La descente aux enfers d’une femme maladivement amoureuse de son époux. Une œuvre qui vibre et qui vit, avant de tout emporter sur son passage. Du très grand cinéma.
En 2018, le Russe Kirill Serebrennikov réalisait Leto, portrait de la jeunesse russe des années 1980, du Proust électrique, un hymne vibrant à la liberté où l’écran s’animait parfois, parasité par de petits dessins, des graffitis en mouvement, comme lors de la scène du bus avec la chanson Psycho Killer des Talking Heads. Magique ! Après le délirant La Fièvre de Petrov, Serebrennikov, exilé à Berlin, revient avec un film qui te broie le cœur, un film qui grouille et gronde, qui vibre et qui vit, qui emporte tout sur son passage. Une œuvre flamboyante, incandescente, d’une folle ambition. Adapté de l’histoire vraie d’Antonina Miliukova, La Femme de Tchaïkovski raconte le destin tragique d’une jeune fille brillante, folle amoureuse de Piotr Illitch Tchaïkovski. Tout d’abord pas très chaud, le compositeur du Lac des cygnes accepte de l’épouser en 1877 afin de cacher son homosexualité qui menace de ternir sa réputation. Très vite, le musicien s’éloigne, fait tout pour éviter sa femme, la rejette, mais l’amour (fou) qu’elle lui porte tourne à l’obsession. Prête à tout endurer, elle ne cessera, pendant des années, de refuser le divorce, ne vivant que pour le revoir, une dernière fois…
DU CINÉMA 24 FOIS PAR SECONDE
A priori, on voyait mal Serebrennikov s’embarquer dans un film en costume, genre qui fleure bon l’académisme, les barbichettes postiches et le vieux slip. Sauf que Serebrennikov semble fonctionner à l’énergie, aux drogues hallucinogènes, et chaque plan est composé comme un cercle des enfers, avec des figurants qui dégueulent du cadre, des flammes, de la neige, de la pluie, du mouvement, des hurlements, des fantômes. Et du cinéma 24 fois par seconde, qui convoque à la fois Visconti et Fellini ! Pendant plus de deux heures, Serebrennikov brûle tout, ose tout, il réveille même Tchaïkovski, pourtant raide mort dans son cercueil, pour insulter une dernière fois sa femme venue se recueillir sur sa dépouille. Le pied constamment sur l’accélérateur, Serebrennikov multiplie les scènes de rêves, de cauchemars ou les séquences anthologiques comme celle de l’incendie, d’un incroyable striptease collectif de prétendants pour remplacer Tchaïkovski ou de la signature du divorce. Loin d’être purement gratuit, ce grand spectacle, ce tourbillon visuel emporte et noie le spectateur dans l’intime, la psyché blessée de l’héroïne, perdue dans sa passion à sens unique. Un classique instantané.
Si La Femme de Tchaïkovski atteint des sommets d’émotion, c’est aussi grâce au talent insolent et à la beauté préraphaélite d’Alyona Mikhailova, jeune comédienne de 27 ans venue de la télé, à l’intensité nucléaire. De Cannes, le film est reparti bredouille, peut-être à cause de réalisateurs ukrainiens qui refusaient toute présence russe sur la Croisette et qui appelaient au boycott. Il est temps de lui offrir le succès qu’il mérite en salles.
LA FEMME DE TCHAÏKOVSKI
KIRILL SEREBRENNIKOV
SORTIE EN SALLES LE 15 FÉVRIER
Par Marc godin