu utilises aussi des samples de soul, de jazz, ce qui n’est plus le cas des « nouveaux » rappeurs.
Je suis très sensible à tout ce qui est analogique, et c’est vrai qu’aujourd’hui, ce qui domine est plus électronique. Même si je trouve ça bien que ça ait évolué ainsi, je ne me retrouve pas vraiment dans la trap. Il n’y a aucun groove là-dedans. C’est très TR-808, on y trouve peu de basses. Je me retrouve pas forcément là-dedans, et je vais quand même pas me forcer à en faire parce que c’est la musique qui marche en ce moment.

« Je vis pas à Atlanta, je vais pas au strip club, je vais pas commencer à me prendre pour Migos. Ma définition du hip-hop, c’est d’être simplement toi-même »

Et l’autotune qu’on entend quasiment partout ?
Je préfère le vocoder. Sur mon dernier LP c’est un hommage à Herbie Hancock. Mais il y a des groupes qui utilisent super bien l’autotune. PNL, par exemple. C’est un véritable instrument chez eux, et c’est pour ça que ça marche. Moi, c’est autre chose. Je vis pas à Atlanta, je vais pas au strip club, je vais pas commencer à me prendre pour Migos. Ma définition du hip-hop, c’est d’être simplement toi-même.

Même si tu te crées un personnage comme Fuzati ?
Oui, parce qu’il vient de moi. Je vais pas essayer de mimer un truc que je ne suis pas. Ceci dit, il faut des personnalités dans le rap car ça en manque parfois un peu. Sur mon dernier album, tout est joué. Il n’y a aucun sample. Sur scène, j’ai un live band. 4 mecs m’accompagnent. Je ne triche pas.

C’est une vraie différence avec PNL ou Booba qui se pointent tout seuls sur scène, et rappent sur une bande.
J’ai jamais essayé de me distinguer des autres rappeurs, je veux juste être moi-même. C’est pour ça que je détestais quand on me collait l’étiquette « rap alternatif ». Ça devrait être la même chose pour tout le monde. Faire de l’art, c’est personnel.

T’as bientôt 40 ans. Tu te vois faire du rap encore longtemps ?
Je fais de la musique avant de faire du rap. Je me sens aussi proche de Brigitte Fontaine et Areski que d’autres rappeurs. Viens me voir sur scène, tu verras que c’est assez jazz, pop. Pas uniquement rap. Je déteste ces frontières musicales.

 

Ta culture musicale est variée. D’où viennent tes connexions avec le milieu pop ?
Grâce à un bar à Paris qui s’appelle le Motel. C’est un bar pop indé que je fréquente depuis l’ouverture. J’étais même à l’origine d’une compilation qu’ils ont sortie récemment pour les 10 ans du bar. C’est un endroit de musiciens très ouverts. On peut parler de musique brésilienne, de synthés, etc. Je suis un énorme geek de synthés. Souvent les journalistes me cantonnent à TTC, alors que j’ai du côtoyer ces mecs là deux ou trois ans. Je me sens finalement beaucoup plus proche de la scène pop indé que de TTC. Un groupe que je côtoyais en studio au début des années 2000 mais avec qui je n’ai jamais traîné. Les mecs du Motel, eux, c’est des vrais potes.

T’es du genre à aller chercher du matériel sur des sites spécialisés genre Audiosynth ?
Complètement. Heureusement que j’ai acheté mes synthés il y a longtemps. Depuis quelques années, les cotes ont complètement explosé.

Entre deux albums, Booba explique qu’il passe son temps à écouter les instrus qu’on lui envoie. Et toi ?
On ne m’envoie rien parce que je demande rien. Je ne suis pas actif sur les réseaux sociaux, et je suis loin de faire la même musique que Booba. Je produis moi-même mes trucs, je suis pas très ouvert au partage.

 

 

Comment peut-on ne pas être actif sur les réseaux sociaux quand on est musicien
en 2018 ?
J’ai pas du tout le réflexe. Malgré ça, j’arrive quand même à vendre des disques, c’est pas mal, hein ?… (Il voit que j’ai écrit son nom et son prénom sur la feuille où j’ai listé quelques questions à lui poser. Et me dit qu’il ne faudra pas le mettre dans l’article)

« Elle est bizarre, ton interview. J’ai juste envie de parler de ma musique. Je ne suis pas un commentateur du rap et de ce qui se passe »

Quand t’étais étudiant, tu faisais du droit de la comm’. Comment juges-tu la façon de communiquer des rappeurs aujourd’hui ?
La comm’ c’était il y a très longtemps et je ne parle pas de trucs personnels en interview. Chacun a ses méthodes de travail. Elle est bizarre, ton interview. J’ai juste envie de parler de ma musique. Je ne suis pas un commentateur du rap et de ce qui se passe. Je veux juste parler de ma musique. Parler de ce que je fais.

Normal. Et moi je suis là pour poser des questions. Quels sont tes projets ?
J’ai monté deux labels de rééditions, dont un qui s’appelle le Très Jazz Club. J’en suis à 5 sorties. Là, je viens de rééditer Elysian Spring, un disque de jazz de 1969, un pressage privé américain absolument incroyable. J’ai aussi réédité pas mal de jazz japonais. Je fais une résidence en tant que DJ à la petite halle de la Villette chaque mois. À chaque fois, je choisis un thème. Pour la prochaine, j’ai invité Arthur Peschaud de Pan European Recording. Il travaillait d’ailleurs chez Record Makers quand je sortais mes albums là-bas, c’est une manière de boucler la boucle. Ce sera une spéciale jazz funk américain. En parallèle, je prépare un prochain album.

« J’ai pas le caractère pour me retrouver devant un directeur artistique qui n’a même pas mon âge et qui va me dire « C’est ça que tu dois faire ». Vu mes textes, je ne passerai jamais sur NRJ »

Au fait, tu digges ?
Tout le temps… Partout. Quand je voyage pour les tournées, internet toute la journée, les vide-greniers,… Ça fait 20 ans que je suis comme ça. Je passe un temps fou sur Discogs. Aujourd’hui, c’est ce qu’il faut faire. C’est vraiment la guerre pour avoir les bons disques. Je ne suis pas vraiment un collectionneur, au sens où je ne vais pas essayer d’avoir tous les disques d’un label. Régulièrement, je revends, je fais tourner ma collection. Je ne veux pas être dans un truc d’accumulation. Une fois que tu as dépassé un certain nombre de disques chez toi, ça ne sert plus à rien puisque tu n’as pas assez de temps pour les écouter. Un disque, c’est pas sacré. C’est pour ça que c’est sain de faire d’être DJ. En dj-set, le disque reste un support pour passer de la musique. Alors qu’à la maison, tu sacralises le truc…C’est un peu comme les instruments. Aujourd’hui tu dois lâcher 4000 euros pour une TR-808, alors que personne n’en voulait il y a quelques années. On les trouvait chez Cash Converter’s, maintenant on en achète pour frimer.

Le Klub des Loosers, dominant le Festival Ouest Park (Crédit photo : CM)

Les ventes d’albums ont beaucoup chuté depuis tes débuts. Tu vis de ta musique ?
Oui. Après être passé chez Record Makers et Vicious Circle, je suis aujourd’hui sur mon propre label. C’est plus de travail mais ça permet aussi de gagner plus d’argent. Je commence aussi à avoir un bon catalogue, et j’ai des droits d’auteur qui tombent. Le problème, quand t’es indépendant, c’est le plafond de verre. C’est vrai que t’as une grande liberté artistique, mais n’ayant pas des moyens démesurés, je ne peux pas avoir accès aux gros festivals, puisqu’ils ont tendance à programmer toujours les mêmes groupes. Je me plains pas mais c’est peut-être les limites de l’indépendance.

Si une grosse maison de disques vient te voir et te propose un contrat, tu signes ?
Ça n’arrivera pas. Maintenant c’est la prime à la nouveauté. Leurs coups de poker, ils les font sur des mecs qui viennent de commencer. Moi, ça fait 20 ans que je suis là. Donc même s’ils venaient vers moi, ils ne mettraient pas assez d’argent pour que ça marche. Et j’ai pas le caractère pour me retrouver devant un directeur artistique qui n’a même pas mon âge et qui va me dire « C’est ça que tu dois faire ». Vu mes textes, je ne passerai jamais sur NRJ.

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INTERVIEW ALBERT POTIRON
PHOTO À LA UNE : 20fingers