LA DICTATURE DE L’ORGASME

dictature orgasme

Tandis que toute une génération cherche à associer plaisir et juste considération de l’autre, faut-il arrêter d’orienter notre sexualité vers le graal orgasmique, et lui préférer la jouissance libre et éclairée ? Analyse post-romantique.

Légende photo : Y FAIT CHAUD !_ Armé de son fusil à eau Quanquer 600ml, d’une portée de tir d’entre neuf et dix mètres –, Florian Kolasa (@fksbody) affiche le summer body idéal pour porter un slip jaune flashy. À votre tour ?

Faites l’expérience. Vous rencontrez quelqu’un. Vous êtes à une terrasse, vos deux verres alignés. Placez, soudain, mais avec un minimum de tact, que vous êtes en couple libre ; dites, par exemple : « Je crois que amour, désir, plaisir peuvent se lier comme se délier ». Alors, en face, voyez le visage de l’autre s’impatienter d’un lot inénarrable de questions, pratiques et philosophiques (« mais comment faites-vous ? » ou « mais vous vous dites tout ? »), comme si soudain les portes de l’intimité avaient à s’ouvrir pour que la lumière qui y entre justifie cette situation absolument immorale, étrange et farfelue. Car oui, la sexualité n’est pas neutre. Et le discours à propos de la sexualité, qui est aussi vieux que le monde, a souvent été une recherche de contrôle. C’est ce qu’explique Foucault dans son Histoire de la sexualité – les Grecs faisaient la disctinction entre des pratiques justes et injustes et accordaient leur vie sexuelle à cette bipartition. À tort ? Pas complètement. La sexualité est une composante de notre vie, qui doit s’aligner sur un certain nombre de principes, de valeurs auxquelles on croit. D’autant que le discours sur la sexualité est devenu, avec #MeToo, un enjeu même de refonte de la société sur des bases plus saines et sereines entre les femmes et les hommes. Aussi, nous nous questionnons davantage que les générations précédentes à propos de ce qui est bon pour nous et de ce qui ne l’est pas.

L’innocence romantique n’existe plus. On sait les défaillances du couple, l’usure, la tromperie, les mariages qui se fracassent, les enfants qui ont à choisir. On sait la capacité de prédateur des hommes. Et à propos de tout cela, on relève la tête, on pense qu’un autre possible existe – non soumis aux bêtes-hommes, aux diktats du couple éternel et irrespirable, etc. Et dans tout ça, il y a la naissance d’une nouvelle forme de romance, une post-romance, de l’amour marxiste, connaissant le processus historique et social de sa naissance. Une romance informée, ou plutôt : questionnée. Umberto Eco a écrit : « Il l’aime à une époque d’innocence perdue. » Nous aimons à une époque d’innocence perdue – plutôt : nous cherchons à aimer à une époque d’innocence perdue. Mais pour aimer, baiser, obtenir le graal – l’orgasme – ne faut-il pas lâcher prise, être détendue, respirer, s’ouvrir ? Comment être à la fois très informé et suffisamment libéré afin de se rencontrer, s’aimer et prendre plaisir ? Comment jouir intelligemment et mieux ?

MORT DU COUP D’UN SOIR ?

Il y a ce truc de dire qu’un homme de la vingtaine et un peu trop intello « baise mal ». Certainement. Selon le rapport de l’IFOP de janvier 2024 sur l’état et la fréquence de la sexualité en France aujourd’hui, les 18-25 ans font moins l’amour. Serait-ce alors toute une génération de surdiplômés qui « baisent mal » ? Pour Quitterie Chadefaux, autrice du podcast « La chose étrange », que nenni – au contraire même : « Il y a moins de “baiser pour baiser” et plus de recherche du plaisir. » Une génération d’hédonistes, en somme ? Pas complètement. Le débat se polarise, ce que remarque Cathline Smoos, sexologue et psychologue : « Ma clientèle se divise de plus en plus entre des jeunes de 20 à 35 ans qui veulent libérer leur sexualité, et des individus de même âge, le crâne bourré des clichés colportés par les coachs masculinistes ».

« BEAUCOUP SOUFFRENT DE LA CULTURE DE LA CONSOMMATION DE L’AUTRE. » – CATHLINE SMOOS

 

Mais, aussi disparates soient-ils, ces deux groupes de personnes expriment, soit par de l’anxiété, de la peur, de l’angoisse, soit par l’affirmation de soi, le retour à des valeurs dites traditionnelles et une certaine dose de mépris envers les femmes, l’ambition de retrouver l’autre. D’aimer, et d’aimer mieux. Le succès de Taylor Swift dans le monde entier, de la littérature New Romance, ou des podcast et des livres audios érotiques… tout cela serait-il le symptôme d’une génération en manque de romance ? « C’est quelque chose que j’observe beaucoup dans la population LGBT, remarque Cathline Smoos. Beaucoup souffrent de la culture de la consommation de l’autre. La sexualité n’est pas neutre. Pour arriver à être vraiment dans une démarche type “plan-cul d’un soir”, les deux personnes doivent être très bien dans leur peau et dans leur vie. Sinon, c’est une souffrance. La marchandisation ou la masturbation dans l’autre, ne contribue pas à l’estime de soi, car tu le sens quand l’autre, même pour un coup d’un soir, est engagé dans la relation ou a un rapport de consommation, de ghosting. En vérité, ce n’est pas la question du plan cul, mais de la manière dont la sexualité est perçue. Je le vois aussi sur des gens qui essaient d’avoir une relation polyamoureuse. C’est quelque chose qui demande de la préparation, ce n’est pas facile de s’ouvrir à l’autre, d’être dans cette intimité-là. »

NOUVEAUX RÉCITS ROMANTIQUES

Ladite diminution de la sexualité chez les plus jeunes se ferait-elle au profit de relations sexuelles plus saines, sereines, empathiques, moins violentes, moins irréfléchies, plus consenties ? « Nous sommes dans une phase de changement, affirme Quitterie Chadefaux. Le consentement, on en parle, mais ce n’est pas encore tout à fait clair pour tout le monde. Le jour où on aura intégré les bonnes pratiques du consentement, que ce soit à propos d’une baise d’un soir ou d’une baise d’une vie, probablement qu’on arrivera à mettre en place cette nouvelle narration. » La sexualité chez les jeunes aujourd’hui s’oriente, pour partie, et doit s’orienter, vers un nouveau récit de l’autre, mais aussi du couple, conduit par une vision dite « féminine » de l’amour – qui est une manière masculine de dire la chose –, c’est-à-dire moins tournée vers la performance, mieux orientée vers la recherche du plaisir, de l’osmose, de l’équité dans la sexualité, qu’elle soit d’un soir ou d’une vie. « On opposait les filles, commente Quitterie Chadefaux, qui auraient un besoin de romance, aux mecs, qui n’auraient envie que de baiser – c’est un énorme stéréotype. Les mecs pas plus que les filles ne sont des robots. Ainsi, je ressens chez les plus jeunes un besoin de connexion – qui peut n’être que physique par ailleurs, là n’est pas la question. » Il est donc possible de penser, à la manière des Grecs, une éthique de la sexualité : à la limite entre les plaisirs de tous. Passer outre, ou ne penser qu’à soi, sera injuste, tandis que la recherche d’un équilibre entre les plaisirs de l’un et de l’autre sera juste.

« L’ORGASME EST LA CERISE SUR LE GÂTEAU, MAIS CE N’EST PAS GAGE D’UNE MEILLEURE BAISE. » – QUITTERIE CHADEFAUX

 

Pour ce faire, certains clichés se doivent d’être enterrés, en particulier celui de l’orgasme, qui fait du mal aussi bien chez les jeunes se découvrant une sexualité, que dans les couples. « On parle beaucoup de déconstruire cette notion d’orgasme, pour recentrer sur la notion de plaisir, constate Quitterie Chadefaux. Le guide ultime doit être le plaisir – l’orgasme est la cerise sur le gâteau, mais ce n’est pas gage d’une meilleure baise. Pour un mec, éjaculer ne veut pas dire avoir un orgasme, par exemple. Une relation sexuelle peut par ailleurs être beaucoup plus intense sans orgasme. » L’orgasme sanctifié comme nécessité absolue d’un acte sexuel correct va de pair avec une société instagrammable, faite de gens n’arrivant pas à dissocier une personnalité de perfection virtuelle et une personnalité phénoménale, d’imperfection de soi et du réel. « Je dis à mes patients, soutient Cathline Smoos, « ce n’est pas grave ». Non pas que la sexualité n’est pas quelque chose d’important, mais que si tu n’as pas eu d’orgasme ces derniers temps, ce n’est pas grave. Il faut se foutre un peu la paix. Tout n’est pas parfait, oui, et c’est très bien. »

C’est en somme cela la post-romance : voir la mutation de nos catégories de genre, de sexualité, de rapport à l’autre, saisir le moment de flottement qu’une telle remise en question du passé implique, et comprendre que ce n’est que dans le mouvement que se définissent nos éthiques, et non dans le fixe, l’immuable, le passé. La post-romance est une philosophie de l’amour tournée vers l’avenir, comme les plus jeunes d’entre-nous – espérons-le.

 

Par Alexis Lacourte
Photo Jeanne Pieprzownik