Notre intervieweur politique a débuté sa carrière de producteur avec le Let It Be (1988) des trublions slovènes Laibach. Plus de trente ans après, ils se sont retrouvés pour un dialogue autour de l’art, la diplomatie et les origines du conflit russo-ukrainien. Un entretien à lire l’uniforme bien repassé.
Photo d’ouverture : Saso Podgorsek
YALTA ET YODELING_ Seul groupe venu du rock doté d’un QI suffisant pour décrypter les nuances de la géopolitique, Laibach a toujours voulu brouiller les pistes. Échec et mat ?
Sanctions économiques qui confortent la kleptocratie en place, inflation compensée par des mesures inflationnistes, ignorance à l’Ouest, puis mobilisation par procuration d’une petite droite littéraire française attisant le brasier à grandes rasades de Slivovitz, ainsi que d’une gauche tiraillée entre principes et réalité, sans parler de l’armement que cette guerre va introduire chez nous : difficile d’assister aujourd’hui au suicide de l’Europe, et à l’Ukraine sans penser à la fin de la Yougoslavie.
Avant que la Slovénie déclenche la désintégration à l’été 1991 en déclarant son indépendance, il n’y avait guère que Michel Jobert, ministre non-aligné, ou Jean-Pierre Thibaudat, critique théâtral à Libé (dont la correspondante à Belgrade envoyait des communiqués lénifiants) et futur receleur de Céline, qui s’intéressaient ici à ce qui se goupillait entre Trieste et Tirana.
À Ljubljana, Laibach avait tout anticipé, avec une lucidité froide, un humour sombre, une curiosité et une ouverture d’esprit rares. Kraftwerk se présentaient comme « les Beach Boys de la Ruhr ». Les fondateurs du Nouvel Art Slovène auraient pu faire d’honorables correspondants dans les mines de Trbovlje, comme le Yellow Magic Orchestra à Tokyo, les Residents à San Francisco ou Telex à Bruxelles, jouant sur l’ambiguïté et les symboles locaux, cultivant le mystère et le never explain. Mais ils ont suivi un autre chemin, intense, difficile et unique : leur grand œuvre, façonnée depuis quarante ans, c’est le groupe lui-même.
J’ai vécu et travaillé à leurs côtés dans cette Yougoslavie d’avant-guerre, quand tout était prêt pour le désastre. Il suffisait de leur parler vingt secondes pour comprendre qu’ils n’étaient pas ce qu’on croyait, et encore moins de naïfs apolitiques fascinés par l’esthétique malsaine. Ils suscitaient le pire (ceux qui les pourchassaient agissant comme ce qu’ils pensaient dénoncer) et attiraient les meilleurs, Daniel Miller, Mark Mothersbaugh de Devo, Sean Oliver de Rip Rig + Panic ou Hermann Nitsch, le pape de l’actionnisme viennois.
Leurs analyses étaient rafraîchissantes, leurs prémonitions fondées, ça n’a pas changé. Division du travail oblige, c’est toujours Ivan qui répond. Si Dylan a mérité le Nobel de Littérature, ces diplomates en culotte de peau méritent celui de la Paix. Hvala Laibach.
Dès le début des années 1980 vous avez pressenti la dislocation de la Yougoslavie. La guerre en Ukraine était-elle évitable ?
Laibach : Elle aurait pu être évitée si les hommes politiques et la diplomatie avaient été préparés à œuvrer pour la paix. Mais ce n’est manifestement pas le cas, et il semble désormais qu’un compromis raisonnable ne soit dans l’intérêt de personne. Les demandes sécuritaires de la Russie étaient assez basiques, justifiées et rationnelles, et le conflit aurait pu se résoudre par la négociation. Si l’Europe avait vraiment voulu aider l’Ukraine, elle aurait pu empêcher la guerre. Elle a au contraire contribué, en se synchronisant sur les États-Unis, à l’escalade et à la métamorphose de « l’opération spéciale » de Poutine en une guerre par procuration contre la Russie sur les terres ukrainiennes. Bien que Poutine semble le principal agresseur criminel dans cette guerre, le blâme en revient principalement à l’Union européenne, et surtout aux États-Unis, qui ont ouvertement poursuivi une politique d’exclusion arrogante à l’encontre de la Russie durant les dernières décennies, même lorsque Moscou a sérieusement proposé sa coopération et son intégration dans les sphères économiques, militaires et politiques. La plus importante victime reste le peuple ukrainien, mais la Russie elle-même (au moins la partie de la population russe qui n’est pas hostile à l’Europe) souffrira de cette guerre, les crises alimentaires et énergétiques seront durables et mortifères pour l’Europe et beaucoup d’autres pays, sans oublier les dommages culturels. C’est pourquoi un terme doit être mis à cette guerre aussi vite que possible.
Et comment faire pour sortir du conflit ?
Une fois encore, seulement et exclusivement par d’intenses efforts diplomatiques, des discussions sérieuses lors desquelles, au-delà de l’Ukraine et de la Russie, au moins l’Union européenne, la Chine, probablement la Turquie et surtout les USA devraient s’impliquer. Continuer la guerre ne fait que l’amplifier et augmenter la dévastation de l’Ukraine, déstabiliser l’économie internationale et la situation politique. Mais les intérêts de l’industrie militaire semblent une nouvelle fois plus puissants que les initiatives de paix.
Avez-vous des projets artistiques inspirés par le conflit ?
Pas particulièrement, mais on ne peut évidemment y rester insensibles. Nous avons dessiné une grande tapisserie inspirée par le Guernica de Picasso et toutes les villes telles que Stalingrad, Grozny, Dresde, Hiroshima, Pyongyang, Sarajevo, Vukovar, Mÿ Lie, Tadamon, Alep, Marioupol, détruites par la guerre au fil des siècles. Elle vient d’être exécutée à Kaboul, et nous espérons la présenter aux Nations unies et autres lieux importants dans le monde. Nous l’avons nommée Unternehmen Barbarossa (opération Barbarossa, ndlr).
Vous avez commencé dans un pays gouverné par un caudillo communiste. Qu’est-ce qui vous motivait alors ?
Nous avons été très motivés par la mort du maréchal Tito et le vide métaphysique qu’il a laissé derrière lui. La situation de la Yougoslavie après sa disparition était très spécifique et inspirante pour nous tous. La Black Wave était le mouvement esthétique dominant du cinéma yougoslave, le conceptualisme était très fort dans la scène artistique et le punk politisé ainsi que d’autres formes radicales de musiques alternatives avaient pris le dessus dans la sphère de la pop culture. Ah oui, n’oublions pas les cercles philosophiques slovènes, lacaniens, marxistes, phénoménologistes et théoriciens critiques, qui étaient particulièrement actifs.
Quelles étaient vos influences musicales, esthétiques, politiques ?
Lorsqu’on nous posait cette question, nous répondions avec quatre noms qui représentent métaphoriquement les plus importantes influences de Laibach : Tito, Toto, Tati et Tutu, la politique, la comédie dramatique, le paradoxe artistique et l’éthique de la religion. Bien sûr, nous pourrions aussi mentionner un tas d’autres noms, Laibach emprunte à l’histoire de l’art, la culture, la science et la politique. Peut-être devrions-nous aussi mentionner Marcel Duchamp, puisque nous nous considérons avant tout comme ses disciples « anartistiques » et, pour le principe artistique lui-même, nous avons beaucoup appris d’Helmut Herzfeld, alias John Heartfield. Nous nous sommes gavés de films, de productions artistiques, d’histoire et de musiques. Beaucoup de musique !
Milan Kučan, homme d’État admirable, premier président de la République de Slovénie de 1991 à 2002, a écrit en 2019 : « Laibach et le NSK ont ouvert un large front ; ils ont démoli les symboles de la Yougoslavie socialiste (et à bien des égards encore totalitaire), symboles qui n’avaient été préservés que comme une sorte d’iconographie vide. Ils ont contribué à élargir l’espace de liberté en Slovénie, jusqu’à ce que cet espace se développe en un État indépendant et démocratique ». Ces dernières années, cet État démocratique et indépendant était dirigé par Janez Janša, qui a été battu en mai par une coalition pro-européenne dirigée par Robert Golob. Que pensez-vous d’eux, et de votre président, Borut Pahor ?
Janez Janša est un fervent opposant politique de Milan Kučan, qu’il considère comme le représentant de l’ancien régime communiste, bien que ce soit Kučan qui a quitté le pouvoir en 1990 et aboli formellement le gouvernement fédéral communiste de Yougoslavie. Janša a joué un rôle important comme journaliste d’investigation à la fin des années 1980, lorsqu’il a été inculpé et emprisonné pendant 18 mois par l’Armée fédérale de Yougoslavie. L’indignation publique qui a suivi a déclenché des manifestations de masse contre le gouvernement fédéral et accéléré le processus de démocratisation connu sous le nom de Printemps slovène. Janša, qui avait lui-même été communiste, bascula rapidement à droite après la création de l’État slovène. Il émerge de temps à autre comme une relique de la guerre froide et prend le pouvoir, généralement pas pour longtemps. S’il pouvait cultiver sa communication et introduire un peu plus de tolérance, il pourrait très bien fonctionner comme un leader stable de la droite. Mais il semble trop inflexible et peut-être pas assez intelligent émotionnellement pour une telle position. Il a payé cher pour son arrogance lors des dernières élections, quand il a subi une défaite retentissante aux mains d’un nouveau venu, Robert Golob, qui a formé un gouvernement clairement de gauche avec la coopération et le soutien de la société civile. Le rôle du président dans notre Constitution se limite essentiellement au protocole et à divertir la population, ce que fait parfaitement Borut Pahor.
« AUX ÉTATS-UNIS, PRATIQUEMENT CHAQUE PRÉSIDENT EST UN CRIMINEL DE GUERRE. »
Vous avez souvent fait référence au totalitarisme et à la dictature au cœur de votre travail créatif. Que vous évoque Vladimir Poutine et son emprise sur la Russie ?
Notre interprétation du totalitarisme a toujours été… mal interprétée. Tout le monde voyait la dictature principalement à l’Est (communiste), tandis que nous considérions que le véritable totalitarisme de sang-froid était le capitalisme consumériste occidental, qui a fini par prévaloir. Le bloc de l’Est n’a pas été bâti sur des fondations solides, c’est pourquoi le Pacte de Varsovie s’est effondré, tandis que le totalitarisme « démocratique » occidental ainsi que l’OTAN, ne font que se renforcer. Nous voyons moins la Russie et Poutine comme une véritable menace totalitaire pour l’Occident, que comme un faire-valoir qui semble redonner à la Russie une aura de danger. C’est exactement ce dont l’impérialisme anglo-américain a besoin pour poursuivre sa politique hégémonique et être le premier policier et marchand d’armes du monde. Poutine est, bien sûr, un autocrate et un criminel de guerre, mais il n’est pas le seul. Ne serait-ce qu’aux États-Unis, pratiquement chaque président est un criminel de guerre à un moment ou à un autre, si ce n’est plus.
Votre art repose sur le non-dit; c’est toujours difficile à expliquer ici. Pour moi, vous agissez comme un miroir, ou un test de Rorschach. Ainsi dans la Yougoslavie de l’après-Tito vos provocations fascisantes étaient basées exclusivement sur des éléments esthétiques ou des textes du pouvoir alors en place. Puis, quand vous vous êtes attaqués au répertoire occidental en reprenant Queen, les Stones ou les Beatles, c’était la même chose, vous anticipiez ce que U2 fera ensuite plus lourdement avec PopMart. Pouvez-vous nous en dire plus ?
C’est pourquoi, au début des années 1990, U2 voulait qu’on ouvre pour eux lors de leur tournée des stades, mais nous avons refusé. Einstürzende Neubauten a ensuite accepté, mais ils n’ont joué qu’un seul concert après avoir été hués par le public. La méthode « artistique » de Laibach est en fait très simple, et le miroir ou le test de Rorschach en sont de bonnes descriptions. Nous préférons l’appeler la méthode Zelig – d’après le film de Woody Allen sur un homme au caractère adapté et sur-identifié avec le contexte social dans lequel il évolue. Laibach peut également être décrit comme un Cube iQ-Brick (une sorte de Cube de Rubik), un puzzle global qui mène à six côtés apparemment identiques qui ne reflètent que ce que le destinataire veut croire.
Slavoj Žižek a écrit : « Laibach “frustre” le système (l’idéologie dominante) précisément parce qu’il n’en est pas une imitation ironique mais une suridentification – en mettant en lumière le superego obscène qui sous-tend le système, cette suridentification le rend inefficace ». Était-ce volontaire , chez vous, dès le départ ?
Nous n’étions certainement pas obligés de le faire de cette façon ; c’était simplement notre réaction intuitive au paradigme idéologique du système dominant.
Vous avez émergé dans les années 1980 et l’ambiguïté joueuse était une partie centrale de votre travail. Comment voyez-vous les années 2020, où il y a peu de place pour cela ?
Il y a encore beaucoup de place pour l’ambiguïté, il suffit de chercher un espace ou un contexte dans lequel certains contenus sont – pour des raisons politiques, culturelles, historiques – soumis à une interprétation très différente. Ainsi The Sound Of Music résonne différemment en Corée du Nord et en Autriche, et en Autriche très différemment de la France ou des États-Unis…
J’ai souvent raconté l’affaire de l’affiche, en 1987, une des plus merveilleuses provocations politico-artistiques, j’aimerais que vous nous l’expliquiez en vos propres termes.
Elle est liée à la tradition communiste, stalinienne, et aussi nazie-fasciste, de la célébration universelle de l’anniversaire du dictateur régnant, dans le cas de la Yougoslavie, Josip Broz Tito, bien qu’il soit mort depuis plus de sept ans en 1987. Chaque année, l’une des six républiques organisait les festivités. En 1987, c’était au tour de la Slovénie, et la section graphique du Nouvel art slovène, entrée dans le concours de conception, remporta la compétition visuelle avec une affiche laibachienne noire et gris métal représentant un jeune homme musclé levant les bras héroïquement, orné des symboles de la Yougoslavie. Personne n’avait remarqué qu’elle reprenait fidèlement une peinture nazie de Richard Klein, Le Troisième Reich, les symboles nazis ayant été remplacés par ceux de la Yougoslavie. La révélation que l’affiche, qui avait reçu la bénédiction des plus hauts représentants politiques du pays et des généraux de l’armée yougoslave, était l’adaptation d’une peinture nazie, déclencha un scandale, avec un écho politique fort, des poursuites et un procès… L’affaire est maintenant interprétée comme l’une des nombreuses actions socio-politiques qui ont conduit à l’éclatement de la Yougoslavie et à l’indépendance de la Slovénie. Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer une activité artistique qui mobiliserait ainsi toute la société et engendrerait de telles conséquences politiques.
Lorsque je suis arrivé à Ljubljana, peu après, j’ai découvert un pays d’une liberté incroyable, avec une société parallèle, un pays communiste où même les communistes n’étaient plus marxistes. Comment est la Slovénie aujourd’hui ?
Aujourd’hui, les marxistes en Slovénie ne sont pas vraiment communistes et beaucoup de capitalistes sont presque marxistes. Les oligarques n’existent pas ici, nous les avons déjà déshérités à un stade embryonnaire. Le couple le plus riche du pays sont deux ex-conjoints qui ont développé une application de chat qui parle. La Slovénie est tellement sous-développée (deux éoliennes, quatre hélicoptères, pas vraiment d’avions, un réseau ferroviaire qui date de l’Empire austro-hongrois et des routes constamment bouchées par le trafic de transit au point que rien ne bouge) qu’elle se retrouve en avance, politiquement, écologiquement et pour la qualité de vie, sur tous les autres pays européens.
Lorsque je vous accompagnais dans les autres Républiques yougoslaves, vous étiez très soutenus par l’intelligentsia, qui comprenait ce que vous étiez en train de faire, et l’importance que cela avait. En revanche les choses se passaient moins bien dès que vous jouiez dans des pays comme la France, est-ce parce qu’ils n’étaient pas clairs, au sens de la Scientologie ?
La France est un pays européen dominateur, impérialiste, chauvin et culturellement intolérant – nous savons, bien sûr, qu’elle a une meilleure opinion d’elle-même – qui voit les tribus des Balkans exclusivement comme des tribus des Balkans (y compris la Slovénie) qui – contrairement à la France – se nourrissent de viande rôtie, boivent sauvagement, font l’amour et s’entretuent pour des broutilles. Par conséquent, la France est prête à accepter tout ce qui entre dans le cadre de ce récit stéréotypé : Kusturica et Brergović dans les années 1990, les acteurs Bekim Fehmiu et Olivera Katarina dans les années 1970, et maintenant Marina Abramović. C’est ainsi qu’ils se comportent comme leur propre stéréotype.
« LA CORÉE DU NORD SE RAPPROCHE PLUS D’UNE VÉRITABLE UTOPIE… »
Vous avez joué dans ce qui est peut-être la nation la plus totalitaire du monde, la Corée du Nord. Quelle est la chose qui vous a le plus surpris au sujet de la vie là-bas ?
Les pays les plus totalitaires du monde sont actuellement la Chine, l’Arabie saoudite, Singapour, les Émirats, la Russie et les États-Unis. Nous avons ressenti la Corée du Nord comme quelque chose qui se rapproche plus d’une véritable utopie. Pyongyang, qui a été complètement rasé par les bombardiers américains pendant la guerre de Corée, est maintenant une ville belle, propre, bien entretenue et colorée avec une impressionnante architecture socialiste et moderniste, des parcs et beaucoup de sculptures kitsch. C’est certainement une ville pop art qui semble avoir été entièrement conçue par Jeff Koons ou l’un de ses adeptes. Ils ont le plus haut arc de triomphe, le plus grand stade du monde, la plus haute tour de briques, de jolies policières de la circulation exécutent le rituel biomécanique le plus impressionnant, presque robotique… Le pays est pauvre et isolé, avec un système politique très répressif, mais les Nord-Coréens – du moins à Pyongyang – semblent s’en accommoder. L’humour noir et le cynisme sont proscrits mais on peut toutefois en saisir des bribes, quant à la vie sociale, elle est fondée sur la sur-identification. Tout le pays, y compris l’élite politique, est en fait l’otage et le prisonnier de longue durée de la guerre froide en Extrême-Orient, plus précisément du conflit d’intérêts géostratégiques entre Chine et États-Unis. La RPDC est littéralement un « pion dans leur jeu », et le peuple, afin de survivre, est forcé de jouer sa vie dans cet énorme et cynique Truman Show.
Sommes-nous au début d’une nouvelle guerre froide, avec la Russie et la Chine d’un côté, et le reste du monde de l’autre ? Et si oui, ce retour à la guerre froide pourrait-il inspirer l’art de Laibach ?
La guerre froide n’a jamais pris fin puisque l’OTAN – contrairement au Pacte de Varsovie – n’a jamais cessé d’exister. La Chine et les États-Unis, sont aussi en guerre froide, au moins depuis la guerre de Corée en 1950. La Chine est directement entourée de 120 bases militaires américaines, et il y en a 400 dans la région, remplies de navires de guerre, d’armes nucléaires et de bombardiers, les États-Unis n’étant pas, eux, encerclés par la moindre base chinoise. La guerre froide inspirera-t-elle notre art, demandez-vous ? Pour être honnête, nous en avons assez de l’art inspiré par n’importe quelle guerre, mais la paix, l’amour et l’abondance ennuyeuse sont encore moins inspirantes.
À Sarajevo, vous êtes le seul groupe qui a joué sous les bombes, en 1995, dans un Théâtre National bondé. Le Musée d’Histoire de Bosnie Herzégovine a récemment consacré une exposition à votre action et celle du Nouvel Art Slovène. Pensez-vous faire la même chose à Kiev ?
Nous serions heureux de faire quelque chose si nous pouvions aider à la libération de l’Ukraine. Il serait probablement difficile de corriger la mauvaise impression que Bono et The Edge ont laissé là-bas récemment, mais nous ferions certainement de notre mieux. Nous nous sommes produits plusieurs fois en Ukraine, notamment à Kharkiv, près du Donbass, en novembre 2013. Notre prestation n’a pas calmé les passions, mais semble les avoir alimentées, puisque la guerre a éclaté peu après dans la région.
Où voulez-vous aller aujourd’hui ?
Depuis trois ans, nous travaillons sur un grand poème symphonique, Alamut, basé sur un roman de l’écrivain slovène Vladimir Bartol, que nous prévoyons de présenter en Iran en collaboration avec des compositeurs iraniens et l’Orchestre symphonique de Téhéran. Les négociations avec l’Iran ont été ralenties par le Covid, les changements de gouvernements et les sanctions internationales. Nous n’avons pas renoncé, bien sûr (l’art c’est le fanatisme, ce qui demande de la diplomatie !), nous venons de présenter le projet à Ljubljana avec l’orchestre symphonique de la RTV, des compositeurs, un chef d’orchestre et un chœur iraniens et de nombreux autres invités. Et nous entamerons bientôt un nouveau cycle de négociations avec Téhéran.
Emmanuel Macron est le premier politique fonctionnant comme une Intelligence Artificielle. Ses propos semblent fabriqués par une machine en deep learning. Il ingurgite des phrases de Jaurès, des slogans communistes (« Les jours heureux ») ou mitterrandiens (« Le nationalisme c’est la guerre ») puis les ressort. Ce n’est pas très loin de ce que vous avez toujours fait, en extirpant certains éléments de leur contexte ?
C’est aussi comme ça que le mouvement Dada a commencé en 1920 !
Un des fondateurs avec vous du Nouvel Art Slovène, Dragan Živadinov, a fait une pièce de théâtre en apesanteur, et une performance, Noordung 1995-2045, jouée tous les dix ans depuis 1995, qui s’achèvera le 2 mai 2045 par son suicide (il se jettera dans l’océan spatial). D’ici là les acteurs morts sont remplacés par des machines. Voulez-vous, vous aussi, que Laibach soit immortel ?
Dans l’éternité, seul le temps est immortel parce qu’il n’existe pas. Živadinov veut aller dans l’espace par tous les moyens, oubliant que nous sommes tous déjà dans l’espace. Peut-être a-t-il vraiment besoin d’immortalité – qui n’a pas cette idée ici et là – mais son désir de flotter sans fin dans l’orbite spatiale est probablement lié à la perception de l’univers qu’il avait enfant, ou celle d’un ciel où une étoile brille pour chaque âme. Et il ne peut pas vraiment « tomber » de là-bas, il ne peut pas être mangé par des vers – tout au plus il peut s’emmêler dans des débris spatiaux, se faire écraser par le monolithe (ou par une voiture Tesla)…
Žižek a écrit que vous nous obligiez « à prendre position et à décider de notre désir. Laibach accomplit ici le renversement qui définit la fin de la cure psychanalytique ». En travaillant avec vous, il y a près de 35 ans, j’ai effectivement eu l’impression d’en avoir fait une. Pensez-vous que Laibach devrait être un traitement remboursé par l’assurance-maladie ?
Sur le compte Twitter officiel de Laibach, nous sommes présentés comme « centre de diagnostic ». Ton idée, cher Bertrand, n’est pas mauvaise du tout, puisque la situation avec les concerts empire, et que notre simulation et notre interprétation de la réalité ne produisent pas assez de plaisir à notre public potentiel pour vivre confortablement. Mais, que diable, restons affamés, restons insensés, et peut-être découvrirons-nous le Saint Graal.
Wir sind das Volk : Ein Musical aus Deutschland, sur des textes du dramaturge Heiner Müller (Mute)
Liberation Day, documentaire de Morten Traavik sur la tournée en Corée du Nord (Apple TV)
Texte et Entretien Bertrand Burgalat